1984 de Xavier Coste d'après George Orwell
L'arrivée dans le domaine public de 1984 a suscité une véritable déferlante d'adaptations graphiques du roman-culte de George Orwell, y compris celle de Fido Nesti, dont Gromovar a dit le plus grand bien, et celle de Xavier Coste, qui va nous occuper ici (c'est probablement la plus intéressante sur le plan formel, mais le fond n'est pas en reste, comme nous le verrons).
A mon sens, l'enjeu d'une telle adaptation, plus de soixante-dix ans après la parution de l'oeuvre originale (1949 – 2021), c'est de parvenir à se mettre au service du texte original d'Orwell ("un texte d'une énorme puissance intellectuelle, analytique, émotionnelle" selon Gromovar) pour en montrer la (paradoxale) actualité – et Xavier Coste, nous le verrons, réussit à merveille l'exercice.
D'un côté, cela passe par des choix graphiques à même de souligner, par leur simplicité, le caractère intemporel de l'oeuvre, à savoir un trait dépouillé renforcé par des aplats de noir ou de gris, et une mise en couleur reposant majoritairement sur le monochrome :
– jaune pour l'entrée et les couloirs du Ministère de la Vérité, ou le square de la Victoire, autrement dit les espaces publics directement liés au Parti (pages 20-26, 36-49, 56-57, 82-97, 125-126, 134-137, 148, 152-153, 157-158) ;
– bleu pour l'intérieur du Ministère de l'Amour, y compris la fameuse Salle 101, le tout constituant l'envers du système, accessible seulement aux traîtres (pages 176-217) ;
– rouge (bordeaux dirait Jean-Jacques Rosat) pour tous les autres espaces, privés ou publics, non liés directement au Parti, à savoir notamment l'intérieur de l'appartement de Winston Smith ou celui d'O'Brien, mais aussi les quartiers pauvres où Winston erre d'abord sans but, avant d'y retrouver Julia (pages 9-19, 26-35, 50-55, 58-81, 98-124, 127-133, 138-147, 149-151, 154-156, 159-173 et 218-238).
(Notez au passage que des touches de rouge viennent parfois briser l'ordonnancement des autres lignes narratives lors d'événements-clés, à savoir la lecture par Winston Smith du mot de Julia page 87, où le fond devient subitement rouge, mais aussi les séances de torture, voir les taches de sang des pages 203-204 et les yeux des rats pages 214-215 ; notez aussi que le blanc de la page vire au sépia dans le segment final, afin de souligner l'évolution de Winston.)
De l'autre, exactement comme chez Orwell, l'abstraction de la fable est compensée par des détails criants de réalisme – et du réalisme le plus sordide qui soit :
– l'évier débouché par Winston Smith chez son collègue Tom Parsons (page 28) offre un contrepoint trivial au fanatisme de ses enfants (qui viennent tout droit de Grand-peur et misère du IIIe Reich de Brecht, soit dit en passant) ;
– les dents manquantes de la prostituée dont se souvient Winston Smith page 53 précèdent des réflexions (page 54-55) sur les prolétaires, les seuls à échapper au "puritanisme sexuel du parti" (page 55, j'en reparle bientôt) ;
– de façon similaire, "le rat" ou "les punaises" n'empêchent pas la chambre où se réfugient Winston et Julia d'être "un paradis" (page 130, rebondissant sur un événement survenu page 123, avec dans les deux cas une annonce des tortures déjà évoquées).
Tout ce traitement graphique (auquel j'ajouterai encore le choix pertinent de représenter Big Brother sous les traits d'un jeune premier hollywoodien, Erroll Flynn mettons) parvient parfaitement me semble-t-il à rendre l'esprit du texte d'Orwell, dont le but n'était pas du tout, ou pas seulement, contrairement à ce qu'on a beaucoup dit, d'offrir une analyse critique du totalitarisme hitlérien ou stalinien – voir d'ailleurs la remarque d'O'Brien page 207 :
"L'individu n'a pas d'intérêt. Les nazis et les communistes n'ont jamais eu le courage de le reconnaître, ils prétendaient se préoccuper du bien-être du peuple. Que leur domination était provisoire. Ce n'est pas le cas du Parti."
Non, l'objectif de 1984 (et ce pourquoi il est un roman au sens de Milan Kundera), c'était d'exposer (exactement comme La Colonie pénitentiaire de Kafka, et avec ce même type d'onirisme qui survient quand on pousse le réel dans ses retranchements) une possibilité, une de celles qui pendaient alors au nez du capitalisme : la survenue du totalitarisme dans un monde parfaitement libéral – une possibilité que notre monde moderne n'a pas actualisé (du moins en Europe), lui préférant (comme je vais le montrer) son exact inverse (d'où l'actualité paradoxale du roman d'Orwell).
La réflexion d'Orwell repose sur une remarque post-marxiste classique (mais discutée), qui fait de la classe moyenne (et pas de la classe inférieure, trop désorganisée pour ça) le moteur de toute rébellion contre la classe supérieure (songez à la bourgeoisie défiant l'aristocratie lors de la révolution de 1789, exemple classique mais âprement discuté donc par les historiens).
Dès lors, pour maintenir le statu quo, la classe supérieure doit procéder à deux opérations simultanées :
– s'assurer que la classe moyenne ne développe pas des idées dangereuses (par exemple au moyen d'une "police de la pensée", évoquée pour la première fois page 15, mais aussi du "puritanisme sexuel" de la page 55, dans l'espoir de convertir la frustration engendrée en haine de l'autre, voir la remarque de Julia page 117 ; notez au passage qu'Orwell a à l'évidence subi sur ce point, comme sur celui des rats, l'influence du fondateur de la plus célèbre pseudoscience du XXe siècle) ;
– s'assurer que la classe inférieure soit trop occupée pour se mettre à penser (ce thème de la peur de l'égalité des intelligences n'est pas neuf en SF à l'époque où Orwell l'emploie, voir par exemple Trois ombres sur Paris d'Henri-Georges Jeanne).
La manière la plus évidente de réaliser ce double objectif est une économie de guerre, qui justifie à la fois le contre-espionnage (dirigée contre la classe moyenne) et la pénurie (dirigée contre la classe inférieure, pour la dissuader de penser) ; la page 182 (censément extrait d'un livre intitulée Théorie pratique du collectivisme oligarchique) est très claire sur ce point :
"Dans la conscience collective, il y a de cela des dizaines d'années, lorsqu'on imaginait le futur, on voyait un monde radieux, aseptisé, incroyablement riche, une société de loisirs. La science et la technologie se développaient alors à une vitesse folle, et il était inconcevable que cela cesse.
Mais un tel futur, où la richesse et le confort seraient accessibles à tous, aurait amené la fin de la société hiérarchisée.
Avec le confort et la richesse, les masses auraient le temps de s'éduquer.
Si elle devenait générale, la richesse annihilerait toute distinction.
C'est pourquoi le monde d'aujourd'hui est un monde affamé, dilapidé, comparé à ce qu'il était avant.
Il est plus primitif que le monde d'hier.
La guerre est un moyen de briser et détruire des ressources qui pourraient être utiliser pour donner trop de confort aux masses, et donc trop d'intelligence."
Le défaut de ce raisonnement, qu'Orwell voyait d'ailleurs peut-être, vu son opposition aux produits de luxe, c'est qu'on peut fournir plus de biens et de confort aux gens tout en amoindrissant leur esprit critique : en fait, c'est précisément cette solution (inverse donc de celle exposée dans 1984) qu'a adopté le capitalisme de plateforme contemporain (corollaire : comme le remarquait déjà Michel Foucault, la soi-disant répression de la sexualité a depuis longtemps cédé la place à l'incitation généralisée).
1984, cette possibilité non actualisée, devient dès lors un outil précieux pour analyser notre présent par comparaison terme à terme : pourquoi, par exemple, la classe dominante aurait-elle besoin de réécrire l'histoire dans un monde où il est possible de noyer un fait gênant dans ce flux permanent d'images et de sons qu'est le net ?
"Je suffoquais" déclare page 57 Winston Smith sur une pleine page où se déploie l'architecture écrasante du Ministère de la Vérité ; en quoi ce cri du coeur est-il si différent des derniers mots d'Eric Garner ou de George Floyd, emblématiques de notre présent étouffant ?
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