L'Automate de Nuremberg de Thomas Day
Contre-exotisme
Pour introduire cette chronique, consacrée à L'Automate de Nuremberg de Thomas Day (novella relue en service de presse), je pensais, au vu des souvenirs (un peu flous) que je conservais du texte, que l'idéal serait le poème de Verlaine consacré à Kaspar Hauser (et superbement mis en musique par Moustaki, soit dit en passant) ; mais à la relecture, ce sont des vers de Baudelaire qui se sont imposés (quoique les Pink Floyd soient sans doute la véritable bande-son de l'oeuvre, voir les personnages de Gilmour & Wright) :
"Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !... A bien d'autres encor !"
Beaucoup plus que le "sexe explicite / glauque", la "violence" ou "la cruauté" (je cite Apophis et Boudicca, qui considèrent les deux premières caractéristiques comme absentes du texte, ce qui se discute), c'est en effet cette attention portée aux humiliés et aux offensés (comme aurait dit Dostoïevski) qui me semble la véritable "marque de fabrique" de Thomas Day – et L'Automate de Nuremberg en est tout autant l'illustration selon moi que Dragon, voir par exemple la très baudelairienne page 72 :
"Le bateau venait de finir sa course contre le ponton et ses balles de caoutchouc, la voilure venait d'en être carguée et ferlée, l'ancre libérée, quand j'ai aperçu au-delà des avancées sur pilotis trois femmes, debout sur des caisses, chacune espacée de l'autre d'un bon mètre ; trois Noires, visiblement effrayées, qu'un mulâtre a déshabillées tour à tour, offrant ainsi au regard de tous, et notamment à celui des acheteurs potentiels, leurs seins lourds et leur triangle de toison, sombre et dru."
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je trouve imprécise l'appellation de "pur-exotisme" proposée par Philippe Curval pour les textes de Thomas Day (voir la citation en quatrième de couverture) ; il faudrait plutôt parler de "contre-exotisme", tant l'auteur, bien loin de pousser à son extrémité l'exotisme et l'idéologie coloniale/impérialiste qui la sous-tend, la sape au contraire de l'intérieur, de façon parfois beaucoup plus subtile que ne le laisse supposer l'appellation de "vengeur masqué" utilisée par Curval.
Ainsi le simple fait que Melchior Hauser (le narrateur des chapitres 1, 3, 5, 7 et 9 du texte) utilise ici (page 72 donc) le terme "Noires" ou celui d'"Africains" un peu avant (page 71) suffit par exemple à l'opposer au gouverneur Marin d'Apchet, qui n'a que le mot "nègres" à la bouche (pages 79, 80 ou 82) – cela n'empêchera pas leurs destins d'être comparables (quoique différents, j'y viens), peut-être parce qu'on passe vite (et parfois sans le vouloir vraiment) du statut d'exploité à celui d'exploiteur...
C'est en effet le paradoxe de Melchior Hauser, automate fruit de la passion momentanée de son père Viktor, "le de Vinci de Nuremberg" (page 20) pour "l'ingénierie" (page 88, après "la médecine" et avant "l'alchimie", j'en reparlerai), que d'être à la fois l'emblème même de la technologie, utilisée pour asservir les peuples, et le symbole de l'esclavage, technique mais pas que.
Rien d'illogique donc à ce que son parcours s'achève en Afrique, le continent colonisé par excellence, et que ses journaux deviennent, comme nous le suggère les en-têtes de chapitre, la propriété de Léopold Sédar Senghor (notez que, pour d'évidentes raisons chronologiques, le poète n'apparaîtra pas dans l'histoire, mais que nous aurons droit à un personnage qui me semble un avatar de Toussaint Louverture, Toussaint Diallo) – le rapprochement (classique) entre robot et esclave était du reste fait dès la page 14 :
"Les automates seront les esclaves du siècle prochain, et leur esclavage, aussi, finira par être aboli."
Sans doute n'est-ce pas un hasard non plus si Melchior Hauser rêve de se livrer à la même cérémonie initiatique (poignarder un baobab) que "chaque jeune Saint-Louisien récemment circoncis" (page 76), voir ce passage (page 77-78) qui est également significatif de la façon dont Thomas Day fond son personnage dans le décor africain plutôt que de l'y opposer (contre-exotisme, vous dis-je) :
"Ce soir, au coeur d'une moiteur que je ne perçois pas, environné des bruits d'une nuit africaine que je n'entends pas, je pense à l'arbre Guy Seddëlle, je l'imagine majestueux, doté d'un tronc immenses comme une fortification Vauban, griffé de milliers de coups de couteaux, cicatrices, anciennes et récentes, qui l'ont rendu peut-être plus humain que moi."
De ce point de vue, je trouve tout aussi symptomatique la différence de réactions entre Blancs et Noirs à la vue de Melchior Hauser (également nain, puisque sa taille initiale est de "quatre-vingt-dix sept centimètres" et sa taille finale, de "cent dix-sept centimètres", voir pages 26 et 56) :
"– Vous délirez ! Vous n'êtes qu'un automate endimanché qui répète bêtement ce qu'on lui a appris ! Si vous croyez que cette mise en scène nous impressionne !" s'est emporté le plus âgé des deux ingénieurs." (page 61, côté blanc) ;
– "J'ai observé attentivement ce Disaré Malivoire pour déchiffrer sur ses traits ce qu'il ressentait en ma présence, mais je dois confesser ici mon échec ou, plutôt, sa grande capacité à laisser dans l'invisible ses émotions." (pages 73-74, côté noir).
Post-humanisme
Suivant moi, c'est encore un rapprochement de ce genre qui livre la clé du récit (car L'Automate de Nuremberg en suggère plus qu'il ne dit, contrairement à ce que pense Gillossen), en opposant Melchior Hauser (le narrateur des chapitres 1, 3, 5, 7 et 9 du texte, je l'ai déjà dit) :
– non pas tant à son aîné, Kaspar, fruit d'une expérience à la Frankenstein qui a le mérite d'expliquer la plus célèbre énigme historique attachée à Nuremberg (Anudar, Apophis, Feyd Rautha ou Lorhkan l'ont remarqué avant moi, ils ont juste oublié de signaler que le garde du corps de Melchior, Igor, a le physique de Boris Karloff maquillé, voir page 16) ;
– mais bel et bien à son benjamin, Balthazar (le narrateur des chapitres 2, 4, 6 et 8 du texte), qui est un "pur esprit" (page 99) enfermé dans une "grande bouteille" (page 33) pour lui éviter de passer de corps en corps (Anudar a fort bien remarqué la référence au génial Fullmetal Alchemist d'Hiromu Arakawa, il y a sans doute aussi un soupçon du Joe Face-de-chien que Tim Powers met en scène dans Les Voies d'Anubis, référence d'ailleurs invoquée par Apophis, voire une allusion au Puppet Master du premier Ghost in the Shell de Mamoru Oshii).
("Balthazar, Melchior, Kaspar... Il reconnaît là le sens de l'humour particulier de son père Viktor, "victoire sur l'oeuvre de Dieu", comme la presse européenne l'a parfois surnommé." page 95)
Contrairement à Melchior Hauser, qui possède un corps bien à lui et peut donc être affecté par des souvenirs purement corporels ("mes boiseries pleines de trous minuscules et, à l'intérieur, le mouvement des larves claires", page 31), Balthazar n'est qu'un esprit que son absence de corps natif pousse à voir la chair comme l'oeuvre même du Malin, d'où un eugénisme qui résonne sinistrement avec sa naissance (magique) à Nuremberg (page 66) :
"Six années durant, j'ai nettoyé l'oeuvre de Dieu, éliminant ceux qui, trop difformes ou trop malades, n'apportent rien au monde et participent de surcroît à son épuisement."
Symptomatiquement, alors même qu'il voit son frère Kaspar comme une créature "folle et idiote, l'esprit bloqué sur une boucle de pensée" (page 92), Balthazar se répète pour lui-même (page 87 ou 92) la déclaration qu'il fera plus tard à son frère Melchior (page 99) dans le chapitre final (le 11, écrit à la troisième personne) – manière subtile pour Thomas Day de nous indiquer que c'est en fait lui qui tourne en rond dans la bouteille de son obsession ; la suite du texte le confirmera (page 100) :
"Une idée incongrue traverse l'esprit de Melchior : Balthazar est une machine car il ne doute pas ; j'ai cessé d'être une machine le jour où j'ai commencé à douter."
Surinterprété-je en faisant de Balthazar l'incarnation tout à la fois du fanatisme religieux, de l'eugénisme nazi et du transhumanisme, face à la corporéité imparfaite mais suffisante de Melchior ("un miracle d'immense faiblesse", page 20), corporéité qui est précisément celle promue par le posthumanisme critique de Donna Haraway ou de Stacy Alaimo contre le transhumanisme eugénique (d'après cet article éclairant de Katia Schwerzmann) ?
Peut-être, tout comme Anudar a peut-être tort de voir (astucieusement) dans chacun des trois frères "l'une des spécificités de l'humanité – le corps, l'esprit et l'âme" – mais à ce stade, il devrait être clair que L'Automate de Nuremberg est précisément conçu pour susciter ce type de rapprochements audacieux, donc de réflexions... (Ce n'est pas pour rien que Boudicca parle à son propos de "conte philosophique".)
En prime, je pourrais citer pour me défendre cet article de Ji-Yeong Yun, qui invoque également le posthumanisme critique à propos de Sept secondes pour devenir un aigle, et conclut que Thomas Day s'inscrit, exactement comme le Léo Henry de Tresses soit dit en passant, dans la lignée de penseurs comme Philippe Descola (je traduis) :
"Les histoire de Day révèlent une trans-corporéité et déconstruisent les séparations ontologiques entre nature et culture, humain et non-humain, démontrant ce faisant l'échec des hommes à contrôler la nature."
Evidemment, on ne parvient à ce genre de conclusions (surprenantes ?) qu'en s'extrayant par moments de sa lecture (prenante) pour rapprocher telle et telle partie de l'oeuvre : comme le Héctor de Léo Henry, L'Automate de Nuremberg repose tout entier me semble-t-il sur cette esthétique du montage théorisée par Bertold Brecht et illustrée par exemple par le cinéma de Godard.
Un dernier exemple pour la route ? S'il est logique de rassembler en une seule figure différents avatars du savant fou (Frankenstein, j'en ai déjà parlé, mais aussi Faust, cité nommément page 21, 22 ou 34, ou Geppetto, y compris dans la version AI de Spielberg, voir les chroniques d'Apophis, de Feyd Rautha ou de Gromovar), lui adjoindre les figures de Von Kempelen et Maelzel est un poil plus inattendu, quoique très efficace (sans doute plus que l'injection du motif des automates dans un récit bien connu, à laquelle Audrey Alwett se livre, non sans talent, dans son scénario de Princesse Sara).
Ce sens tout cinématographique du montage, aussi bien donc sur le plan narratif (l'alternance des points de vue de Melchior et Balthazar sur 10 chapitres avant leur rencontre finale dans le chapitre 11) que sur le plan conceptuel (les rapprochements robots-esclaves ou Faust-Maelzel), c'est sûrement, avec ses descriptions très fines (contre-exotiques donc) du Sénégal, ce qui fait la force de L'Automate de Nuremberg – que le Bélial' a clairement eu raison donc d'ajouter à son arsenal d'UHL.
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