lundi 24 novembre 2025

Un périple bien merdique

Cuirassés d'Adrian Tchaikovsky


Divins conglomérats...


Le motif de la petite unité amenée (ici par choix plus que par force) à opérer derrière les lignes ennemies (avec descente aux enfers à la clé) est un grand classique du récit de guerre : je citerai à titre d'exemple la partie de La Peau des hommes / La Croix de fer (roman de Willi Heinrich porté au cinéma par Sam Peckinpah) où l'escouade de Steiner se perd sur le front russe (et tombe notamment sur des soldates, raison pour laquelle sans doute la comparaison m'est venue à l'esprit).


L'originalité (toute relative pour qui connaît le comics Lazarus de Greg Rucka & Michael Lark, qui lui est antérieur de quelques années) d'Adrian Tchaikovsky en s'emparant de ce motif avec Cuirassés, c'est (comme l'a remarqué Laird Fumble avant moi) de lui imprimer un traitement cyberpunk, en mobilisant notamment (outre la technologie) deux des tropes les plus saillants du genre, les méchants consortiums (le Nocher des livres l'a vu avant moi) et les femmes fatales ambiguës (d'où la subdivision en deux parties de cette chronique et, accessoirement, la raison pour laquelle j'éviterai, à l'inverse de la Yozone, de parler de "testostérone").


Mieux, Adrian Tchaivoksvy va délibérément repolitiser ces tropes, qui en dépit des apparences ne servaient pas dans le cyberpunk un discours si progressiste que ça, du moins si l'on suit l'analyse (solide) de Nicola Nixon (je l'ai évoquée récemment à propos du dossier de Bifrost sur le multiversalisme).


Evidemment, l'extrême vivacité avec laquelle est racontée ce "périple bien merdique" (page 58) peut facilement vous faire oublier son aspect satirique (relevé fort justement par Albedo), d'autant qu'Adrian Tchaikovsky construit par petites touches l'arrière-plan de son univers (arrière-plan qui va bien sûr se retrouver au premier plan à la fin) – mais quand on rassemble le tout, quel tableau obtient-on ?


Comme l'indique notamment l'instauration du suffrage censitaire (le "scrutin sur critère de ressource" de la page 20, le monde d'Adrian Tchaikovsky est une ploutocratie qui n'avance même plus masquée (contrairement à la nôtre, encore que), "les grosses boîtes" ayant profité de "la crise économique qui a suivi la transformation de nos villes côtières en piscines" pour mettre au pas les "gouvernements" (page 25), tout en s'offrant un nouveau divertissement (page 12) :

"Il y a un côté grisant à tirer sur des types et à leur arracher la tête, à plonger dans la mêlée et montrer sa supériorité aux pauvres de manière évidente – physique. Beaucoup plus, selon lui, qu'à piquer dans une caisse de retraite, expulser des locataires ou balancer une prostituée par une fenêtre et s'en sortir parce qu'on est le neveu d'un commissaire et le petit-fils d'un juge."


On est en plein dans ce que Cédric Durand appelle le techno-féodalisme (peut-être de façon imprécise, étant donné que le but des guildes médiévales était d'empêcher toute concurrence, dont tout capitalisme, de naître, voir ma critique de Sintonia), dans une version qui n'est pas loin de l'économie de guerre totalitaire décrite par Orwell dans 1984, le nationalisme en moins (page 88) :

"Si vous croyez qu'il s'agit d'un affrontement entre les Etats-Unis et les gouvernements du Nord, vous vous foutez le doigt dans l'oeil. Ce ne sont que des boîtes qui se foutent sur la gueule en se servant de pauvres bougres tels que nous comme chair à canons."


C'est dans ce distinguo que gît la différence cruciale avec le cyberpunk d'un Gibson, où selon Nicola Nixon l'opposition des héros aux consortiums (les fameux zaïbatsus) masquait en fait une opposition entre l'esprit entrepreneurial américain et l'opportunisme nippon ; chez Adrian Tchaïkovsky au contraire, c'est clairement dans les Héritiers suréquipés des consortiums que s'incarne l'esprit du capitalisme tel que le décrivait Max Weber, à savoir fortement teinté d'éthique protestante (page 15) :

"Rien qu'à se retrouver près d'eux, on se sentait comme valorisés ; tout le monde s'était tu sur leur passage. Certains, comme Franken avaient joué des coudes pour les toucher, poser une main sur ce métal onéreux, parce que pour ceux qui croyaient aux délires de l'Eglise du Christ Libertarien, ces gars-là étaient des Méritants."


A l'inverse de ces "dieux" du combat (page 37), la "bande de débiles" (page 42) emmenée par le narrateur, le sergent Ted Regan, sur les traces d'un Héritier disparu, Jerome, n'a absolument rien à voir avec ces cowboys du cyberspace décrits par Gibson, en ce sens qu'ils se feront mener en bateau d'un bout à l'autre de l'histoire, comme des pièces sur un échiquier (page 69) :

"Les Héritiers combattent les Héritiers, comme les joueurs d'échecs affrontent d'autres joueurs d'échecs. Nous, les pions, ne sommes là que pour nous faire prendre."


Si au final ils s'en sortiront (presque) tous, ça sera donc "sans faire exprès" (page 150), mais aussi, peut-être, parce que le hasard leur a donné les bonnes alliées (les fameuses femmes fatales, dont je vais maintenant parler), et les a laissé exploiter cette animalité qu'Adrian Tchaikovsky oppose me semble-t-il à la divinité des Héritiers (je vais également en parler, les deux étant selon moi liés).


... et sauvages femmes fatales


Le point peut-être le plus frappant dans le parcours que va accomplir à travers la Suède le trio initial (Ted Regan, Franken et Sturgeon, ce dernier étant ainsi nommé sans doute tout autant en hommage à l'écrivain, comme l'indiquent Laird Fumble et le Nocher des livres, mais aussi pour introduire la thématique de l'animalité), c'est que chaque étape sera marquée par la rencontre – et la collaboration – avec une femme – fatale, au sens où elle infléchira la destinée des personnages.


A Gothamberg (chapitre 2), leur équipe incorpore le caporal Lawes (que le narrateur comparera tout autant à "un rongeur", page 27, ou à un "rat", page 39, qu'à "un chien", page 64) et surtout Helena Cormoran (notez le nom d'oiseau, comme Sturgeon a un nom de poisson), que le narrateur compare d'entrée à une "panthère" et assimile à l'une de ces mercenaires qui peuplent les romans cyberpunks de Gibson (page 27) :

"Cormoran était noire, mais ce qui la différenciait avant tout de nous, c'est qu'elle bossait pour le privé. Elle était mieux payée, possédait du meilleur matos, et elle devait surtout avoir une mission personnelle à accomplir, sans quoi elle ne serait pas là. J'ai tout de suite compris que partir avec Cormoran revenait à voyager avec une bombe à retardement."


Suivant l'analyse de Nicola Nixon, les femmes fatales du cyberpunk (que seul l'argent intéresse, voir Molly Millions) sont une version dépolitisée des femmes fortes de la SF féministe des années précédentes (qui se battaient elles pour une cause, voir la Jael de Russ) ; rien de surprenant donc à ce que le narrateur range spontanément Cormoran (qui ressemble fortement à l'Amanda Bates mise en scène par Peter Watts dans Vision aveugle) dans la première catégorie, alors qu'elle relève en fait de la seconde – voir la révélation de la page 113 :

"Je suis là pour crever comme une chienne, tout comme vous."


De façon similaire, quand l'équipe rencontre (dans le chapitre 3) Ada Ruriskdottir, une "Héritière de Skaalmed" (page 46), ce qui nous frappe, c'est son conflit d'appartenance entre son pays (symbolisé par un trait d'animalité, "les cornes sur son casque", page 46) et sa corporation, conflit qu'elle exprime d'ailleurs clairement page 49 :

"Si ça ne dépendait que de moi, Ada Ruriskdottir de Sandviken, je prendrais une arme et j'irais me battre pour mon pays."


De là à conclure que chez Adrian Tchaikovsky la structure animale de la "meute" (page 147, voire le devenir-meute, pour parler comme Deleuze & Guattari) est la seule capable de faire face à la structure (quasi-)divine du consortium, il n'y a qu'un pas – et il est me semble-t-il franchi dans la prochaine rencontre avec une femme fatale, une Finlandaise ce coup-ci (dans le chapitre 5, sur les rives du Vättern, page 73) :

"Son uniforme, couvert de poches et de boutons, n'arborait ni grade ni insigne. Il s'achevait au niveau de ses coudes et de ses genoux, ce que je n'ai pas remarqué tout de suite à cause des poils brillants sur ses membres. Elle avait des yeux de chat qui étincelaient sous la lueur électrique."


C'est le moment, préparé par le nom de Franken (claire allusion au Frankenstein de Shelley, du reste nommément mentionné page 83, avec le Moreau de Wells) mais aussi par toutes les allusions à l'animalité, où "le récit bascule" (comme le dit Albedo) – ou plutôt où il va, comme Alain Damasio, luvan, Ray Nayler ou Audrey Pleynet, chercher une alternative au techno-féodalisme dans ce zoo-futurisme dont je vous parlais à propos du dossier de Bifrost sur le multiversalisme (encore lui).


La repolitisation du cyberpunk par Adrian Tchaikovsky atteint ici une manière de sommet (puisque stricto sensu on sort du cyberpunk pour entrer dans le biopunk), que la rencontre (dans le chapitre 8, sur le chemin de Stockholm) avec la dernière femme fatale de l'histoire, Freya, n'effacera pas – son rôle est beaucoup plus anecdotique dans l'histoire, même s'il confirme le lien établi entre femme fatale et politique par Tchaikovsky.


Vous l'aurez compris je pense, Laird Fumble a parfaitement raison de trouver ce texte "extrêmement inspiré à tous les niveaux", et le Nocher des livres, d'y repérer "un écho avec les préoccupations de nombre de nos concitoyens actuellement" : si vous préférez, lisez Cuirassés pour connaître le monde que les ultra-riches nous préparent – et aussi parce que c'est divertissant, bien sûr.





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