La Route de Manu Larcenet d'après Cormac McCarthy
La musique fait mal : c'est ainsi que Pascal Quignard commentait, dans La Haine de la musique, l'histoire de ce musicien (Simon Laks) venu jouer au chevet de déportées malades, mais chassée par elles tant sa musique (pourtant émouvante) leur était douloureuse.
Parfois aussi, les images font mal : quoique ne comportant objectivement que fort peu de véritables scènes de violence, certaines oeuvres graphiques traumatisent par l'omniprésence des conséquences de cette violence sur la vie quotidienne de ses protagonistes – c'est le cas (célèbre parmi les geeks de ma génération et au-delà) du Tombeau des lucioles d'Isao Takahata d'après Akiyuki Nosaka, et c'est certainement aussi le cas de cette adaptation de La Route de Cormac McCarthy par Manu Larcenet.
Dans les deux cas, il y a un grand écrivain à l'origine de ces images choquantes : le génial mais méconnu Akiyuki Nosaka (dont les novellas Le Dessin au sable ou La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés mériteraient la même reconnaissance que La Tombe des lucioles, soit dit en passant), ou le génial et bien connu Cormac McCarthy (dont La Route avait déjà été adaptée au cinéma, voir la chronique de Thomas Mourier pour une comparaison instructive des trois versions).
Dans les deux cas, les adaptateurs sont parvenus à trouver des dessins aussi forts que la prose initiale, en jouant sur l'atout majeur de l'image sur l'écriture, sa quasi-instantanéité, là où les mots prennent du temps à s'installer dans nos têtes (que la prose soit sinueuse comme chez Akiyuki Nosaka ou incisive comme chez Cormac McCarthy n'y change rien ; le désespoir s'installe de la même manière, que l'un décrive la démission de tous les adultes, et l'autre, l'obstination d'un seul).
Manu Larcenet a bien conscience de cette prégnance de l'image, et il met en garde son lecteur ou sa lectrice dès la page 25, par le biais d'un dialogue entre le père et le fils anonymes de La Route à propos d'un cadavre entrevu par le second (et avec sans doute en filigrane la question de la culture qui résiste à l'oubli) :
"– Réfléchis à ce que tu mets dans ta tête, parce que ça y restera pour toujours.
– Il y a bien des choses qu'on oublie, non ?
– Ouais... On oublie ce dont on devrait se souvenir et on se souvient de ce qu'il faudrait oublier.
[case muette]
– J'ai rien compris."
Au moment où survient ce dialogue, nous avons déjà entrevu (page 15) les bras émaciés du père ; peu après (page 37), au moment où il se baigne, nous allons voir le torse malnutri du fils (et nous le reverrons, page 132, dans une situation similaire, jusque par sa position sur la planche, en haut à droite) – aucune adaptation de La Route en prise de vue réelles ne pourrait égaler le choc produit par le dessin de ces corps affamés au-delà de toute expression, comme des déportés (voir aussi pages 92 ou 143).
La faim règne en effet en maîtresse cruelle dans le monde post-apocalyptique de La Route, dont nous saurons finalement peu de choses, sinon que des "nuages de cendre" (page 44, mais ils sont graphiquement présents dès les pages d'ouverture, 5-6) recouvrent tout le pays, tuant probablement les cultures et surtout refroidissant le climat, donc poussant "vers le sud" (pages 8, 17 ou 38) le père et son fils – et il s'agit du type de faim qui fait tomber certaines barrières morales (page 96) :
"– On ne mangera jamais personne, hein ?
– Mais non ! Evidemment que non !
– Même si on mourait de faim ?
– On meurt déjà de faim !"
D'autres n'auront évidemment pas ces scrupules, et c'est là le deuxième type de choc visuel que nous inflige La Route (dans la droite lignée du roman, dans lequel Cormac McCarthy s'essayait d'une certaine manière au slaughter novel, comme le Michel Faber d'Under the Skin), un choc que, ce coup-ci, nous partageons avec le fils : des corps, vivants ou morts, amputés pour être consommés ou démembrés pour servir de trophées, et parfois assortis, de façon dérisoire, à des peluches toutes mignonnes (voir notamment pages 69-70, 74-75, 86-87 ou 127).
Dans la version colorisée de la bande dessinée, primitivement pensée dans un noir et blanc aussi magistral que celui déjà utilisé par Manu Larcenet pour Le Rapport de Brodeck, son autre grande adaptation, ces scènes sont soulignées par un monochrome rouge mat (la couleur du sang, mais aussi du danger ; on n'est pas très loin des réminiscences du personnage éponyme dans le Marnie d'Hitchcock).
De façon générale, comme l'ont remarqué avant moi Nicolas Winter ou Thomas@constellations, la mise en couleurs reste très discrète, se contenant de souligner l'ambiance des cases (par exemple le soleil avec du jaune mat, voir notamment pages 15-16, 26 ou 132, pour des scènes relativement heureuses), sans jamais empiéter sur la ligne trouble de Manu Larcenet (c'est le nom que je donne à tout dessin cherchant à "contrer la ligne claire", suivant Nicolas Ancion, qui préfère parler lui de "ligne froissée").
C'est d'ailleurs certainement ce dessin mêlant "traits à l'encre d'une grande précision" et "flou diffus" (suivant Gromovar) qui empêche La Route de basculer dans "le sensationnalisme" ou "la surenchère" (les pièges identifiés par François Rissel), et lui confère au contraire une grande justesse, de celles qui s'impriment dans la mémoire donc.
Environ une centaine de pages après le premier dialogue sur le souvenir et l'oubli, Manu Larcenet en met en place un deuxième, où le constat désenchanté du fils (typique de son évolution ?) fait écho à notre expérience de lecteur ou de lectrice (page 123, avec un retournement, peut-être inconscient, du fameux "regarde de tous tes yeux, regarde" de Jules Verne dans Michel Strogoff) :
"– Ne regarde pas.
– Parce que ce qui entre dans ma tête y reste pour toujours ?
– Oui.
– Ca ne fait rien, papa, ils y sont déjà."
Face à tous ces corps torturés, quelle place peut être laissée, dans la tête du fils (et dans la nôtre), aux images (notamment d'oiseaux) tirées de ses lectures de la page 104 (Enfances de Sempé, Of Mice and Men, aka Des souris et des hommes de Steinbeck, The Drawings aka Dessins de Van Gogh et Tideland de Mitch Cullin, sélection évidemment révélatrice) ?
Un bref flash-back en bas de planche à droite (page 111), et c'est tout.
On l'aura compris, dans le droit fil de Cormac McCarthy, Manu Larcenet privilégie l'ambiance à l'action dans La Route ; de ce point de vue, le traitement de la scène mouvementée des pages 54-55 est significatif : au moment où l'action commence, tout dialogue cesse, en opposition directe avec la façon dont, par exemple, Frank Miller traite une scène similaire dans son Dark Knight Returns.
Tout ceci explique sans doute pourquoi il est difficile de ressortir indemne de La Route, malgré les touches d'espoir qui tentent de rehausser le tableau ça et là ; en définitive, nous ne pouvons qu'en venir à la même conclusion que le vagabond rencontré page 117 :
"Dites-lui bien qu'il n'y a pas de Dieu et que nous sommes ses prophètes."
2024 a vu paraître son lot d'excellentes bandes dessinées science-fictives mettant en scène des relations (pour ne pas dire des confrontations) parents-enfants, je pense notamment à L'Héritage fossile de Philippe Valette, également connu, comme Manu Larcenet, pour des oeuvres plus légères) ou à Mobilis – Ma vie avec le capitaine Nemo de Juni Ba ; La Route de Manu Larcenet occupe certainement la première place dans cette cohorte (significative d'un changement dans l'air du temps ? On peut toujours l'espérer.)
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