Sintonia d'Audrey Pleynet
Polyphonie
S'il fallait classer les autrices (et les auteurs) de SF en fonction des spécificités de leurs visions futures (ce qui est peut-être une mauvaise idée), Audrey Pleynet serait sans nul doute une ornithomancienne, en ce qu'elle lit l'avenir dans le solo d'un Rossignol, ou bien dans la polyphonie de "quatre cigognes blanches" (page 35 de Sintonia, roman lu en service de presse).
Je n'invente pas (pour une fois) l'analogie entre ces oiseaux (les seuls animaux mentionnés dans le récit, sauf erreur de ma part, ce qui suggère fortement la présence de la sixième extinction de masse en amont de Sintonia) et les quatre soeurs (Talia, Azzura dit Zur, Agnese et Reyna) au coeur du roman : elle découle du nom donné par Zur à son entreprise page 144 – mais n'anticipons pas, et évoquons l'aspect polyphonique de Sintonia (et l'harmonie, ou la syntonie, qui en découle).
Après un prologue in medias res adoptant les points de vue de chaque échelon de la guilde vénitienne de mercenaires Sintonia (incluant celui de Talia), et avant les chapitres finaux et l'épilogue, le roman d'Audrey Pleynet alterne en effet strictement entre les points de vue (à la troisième personne, sauf pour Agnese, je reviendrai plus loin sur cette particularité) de Talia, Azzura, Agnese et Reyna.
Ces quatre "femmes matures" (comme le dit fort bien Stéphanie Chaptal) et fort différentes (contrairement à ce que sous-entend Boudicca) sont les seules survivantes du massacre initial, même si chacune ignore au départ la survie des trois autres – je cite une phrase répétée telle quelle dans trois des lignes narratives (pages 25, 35 et 41), mais aussi, transposée à la première personne, dans la quatrième (page 62) :
"Toute sa famille était morte.
Il n'y avait pas de plus grande certitude en ce monde."
L'originalité d'Audrey Pleynet dans Sintonia (dûment remarquée par son béta-lecteur, Feyd Rautha), c'est de ne pas raconter une quadruple histoire de vengeance, mais au contraire de placer ses quatre personnages dans cette "horrible liberté" (page 62) que procure la fin du devoir de tuer, et qui survient d'ordinaire (quand elle survient) après la vengeance, et non avant (voir le troisième et dernier tome du manga Lady Snowblood de Kazuo Koike & Kazuo Kamimura pour un exemple concret).
Dit autrement, et même si d'une certaine manière la vengeance sera bien au rendez-vous, l'enjeu pour chacune des quatre soeurs (Talia, Azzura dit Zur, Agnese et Reyna) est avant tout "de se repositionner au sein du monde" (page 81), ce qu'elles vont toutes faire de façon différente – et (autre originalité salutaire) sans la moindre trace de romance à l'horizon (même si au moins deux d'entre elles ont à l'occasion des amants, pour ne pas dire des kleenex).
Se replacer dans le vaste monde suppose avant tout de le découvrir, et c'est ici que l'intérêt des quatre soeurs rejoint le nôtre ; exactement comme dans Quitter les monts d'Automne d'Emilie Querbalec (ou dans Les Sentiers de Recouvrance, de façon légèrement différente, voire dans le Fatherland de Robert Harris), notre compréhension du monde mis en place par l'autrice s'accroît en même temps que s'élargit l'horizon de ses protagonistes.
De fait, le parcours de chacune des quatre soeurs (Talia, Azzura dit Zur, Agnese et Reyna) va l'amener à appréhender un aspect différent (socio-historique, politico-économique, technico-scientifique, religieux) du monde nanopunk de Sintonia (lequel est peut-être, sinon le vrai sujet du livre, en tout cas son cinquième protagoniste), et la polyphonie va se doubler d'une polychromie – je reviendrai sur ce dernier point en seconde partie de chronique, je vais pour l'instant m'attacher à différencier un peu les soeurs.
Des quatre survivantes, Talia est la seule qui parvienne à quitter Venise (avec ses deux filles) ; du coup, même si Reyna s'approchera de Paris (dans le chapitre 24) et fera un tour à Prague (au chapitre 40), Talia a le monopole des longs séjours d'observation (quasi sociologiques), d'abord à Amsterdam (chapitres 9, 13, 17 et 21), puis à Londres (chapitre 25), et enfin à Paris (chapitres 29, 33 et début du 37).
Pour illustrer ce lien de Talia à la sociologie (historique), je cite ici un passage (page 245) emblématique de sa stupéfaction à découvrir des conditions de vie différentes de Venise, ville-tige (autrement dit sur plate-forme, je reparlerai plus loin de ce concept) :
"Talia n'avait jamais visité de ville-bulbe. Elle pensait naïvement que la différence se résumait à l'horizon, qui continuait sans tomber dans le vide. Les ponts qui jamais n'enjambaient de canaux d'air. L'absence de vaporettos, de tramways aériens ou de bulles. Or la singularité des cités restées au sol était ailleurs.
Paris vivait dans la peur et l'angoisse. Le bulbe extérieur la recouvrait dans les moments les plus critiques, les tempêtes, les nappes de pollution, les chaleurs accablantes. Et son intérieur n'était qu'une succession de couches. Chaque quartier pouvait déployer ses propres protections. Chaque immeuble possédait des mécanismes de confinement rapide. Chaque habitant portait sur lui de quoi affronter l'urgence."
Avec Azzura, celle des quatre soeurs qui se rapproche le plus (y compris par l'ambiance de manigances dans laquelle elle évolue) de la Threne mise en scène par Claire North dans Le Serpent (Tachan l'a remarqué aussi), nous sommes au contraire dans ce type d'intrigues méritocratiques décrivant l'ascension d'une "capitaine d'industrie" (page 289) à partir de rien, même si le personnage est (heureusement) plus complexe que cet archétype (sur lequel je reviendrai).
Pour illustrer ce point, je vais citer la page 58, où Azzura retrouve à la fois la volonté de vivre et une conscience aiguë de la situation politico-économique de Venise :
"De l'air ! De la lumière !
Elle fouilla dans ses affaires, trouva son ceinturon et retourna dehors. Au loin, le soleil définissait les tiges. Azzura contempla ce tableau, adossée au mur, retenant son souffle après ces coûteux efforts. Puis sa vue s'aiguisa. Le tableau changea. Ce n'était pas une ville, mais un nid de vipères, un échiquier traversé de tensions et de coups bas. Sa famille avait longtemps fait partie des gagnants, avant de chuter avec force."
De son côté, pour éviter que leurs fioles de nanites ne tombent entre les mains de leur ennemi, Agnese les a avalées, plongeant ainsi dans une manière de coma (un "locked-in syndrome" dit la page 195) ; vous aurez reconnu le type d'incident susceptible de donner naissance à une super-héroïne (au hasard, Angela Spica dans The Authority) – non sans raison car c'est bien au fond ce qui va arriver à Agnese, mais après de longs tâtonnements intérieurs (d'où la narration à la première personne) et autant de tests scientifiques.
En guise d'illustration je cite les page 115-116, où Agnese manifeste, en écho avec ses soeurs, une connaissance (ici presque plus extatique que scientifique) du monde (et oui, on est en plein nanopunk à la Greg Bear, bien plus qu'en cyberpunk, comme le dit François Schnebelen, en cyber-fantasy à la Robert Jackson Bennett, comme le dit Agathe Degret, ou en fantasy de type Ta Gueule C'est Magique, comme le dit Boudicca) :
"Dans cette échelle immense, je percevais le minuscule. Venise, bille brillante. D'autres billes, ailleurs. Avec des êtres humains, perchés en hauteur. Et des billes collés au Sol, entourées d'un magma noir et boueux constitué de déchets, de nanites corrompues et toxiques. Certaines billes se réfugiaient dans un bulbe étincelant. Des plaques peu étendues, autour des villes, avec le système de transport pour les alimenter. De loin, une mosaïque, et le plateau d'un jeu. S'élever en ville-tige ou périr."
Enfin, Reyna va être récupérée par une version féminine du Vieux de la Montagne – qui drogue donc ses séides pour s'assurer de leur soumission – et se rapprocher progressivement (comme l'assimilation classique de la religion à "la drogue" page 214 le laissait supposer) du "temple de la pythie", et des puissances qui s'abritent derrière elle (d'une façon évoquant autant les soeurs Wachowski qu'Adam-Troy Castro, difficile d'en dire plus sans déflorer l'intrigue).
A titre d'exemple de ce lien intrinsèque de Reyna à la religion (voire à la prêtrise), je vais citer la page 159, qui prend place dans les bas-fonds de la ville (le creux des tiges) :
"Reyna se dirigea vers une des alcôves qui contenaient les plus beau piliers, polis et doux au toucher, brillants. Elle y avait installé une petite chapelle. Ses compagnons venaient lui demander conseil à certains moments de la journée ; ensemble, ils priaient. Son adoration n'avait plus de limites. Les Parques s'étaient montrées à elle dans la fièvre comme dans l'extase. Elles lui avaient sauvé la vie. Même les plus récalcitrants finissaient par reconnaître qu'il y avait peut-être un plan plus grand, une destinée pour chacun, un schéma à même d'offrir du sens. Les plus dévots acquiesçaient."
Bien avant que ces quatre lignes narratives ne convergent (à la moitié du roman, puis à la fin, pour ne citer que les deux convergences les plus évidentes), la lectrice ou le lecteur les aura déjà entrecroisées dans sa tête, de manière à obtenir une image à peu près complète du monde de Sintonia – c'est cette image polychromique, et le sens à lui donner, qui va m'occuper maintenant.
Polychromie
Il est bien entendu qu'en décrivant ce cinquième protagoniste qu'est le monde de Sintonia (Feyd Rautha disait Venise seule, mais c'est un tout à mon avis) je vais délibérément éviter de creuser certains éléments à même de déflorer l'intrigue ; mais cela devrait me permettre tout de même de cerner la réflexion qu'Audrey Pleynet a voulu mener me semble-t-il dans Sintonia (et si j'ai compris quelque chose de travers, c'est bien sûr ma faute pleine et entière).
Même si ce n'est pas forcément évident à première vue (je vais donc entamer très légèrement votre plaisir de la découverte, soyez prévenu.e), le monde nanopunk de 2354-2359 décrit dans Sintonia n'est qu'un des aboutissements possibles du nôtre, après l'exacerbation des tensions politiques (et économiques) en cours (pages 315-316, c'est une historienne qui parle, en s'adressant fictivement à Venise ; notez la répétition dans ce futur d'événements passés, indice d'une possible vision cyclique de l'histoire, j'y reviendrai) :
"Malgré vos signaux d'alerte, les gouvernements voisins ne s'occupent que de la haine qui monte de toutes parts. La haine qu'ils redoutent, et qu'ils nourrissent pour des fins électorales et financières.. Vous êtes au milieu du XXIe siècle, le brasier est prêt, "la cocotte siffle sur le feu", comme disait ma grand-mère. Mais il faut attendre les attentats de 2062, à Londres, mal ou trop revendiqués, mal ou pas assez condamnés, et l'attaque sur le Capitole en 2063. Le brasier explose de partout, la guerre des Ires éclate et va durer près de cent ans."
A la fin de cette nouvelle guerre de Cent Ans (donc probablement après un tassement démographique qui a permis à la planète de souffler un peu), l'humanité a recouru une fois de plus à ce qui semble être sa seule solution à tous les problèmes, la technologie ; mais elle en a pour une fois encadré la pratique en votant "les Lois Ulam-Stavrianos" (page 66), non sans débats houleux (page 171) :
"Les discussions ont duré des années. Mais la guerre des Ires avait ravagé l'Europe, l'Asie et l'Amérique du Nord. La nano était la seule technologie qui permettait une reconstruction rapide, sans aggraver la crise écologique. Les grandes puissances allaient retrouver leur gloire passée ! La nano a donc été largement autorisée."
Ce technosolutionnisme et cette foi mise dans le progrès technologique pour produire autant de biens avec moins de ressources (une aberration thermodynamique, même en faisant entrer les nanites dans l'équation, comme Audrey Pleynet le fait page 149) ont débouché (faute de volonté égalisatrice claire) sur la distinction (évoquée plus haut) entre villes-tiges (se protégeant de la pollution résiduelle au sol en s'élevant sur des tiges) et villes-bulbes (utilisant elles un dôme amovible en cas d'alerte, un peu comme chez le Jean Krug de Cité d'Ivoire ou l'anime Ergo Proxy).
On retrouve donc dans Sintonia la classique opposition architecturale haut-bas (similaire au monde dystopique d'Outrage et rébellion de Catherine Dufour, je reviendrai sur la comparaison), même si le passage suivant (page 345) l'assouplit quelque peu :
"Prague.
La ville-tige ne s'élevait qu'à un kilomètre du sol. A peine une mise à l'abri, conséquence de ses maigres richesses. Deux immenses plateformes recouvertes de bâtiments en croissants de lune brillaient comme des diamants. Sous ces étages s'étendaient Prague-l'ancienne, comme disaient certains. La division n'était pas simple. Il n'y avait pas les pauvres en bas et les riches en haut. Les industries en bas ou les loisirs en haut. Si la double cité avait été pensée sur ces bases, la réalité était bien plus nuancée. Des entreprises gardaient leurs unités de production dans les deux villes, les fermes alimentaient les deux populations."
Malgré donc d'évidentes inégalités, le monde de Sintonia est d'une stabilité exemplaire depuis deux cent ans (en syntonie quoi), en raison d'un retour volontaire à ce stade pré-capitaliste décrit par Max Weber dans L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, celui où les corporations (les guildes) regroupent toutes celles et ceux susceptibles de se faire concurrence, afin précisément d'éviter de sombrer dans la fuite en avant capitaliste (cette version mortifère de la ligne de fuite deleuzo-guattarienne).
Certains personnages de Sintonia sont d'ailleurs pleinement conscients de cet état de fait, comme le montre le discours d'un des grands méchants de l'histoire, qui sonne un peu comme celui d'Orson Welles dans Le Troisième homme, tout en formulant les questions qui sont les nôtres depuis le début du roman (page 388) :
"Ma bien jeune amie, pourquoi pensez-vous que nous sommes revenus au fonctionnement des cités-Etats, sans pays ni territoire ? Pourquoi nous amusons-nous avec de vieilles formes de commerce ? Des entreprises paternalistes, des guildes, des princes ? Pourquoi portez-vous une dague en métal ? Avec toute la créativité et la technologie dont nous disposons, nous pourrions élaborer un arsenal, fournir chaque citoyen, nous amuser un peu. Non, nous préférons équiper nos carabinieris d'armes à feu archaïques..."
Il me semble donc que, comme Talia elle-même, on ne peut éviter d'être "mal à l'aise" en entendant une historienne (qui n'est pas forcément une porte-parole de l'autrice) déclarer, de façon plus idéologique que vraiment scientifique, car empreinte de darwinisme social (page 317) :
"Nous stagnons depuis deux cent ans, en justifiant notre immobilisme par l'hostilité de notre environnement. Il est temps d'aller de l'avant."
Sous cette condamnation péremptoire d'un système, certes imparfait, mais qui faisait pour une fois montre d'une certaine conscience (elle aussi imparfaite) de ses limites environnementales, se cache au fond une idée d'Ayn Rand où Cédric Durand voit l'un des fondements du technoféodalisme moderne (qui n'a rien de précapitaliste), à savoir "le droit des pionniers d'enfreindre toute règle collective pour mener à bien leur action créatrice" (la règle étant bien sûr ici les Lois Ulam-Stavrianos) – idée qui se double chez Rand d'un "mépris de ceux considérés comme faibles ou déviants", un sentiment évidemment étranger à l'autrice de Rossignol.
Dit autrement (et contrairement à Outrage et rébellion où le changement advenait par un mouvement artistique et non entrepreneurial), Sintonia raconte au fond la réinvention du capitalisme (au nom d'une liberté humaine qui n'a rien à voir avec la vraie autonomie, autrement dit le fait de se donner librement des limites).
Il en résulte une certaine ambiguïté dans l'épilogue (analogue à celle présente dans Vent rouge d'Emmanuel Quentin), puisque l'humanité, ayant repoussé au loin tout "fantasme féodal" (page 406), retourne pourtant au technoféodalisme moderne – mais l'ambiguïté (digne de celles traversant l'oeuvre d'un Alain Damasio) était là bien avant, par exemple quand Azzura se réjouissait de répandre ses produits partout (page 326) :
"Elle brûlait de voir la ville se parer d'immenses panneaux publicitaires flottants et immatériels."
Même si le roman réfléchit sur les différentes "façons d'être en lien" (page 408, voir aussi page 112), il ne semble pas considérer – comme le fait Herbert Marcuse dans L'Homme unidimensionnel (page 264) – que les "faux besoins" (induits entre autres par la publicité) sont la voie royale pour bâtir un "enfer" social ; par ailleurs, les mêmes causes (le capitalisme) produisant les mêmes effets, la fin de Sintonia semble promettre une nouvelle "guerre des Ires" dans un futur lointain...
Evidemment, cette ambiguïté que je vois en Sintonia et la tension qui en découle sont probablement pleinement assumées par l'autrice, qui proposerait donc un roman en forme d'avertissement : dans l'histoire humaine (présentée comme cyclique), il y a des moments pour se développer, et des moments où il faut, pour survivre, savoir adopter "une solution de repli" (page 317) sous peine de sombrer dans la guerre ; je vous laisse deviner à quel stade nous en sommes...
Dans tous les cas, une chose est sûre (et Stéphanie Chaptal ne me contredirait pas) : exactement comme les nouvelles de Thomas Day, Sintonia d'Audrey Pleynet est une histoire provoquant la réflexion autant que l'émotion – que demander de plus à un roman ?
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