dimanche 8 juin 2025

Noirceur parfaite

A lire à ton réveil de Robert Jackson Bennett


On ne louera jamais assez Le Bélial' pour avoir imposé, dans le paysage éditorial de l'imaginaire, le format de la novella, et ce pour une raison simple : c'est la longueur idéale autant pour la science-fiction que pour le fantastique, qui supporte en général mal la longueur (de Poe à Fazi, l'histoire du genre abonde d'ailleurs en nouvellistes).


Une novella comme A lire à ton réveil (lue en service de presse) en apporte une fois de plus la preuve éclatante, ou plutôt "obscurante", puisque elle constitue un véritable modèle de narration fantastique, digne de figurer dans tous les bons manuels – le genre de texte qui ménage, au sein de la (désormais mythique) collection Une-Heure Lumière, "un espace d'une noirceur parfaite" (page 63 ; notez au passage que CélineDanaé est d'accord avec moi, mais pour des raisons légèrement différentes).


Depuis que Pline le jeune l'a utilisée pour conter une des premières histoires de fantômes de l'humanité, la forme épistolaire (au sens large, incluant tout document croisé avec un autre) est un des vecteurs privilégiés du fantastique, autant chez Bram Stoker (Dracula) que chez Lovecraft (L'Affaire Charles Dexter Ward) ou Stephen King (Carrie).


On ne s'étonnera donc pas de la voir employée (de façon virtuose, je suis donc en désaccord sur ce point avec Laird Fumble) par Robert Jackson Bennett, qui s'offre même le luxe, à travers son narrateur, James, de nous expliquer l'intérêt de son usage, à savoir ménager, dans la narration, un décalage propice à faire naître, dans notre esprit, des questions dérangeantes (page 45, lettre du 09/03/1950, second tiers de la novella) :

"Comment ça, qui est le marquis ? Je t'ai longuement parlé de lui dans mon avant-dernière lettre.

A moins, bien sûr, qu'elle ne soit arrivée trop tard pour toi. Oui, sans doute. Quelle manière frustrante de converser. Nous sommes deux cibles en déplacement – deux dates passées échangeant l'une avec l'autre, inconscientes de leur disparition progressive, ne rattrapant jamais leur retard, jamais réellement au présent. Y penser génère une anxiété, franchement."


La lettre juste avant celle-ci (du 28/02/1950) nous a donc parlé, en une ellipse délibérée, d'un personnage comme s'il était déjà bien connu de nous, avec pour premier effet de rapprocher cette présence (excentrique) de l'événement (en apparence anodin) racontée à la fin de la lettre précédente (du 09/02/1950), donc de nous suggérer une causalité magique (et inquiétante), que James, lui, ne perçoit pas – pas encore (page 56, lettre du 30/03/1950) :

"Eh bien, quel rabat-joie ! Il n'y a rien là d'"inquiétant". Ce que j'ai découvert sous l'abbaye est en réalité tout à fait normal, voire vaguement ennuyeux. J'ai vu des gravures plus étranges et plus dérangeantes."


Comme Laurence, l'amant et correspondant de James, nous nous retrouvons donc en position de faire des corrélations qui lui échappent (parce qu'il est dans le déni) – donc de nous inquiéter pour lui, précisément parce que nous avons toujours un temps d'avance sur lui (exactement comme dans Une cosmologie de monstres, autre récit fantastique réussi).


Un deuxième effet majeur induit par la lettre du 09/03/1950 citée plus haut, c'est de résonner avec ce passage ultérieur de la même lettre (page 55), qui décrit une autre relation temporelle à distance, entre un artiste anonyme et cet archéologue amateur qu'est James :

"J'ai pratiqué des relevés des gravures par frottement, Laurence. La nuit venue, je les examine à la clarté des bougies. Je me demande... Le type qui les a exécutées, jour après jour... C'était évidemment pour qu'on se souvienne de lui. S'est-il jamais douté qu'il me parlait, à moi ? L'une des frustrations du passé – une conversation à sens unique, éternellement."


Dit autrement, la forme épistolaire – et le décalage temporel qu'elle induit – reflète à merveille le fond de la novella de Robert Jackson Bennett, laquelle repose précisément (comme chez Robert Aickman ou Henry de Régnier, voire Théophile Gautier) sur l'effritement progressif de la frontière entre passé (païen) et présent (post-seconde guerre mondiale, le "black-out" londonien étant évoqué avec nostalgie pages 37-38).


Comme toujours dans un récit fantastique (suivant Joël Malrieu, dont je m'inspire une fois de plus ici), cette abolition déstabilisante d'une dichotomie fondatrice de nos cadres de pensées est induite, en dernier ressort, par les progrès (toujours plus rapides) de la science, ici la relativité générale, auquel le marquis me semble clairement faire allusion page 51 (voir aussi ce que je disais d'Une cosmologie de monstres) :

"Et si je vous disais que le temps fonctionne comme la lumière, d'une certaine manière, qu'il s'incurve autour de points plus denses, dotés de gravité ?"


De façon là encore typique d'un récit fantastique (toujours suivant Joël Malrieux), ce phénomène de porosité entre présent et passé, plus précisément d'émergence du passé dans le présent, n'est au fond que le reflet (Gillossen dirait la chambre d'échos) des préoccupations profondes du personnage, qui rêve clairement d'un temps soustrait aux contingences matérielles de la société capitaliste, auxquelles il est visiblement inadapté (page 12, lettre du 23/11/1949) :

"Je suis un jeune érudit délicat, un historien, pas un joueur aguerri à la moralité douteuse."


De ce point de vue-là, il est significatif que les effets de vases communicants entre "comptes" (bancaires) évoquées dans la lettre du 04/11/1949 (page 10) se retrouvent mentionnées par James dans la lettre du 04/04/1950 (page 71) pour expliciter les propos du marquis sur le temps (oui, la novella est extrêmement bien construite, tout ou presque trouvant son sens plus loin, raison sans doute pour laquelle le sagace Maki ne trouve pas la fin surprenante).


La question est bien sûr de savoir quel sera le prix à payer pour pouvoir profiter d'un tel espace hors du temps (l'abbaye imaginaire d'Anperde, comprenez Année Perdue, près de Metz) ; ici Robert Jackson Bennett rejoint des récits de "maison hantée" tels que Notre vénérée chérie de Robert Marasco (et Dan Curtis au cinéma), mais il infléchit (de fort belle manière) l'horreur vers la mélancolie de qui apprend que retenir le temps est une entreprise vaine (page 88, lettre du 24/04/1950, dernier tiers de la novella) :

"J'écris j'écris, j'écris pour faire obstacle au temps, en homme cherchant à endiguer l'inondation."


Répétons-le encore une fois pour finir, avec cette "conviction illogique qui s'impose dans un rêve" (page 65, lettre du 01/04/1950) : cette novella, un modèle du genre, tant par son style que par sa construction, devrait figurer dans la bibliothèque de tout.e passionné.e de fantastique qui se respecte.




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