Chime de Kiyoshi Kurosawa
Si la nouvelle et la novella sont les formats rois pour la littérature fantastique (la preuve avec le récent A lire à ton réveil de Robert Jackson Bennett), qu'en est-il du moyen métrage pour le cinéma fantastique ? Réponse avec le génial Chime de Kiyoshi Kurosawa (actuellement sur nos écrans, sans doute plus pour très longtemps).
Suivant Joël Malrieux (que je cite souvent sur ce blog), le genre fantastique repose sur la confrontation entre un personnage, ici un cuisinier donnant des cours en attendant d'être embauché dans un bistrot (Matsuoka), et un phénomène, ici un son dont l'audition suscite d'étranges réactions (le Chime éponyme).
Il faudra qu'un de ses élèves, Tashiro, lui demande s'il entend le Chime pour que Matsuoka – peut-être – l'entende lui aussi à la fin du cours, et commence – peut-être – à se comporter de façon aussi étrange que son élève – je dis "peut-être" parce que Matsuoka est peut-être juste en train de succomber à une certaine pression sociale (comme souvent dans le récit fantastique, le phénomène ne fait que mener le personnage là où il a au fond envie d'aller).
Contamination et conformisme, ce sont les deux thèmes clés du cinéma de Kiyoshi Kurosawa (Benjamin préfère parler de "contagion par le mal" et de "déshumanisation", mais c'est la même idée ; Stéphanie Chaptal utilise, elle, l'expression, tout aussi parlante, de "films de zombies sans zombies", qui figurera je crois dans L'Horreur venue du Japon).
Souvenez-vous en effet du "virus" déshumanisant de Kaïro, de la transe hypnotique de Cure, de la possession par des extraterrestre dans Invasion et Avant que nous disparaissions, mais aussi, dans Shokuzai, de l'influence d'un événement tragique (et de la personne venue le leur rappeler) tant sur Celles qui voulaient se souvenir que sur Celles qui voulaient oublier.
Filmer quelque chose d'a priori aussi invisible qu'une contamination (psychique, mais si elle était physique, un simple virus comme le Covid-19, la problématique serait évidemment la même), cela nécessite des moyens cinématographiques appropriés – par exemple, il vaut mieux, à l'évidence, que contaminant et contaminé figurent dans le même plan, pour essayer de capter le moment, toujours fuyant, de la contamination.
Rien d'étonnant donc à ce que Kiyoshi Kurosawa recoure (comme souvent chez lui, mais c'est particulièrement remarquable ici) à ce qu'on a pu appeler le montage dans le plan, autrement dit cette mise en scène en profondeur rendue célèbre par Orson Welles (Citizen Kane) mais tout autant prisée par Nicholas Ray ("au théâtre, le mouvement est surtout latéral, tandis qu'au cinéma il s'effectue sur la profondeur de l'espace", Action page 196).
La scène la plus emblématique de cette contagion de proche en proche dans la profondeur de champ est sans doute cette fin d'entretien d'embauche dans un bistrot, où un incident typique des effets pervers du Chime éclate derrière Matsuoka – comme s'il était devenu une manière de Marie Typhoïde, ou que ses émotions refoulées éclataient à côté de lui.
Bien avant cela, Kiyoshi Kurosawa avait abondamment tiré parti de la structure quasi-labyrinthique de la salle de cours où officie Matsuoka, et des divisions naturelles qu'y induisent les plans de travail, pour mettre en scène des événements étranges ; je citerai juste une scène typique de sa façon de filmer les fantômes, celle où une étudiante de Matsuoka en arrière-plan pointe le doigt vers un endroit d'abord hors-champ, mais qu'un panoramique passe ensuite au premier plan, dévoilant une chaise vide.
Inversement, quand il s'agit de montrer que quelque chose ne passe pas entre deux personnages, que leur dialogue convenu cache un autre enjeu (absolument rien d'essentiel dans Chime ne passe par les dialogues, j'y reviendrai), Kiyoshi Kurosawa recourt souvent à une figure explicitement bannie par le cinéma hollywoodien, le champ-contrechamp à un peu plus de 180°, autrement dit une succession de plans dans lesquels les personnages semblent échanger leur place à l'écran.
Ce type de "faux raccord" délibéré (que probablement seuls les maniaques comme moi remarqueront, les bouffeurs de pop-corn passeront à côté) arrive par exemple durant les entretiens d'embauche évoqués plus haut (et leur langue de bois), mais aussi quand Matsuoka, s'entretenant avec le détective Otsuki, lui explique que la cuisine libère soi-disant ses étudiants de leurs émotions négatives...
La combinaison de ces deux techniques (la mise en scène dans la profondeur de champ, et l'usage de champs-contrechamps délibérément "faux") rapproche étonnamment Kiyoshi Kurosawa du cinéma soviétique (non contemporain) tel quel le décrivait Bernard Eisenschitz d'après Jean-Luc Godard (Les Enfants jouent à la Russie, page 54 ; la référence de l'article initial d'Eisenschitz, paru de mémoire dans Trafic, m'échappe ; notez que Shangols attribue lui la théorie à André Labarthe) : "pas de champs contre champs", mais une série de plans plus ou moins rapprochés du même objet (ici remplacée par une déambulation au sein d'un même plan).
Ceci dit, l'influence majeure de Kiyoshi Kurosawa pour Chime me semble être un cinéaste anglophone, adepte il est vrai de l'effet Koulechov, j'ai nommé Alfred Hitchcock :
– la façon d'utiliser un long moment un son fort, avant de l'arrêter brusquement (la scène où Matsuoka se regarde dans le miroir du hall, ou la scène finale), vient tout droit de la scène où Marnie est à cheval ;
– la scène de meurtre "difficile", où la victime met du temps à mourir, s'inspire de la scène similaire de Torn Curtain, où Hitchcock avait voulu "montrer combien il est difficile, pénible et long de tuer un homme" (Hitchcock/Truffaut, page 265) ;
– la scène où Matsuoka s'approche de son fil assis de dos dans un fauteuil roulant est évidemment un clin d'oeil à la scène de Psycho où la soeur de la victime s'approche de la mère du meurtrier, avec dans les deux cas une découverte troublante.
Vous l'aurez compris, je pense comme Benjamin que Chime est "une vraie leçon de mise en scène", où absolument tout ce que Kiyoshi Kurosawa veut vraiment nous communiquer passe par l'image et le son, jamais par les dialogues : je citerai encore cette scène où, en plein milieu d'un dîner, la femme de Matsuoka sort jeter des poches de canettes vides dans la cour (un acte qu'elle va répéter au cours du film) – à l'évidence, sa vie de couple n'est pas une réussite...
Evidemment, une telle proposition de cinéma "pur" – aussi insidieux que le phénomène qu'il décrit – ne s'accompagne d'aucune explicitation du Chime éponyme (ce qui ne manquera pas de frustrer les spectateurs et spectatrices s'attendant à du cinéma d'horreur classique avec jump scares et tout le toutim) ; tout au plus pourra-t-on élaborer une interprétation à partir de répliques comme celle de Tashiro, qui donne son titre à ma chronique) :
"Il y a une machine dans ma tête."
Cette machine, je pense comme Benjamin (là encore) qu'il s'agit de la "société moderne", en tant qu'elle fait peser sur nous des "contraintes collectives", engendrant ainsi "une aliénation moderne du quotidien" – l'aliénation est un des maîtres mots du fantastique suivant (là encore) Joël Malrieux (voir aussi le cinéma de David Cronenberg, qui me semble avoir décliné ce concept d'un bout à l'autre de sa filmographie).
Au final, les 45 minutes de Chime (qui résonnent parfois très fortement avec l'actualité) valent certainement plus que 90 minutes de n'importe quel cinéaste hollywoodien – et le moyen métrage est définitivement un format idéal pour le genre fantastique, quand il est manié par un maître tel que Kiyoshi Kurosawa.
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