vendredi 14 novembre 2025

Multiplier le monde

Bifrost 120 "Multiversalisme"


Il est rare que je chronique – presque – entièrement un numéro de Bifrost, tout simplement parce que je le lis en général dans le désordre le plus complet, et sur de longues périodes de temps ; mais le numéro 120 s'étant hardiment aventuré sur des territoires théoriques que je parcours souvent ici (du moins, j'essaie), je ne pouvais qu'essayer d'en rendre compte, en commençant par les nouvelles (présentées page 42 comme "une mise en perspective assumée de l'objet du dossier") et en continuant par certains des articles du dossier (plus ou moins dans l'ordre, attention).


Avant de commencer ma recension, un petit mot sur le concept qui se cache derrière le terme de "multiversalisme" ; je m'inspirerai pour ce faire tout autant du manifeste publié dans Solaris que de la présentation qu'en fait dans Bifrost Vincent Bontems, le coordinateur du dossier (pages 138-142) – toute erreur ou approximation est bien sûr de mon fait.


Je commencerai par indiquer (c'est plus facile) contre quoi le multiversalisme se bat : exactement comme le groupe Zanzibar (et peut-être la Volte en général, voir page 149 du Bifrost le "minifeste" complémentaire de Zariel et Mathieu Pupin de Bombyx Mori), sa cible est ce que le manifeste appelle les "anticipations conformistes", et plus généralement l'historicisme à la Francis Fukuyama, autrement dit l'idée que l'histoire doit fatalement évoluer dans une direction – celle indiquée par le capitalisme triomphant mais mortifère – et qu'il n'y a pas d'alternative (TINA !) à cette évolution.


La différence d'avec Zanzibar, c'est me semble-t-il l'accent mis sur l'uchronie plus que sur l'utopie (d'où par exemple la référence à Charles Renouvier sous la plume de Vincent Bontems, page 140, ou sous celle de Dominique Lestel, page 163), avec l'idée que pour concevoir des avenirs viables il faut regarder ce que font nos voisins (imaginaires) dans le multivers – ce que nous pourrions être en train de faire si notre histoire avait bifurqué dans une autre direction, et pris par exemple un tour moins colonial et moins patriarcal.


On comprend dès lors pourquoi la SF sociologique d'Ursula K. Le Guin est aussi importante pour le multiversalisme (et la SF contemporaine en général) ;

on comprend aussi pourquoi, dans cette tentative de décentrement (de sortie de notre point de vue de mâle blanc occidental) le multiversalisme valorise autant l'asiofuturisme et l'afrofuturisme (c'est explicite dans les articles du dossier, j'y reviendrai), voire la queer SF et ce que j'appellerai volontiers la neuro SF (ici, c'est probablement plus évident dans les fictions que dans les articles) ;

on comprend aussi pourquoi (de façon peut-être un peu injuste, j'en reparlerai) Vincent Bontems voue aux gémonies "le cauchemar postapocalyptique et l'abrutissement cyberpunk" (pages 140-141).


Vous aurez noté que je parle de "tentative", donc que j'envisage un échec éventuel, ou du moins un sabotage (involontaire, du moins j'espère) de leurs propres idées et outils par les multiversalistes : comme toujours quand je chronique des textes réflexifs, je m'attarderai sans doute plus sur leurs éventuelles limites que sur leurs apports vitaux (qui ressortiront toutefois en creux), non par esprit de polémique, mais pour ouvrir à mon tour des pistes de réflexion, que j'espère aussi fécondes que ce dossier de Bifrost.


Mais avant, les (excellentes) nouvelles, aussi précieuses – sinon plus – que les théories...


Résonances de Mina Jacobson


"De l'accident, ni tes parents ni ton frère ne te reparlent. De ces murmures qui te traversent depuis ton réveil, tu ne dis rien non plus. Tu tentes de les ignorer."


Etant donné que la présentation de Mina Jacobson insiste sur sa profession de "psychologue clinicienne" (page 6), difficile de ne pas penser, dès les premières pages de sa nouvelle (ici page 11), à la schizophrénie (qui recevra une explication parfaitement rationnelle, mais le vertige initial demeurera).


La narration accentue l'étrangeté initiale – et le décentrement cher au multiversalisme – en confiant la première personne, non au personnage qui entend des voix (Calliopée, qui hérite de la deuxième personne), mais au personnage qui lui parle, Anouk – à croire que la nouvelle est racontée par une hallucination, astuce pour le moins originale, et qui participe certainement à la réussite de la nouvelle (de concert avec son style, je cite ici la page 29) :

"Dans tes songes, j'apparais librement. Habitante du territoire de tes pensées, je nourris ton imaginaire de mes souvenirs, nuit après nuit. Je te confie tout, jusqu'aux heures les plus sombres de ma mémoire.

Dans tes songes, je résonne en toi, et tu m'écoutes.

Le reste du temps... mes fragments se perdent au vent."


Malgré le caractère clairement post-technologique de l'univers (ou peut-être en raison même de celui-ci), l'ambiance est d'autant plus "onirique, nostalgique, poétique" (dixit FeyGirl), donc fantastique, qu'à la sortie du coma de Calliopée fait progressivement écho la sortie d'hibernation d'Anouk ; et ce thème de la "belle endormie" dans son "Château" (page 35) – aka ATU 410– est poursuivie jusqu'au bout de la nouvelle, où il est renouvelé avec bonheur (et un soupçon de féminisme, compte tenu du sort du prince charmant, Mauve).


Mieux, ce personnage archétypique, incarné par Anouk ou Calliopée (chacune à leur façon), devient tout autant une métaphore du monde dans lequel elles vivent, une Terre vidée par une "Migration humaine sans précédent" (page 16), donc beaucoup plus habitable – sauf que ses habitants se vivent (à tort) comme "arrêtés" et laissés de côté par "l'Histoire" (page 17 ou 27), au lieu d'apprécier la stabilité retrouvée de leur monde.


Contrairement à ce qui passait dans Sintonia, dissiper cette "mélancolie" (page 17) ne va pas passer par les retrouvailles avec un capitalisme sauvage, mais par une forme d'ouverture à l'Autre que la thématique de la schizophrénie laissait déjà entrevoir – et pour ne pas vous gâcher la "merveilleuse conclusion" de la nouvelle (dixit FeyGirl), je ne dirai rien de plus, sinon que tout ceci est, d'évidence, bel et bien multiversaliste.


Libération de Tade Thompson


Pour chroniquer dans une perspective multiversaliste cette nouvelle de l'auteur de la trilogie Molly Southbourne (fort bien traduite par Jean-Daniel Brèque), je m'appuierai sur l'article d'Indiana Lods, qui quoique portant sur un sujet d'apparence restreint (mais instructif), Afrofutrisme et fictions spéculatives sud-africaines, rappelle tout de même certains grands principes de l'afrofuturisme.


Le principe le plus évident, propre autant à l'afrofuturisme qu'à l'asiofuturisme tel quel le pratique (selon moi) Emilie Querbalec, c'est qu'il ne suffit pas de simplement noircir (ou jaunir) les visages pour faire de l'afrofuturisme (ou de l'asiofuturisme) ; il faut aussi mobiliser des pratiques culturelles inenvisageables (ou quasiment) dans un contexte autre qu'africain (ou asiatique) – et ne pas les mettre au service du capitalisme, bien sûr.


Songez à titre d'exemple à ce que rappelle page 179 Indiana Lods (s'inspirant de Masande Ntshanga), à savoir que "la spiritualité africaine, dont le culte des ancêtres, ne conçoit pas le temps de manière linéaire" ; et examinez comment Tade Thompson structure sa nouvelle :

– le chapitre 0 (page 44) confronte d'entrée de jeu deux scènes, dont l'une ("Au début...") se situe plutôt dans le premier tiers de l'histoire (elle s'intercale vraisemblablement à la fin du chapitre 1, page 51), et l'autre ("Maintenant..."), dans son dernier tiers (elle est reprise page 59, au début du chapitre 3) ;

– les chapitres 1 et 2 (linéaires pour le coup, mais non sans ellipses) alternent une narration à la troisième personne du point de vue de Romeo Basharun dit "Bash", l'entraîneur des cosmonautes (pages 44-50 et 52-53), avec une narration à la première personne d'Udo Johnson, la cosmonaute présentée dans le chapitre 0 (pages 50-52 et 53-56) ;

– enfin le chapitre 3, s'il poursuit la narration à la troisième personne du point de vue de Bash (pages 60-65), fait surgir un nouveau narrateur, Tobi Shangode, autant à la première personne, pour le passé (pages 57-60 et 65-66), qu'à la troisième, pour le présent (pages 56-57, 60, 65, et 66-67), avant un dernier saut final (page 67) dans le passé, qui ramène la nouvelle à son chapitre 0.


Cette primauté accordée à l'ordre émotionnel (cyclique, car obsessionnel) sur l'ordre chronologique, c'est évidemment une manière de mettre en perspective, donc de critiquer, le projet spatial nigérian décrit dans le texte ; mais la critique (feutrée) se déploie aussi dans l'attention que Tade Thompson porte délibérément aux détails les plus triviaux (ce qui, ajouté à la tonalité mélancolique de l'ensemble, rapproche étrangement Libération de la nouvelle "Descente" de Virginie Bétruger) – je cite ici la page 50 :

"On empeste tous le vomi après les vols paraboliques. Ce n'est pas moi qui vomis le plus, mais pas le moins non plus. Le juste milieu, comme d'habitude. Je le fais exprès afin que les autres ne me croient pas bénie des dieux."


Comme sa protagoniste, Udo Johnson, Tade Thompson en vient ainsi à se questionner sur la tendance – toxique – des Africains à reproduire à tout prix les projets – et les drames – des Occidentaux (page 55) :

"Ca me rend tout triste. On dirait une parodie de mission spatiale. Nous, les laissés-pour-compte, distancés par les autres nations, faisant semblant d'être des explorateurs. Peut-on en être fiers ? Qu'avons-nous bâti ? On a acheté ce voyage avec l'argent du pétrole. Jusqu'au concept d'exploration qui n'est peut-être pas nécessairement une priorité africaine. On s'est dit tout simplement qu'on devrait imiter nos maîtres coloniaux. Mais pourquoi ? Pensons-nous que c'est un marqueur de développement ?"


La Femme inachevée de Claude Ecken


C'est la troisième fois en trois mois (après L'Echelle de Reuters et Le Prix de l'anarchie) que je suis amené à parler – en bien – de la SF réflexive et efficace de Claude Ecken (par ailleurs signataire du manifeste du multiversalisme, d'après la page 42) ; c'est dire si j'aurais pu poser la question de la page 68 : "qu'attend donc Bifrost pour lui consacrer un dossier ?" (Réponse : probablement la parution de son prochain roman, qui s'annonce passionnant.)


"On ne parle jamais assez de ceux qui restent, parents, frères et soeurs, oncles et tantes, et surtout épouses. Dans la solitude, souvent, un ou deux marmots aux basques, parfois, elles organisent leur survie, que le mari a décidé d'organiser ailleurs. L'argent viendra plus tard, ils l'assurent tous. Seuls les épouses entendent : "trop tard", voire : "jamais" quand l'océan, avide de rêves fous, engloutit les fortunes amassées en Cocagne, les retours triomphants au pays, ou que les administrations, que tant d'ardeur inquiète, cadenassent ces mêmes carrières fulgurantes et regroupements familiaux dans les forteresses des songes avortés."


Le début de La Femme inachevée (page 70) décrit d'entrée l'étendue du décentrement qui va nous être proposé : nous allons suivre l'histoire d'une femme de migrant, Rokiyatou, une restauratrice nigériane dont le mari artiste est parti pour l'Occident ; et la façon même dont Claude Ecken structure cette histoire, en trois actes ("La philosophie", page 70, comprenez "la philosophie yoruba", page 74 ; "La jurisprudence", page 77, comprenez "le drame", page 91 ; "La médecine", page 90, comprenez "la résilience", page 97) suffit me semble-t-il à indiquer que nous ne sommes pas non plus dans une fiction centrée sur le conflit.


Comme chez Tade Thompson, nous sommes donc en plein afrofuturisme, de celui qui mobilise un concept yoruba (l'orisha) pour comprendre notre (triste) monde numérique, mais aussi en plein féminisme ; cerise sur le gâteau, les réflexions menées par Claude Ecken dans la nouvelle réfutent par avance les approximations d'Hirotaka Osawa, dont je vais parler juste après (la transition sera donc toute trouvée entre les deux critiques).


Comme souvent chez Claude Ecken, l'histoire est bâtie sur une analogie, celle existant entre, d'une part, la médiation avec les "divinités primordiales" accomplie par une "tête d'Ife" traditionnelle (page 74) et, d'autre part, par le rapport qui s'établit entre "un Modèle" obtenu par numérisation d'une personne vivante (ici Rokiyatou) et les "Personae" (page 77) utilisant ce Modèle pour créer des personnages de jeu vidéo – avec au passage une référence évidente au motif fantastique du miroir (page 79) :

"Se déploie alors l'étrange sentiment d'observer un double bizarrement vêtu aux centres d'intérêt abscons, se déplaçant dans un environnement inconnu. Il l'arpente néanmoins avec aisance de celui qui y est parfaitement adapté. Rokiyatou fait l'expérience exactement inverse : seul le fantôme qui la singe ne lui est pas étranger. De même qu'un orisha prédit la destinée de l'humain auquel il est lié, elle est en mesure de prévoir la façon dont le personnage réagira en fonction de l'action."


L'intérêt d'utiliser cette analogie yoruba plutôt que, par exemple, la classique notion d'Idée platonicienne, c'est bien sûr les possibilités qu'elle offre pour rendre compte, par exemple, de la façon dont un tic de comportement fictionnel peut se répandre de façon virale dans la réalité, et être mis au service de changements sociétaux (page 91) :

"La façon de fixer est identique à celle de cette actrice dans un face-à-face avec son violeur. Lors de la remise des prix, elle a assuré s'être beaucoup entraîné à imiter un personnage de réalité virtuelle animé dans un foyer sécurisé de victimes de violences conjugales."


La courbe de l'histoire confirme cette valeur réparatrice accordée à la fiction (je reste volontairement flou pour ne pas vous gâcher la lecture de la nouvelle) ; mais la réflexion de Claude Ecken dans La Femme inachevée est loin de s'arrêter là, elle s'attarde également sur les conséquences qu'a l'arrivée de l'IA sur les pratiques artistiques de Rokiyatou et de ses connaissances, notamment Mwita Fanasi, qui exprime page 83 des positions voisines d'un célèbre billet de Nick Cave :

"Les Iartistes n'attirent le regard que par accident. Elles ne touchent personne. Il leur manque l'intention. Il leur manque l'émotion. Pas de personnalité, pas d'auteur, pas de spectateur : c'est un art zombie."


Quoique Rokiyatou discute ce constat, elle ne remet pas fondamentalement en cause la vérité qui se cache derrière, à savoir qu'utiliser l'IA pour créer à sa place (oui, comme un nègre, et pas au sens afrofuturiste du terme, voir la référence à Dumas page 93), c'est une façon de renoncer à cette lutte avec la matière qui fait l'intérêt de l'art pour l'artiste sur le plan personnel (selon l'Henri Bergson de L'Energie spirituelle) ; le seul plan qui demeure alors, c'est celui dans lequel "l'artiste" part en quête de gloire pour ses "productions" (page 94) :

"Les vraies zombies ne sont pas les machines, dit-elle, mais les faux artistes qui n'existent que parce que leur portrait figure au dos d'un livre."


La distinction entre ces deux plans (que manque à mon avis Hirotaka Osawa, j'y viens) se double à mon avis d'une autre différence importante, celle existant entre deux types d'automatisation de la pensée, distinction qui n'est pas souvent faite hélas (ainsi Byung-Chul Han me semble parfois l'oublier, même s'il remarque fort justement que l'IA repose sur la corrélation et non la causalité, voir page 12 de L'Expulsion de l'autre, page 62 de La Fin des choses ou page 92 de La Crise dans le récit) ; je vais profiter d'une citation de La Femme inachevée (page 84) pour l'évoquer :

"On a segmenté la pensée humaine, jusqu'à son sens esthétique, de façon à l'injecter dans les algorithmes."


Cette phrase est vraie jusqu'à un certain point (technologique), au-delà duquel elle demande à être amendée : si l'algorithmie (le fondement de la programmation) consiste bel et bien à décomposer un cheminement mental (l'extraction d'une racine carrée mettons) en étapes successives, avec embranchements et boucles (qu'un ordinateur répétera toujours plus vite qu'un humain), tout change dès qu'on fait intervenir un réseau artificiel de neurones (la base des IA actuelles).


Au lieu d'analyser un cheminement mental pour pouvoir le refaire plus rapidement (l'ordinateur servant en quelque sorte de moyen de transport pour raccourcir le trajet), on va créer une boîte noire (un "modèle"), la faire s'exercer (à notre place) sur le problème, et la laisser trouver d'elle-même les paramètres qui aboutissent à la meilleure solution : stricto sensu, c'est du dressage (de bots) ; ce n'est même plus de l'algorithmie ni même de l'automatisation de la pensée, parce qu'il n'y a plus aucune analyse (et qu'on laisse l'ordinateur faire le trajet à notre place).


Soit dit en passant, on ne peut même pas parler d'intelligence à propos du "programme" ainsi obtenu, parce qu'à l'heure où j'écris ces lignes, le taux de réussite des IA à des problèmes de logique basiques (du genre qu'un humain résout en quelques secondes, vérifiez par vous-même) reste extrêmement faible (53,5 % en 2024), en-deçà en tout cas du seuil (de 85%) fixé par l'ARC Prize pour décerner son prix de 700.000 $.


Manifeste pour l'étude de l'imagination de Hirotaka Osawa (& Dohjin Minamoto & Yuuki Namba & Miwa Nishinaka)


Au vu des réflexions que je viens de développer à partir de La Femme inachevée de Claude Ecken, vous comprendrez aisément que, pour moi, ce manifeste complémentaire (censé incarner la partie asiofuturiste du dossier) se contente hélas d'enfoncer des portes ouvertes jusqu'à tomber dans une des trappes ouvertes par le capitalisme (oui, je suis plus féroce que je ne l'ai été avec, par exemple, Sintonia d'Audrey Pleynet, où l'ambiguïté finale était peut-être involontaire).


Compte tenu de ce qui précède, c'est en effet un contre-sens absolu de considérer "la technologie de l'intelligence artificielle générative" (on devrait dire "dégénérative") comme faisant partie des "techniques de création" disponibles ; et c'est un contre-sens hallucinant de considérer que grâce à l'IA les "techniques de création" vont enfin être "accessibles" à tous et toutes, au lieu d'être l'apanage de "quelques privilégiés" (page 148, le plus drôle étant qu'Hirotaka Osawa avoue page 145 mener des recherches couvertes par "le secret industriel").


Soyons aussi clair que Claude Ecken, et ne mélangeons pas (comme le manifeste japonais le fait allègrement) la création et la diffusion d'une oeuvre artistique : la production d'oeuvres a toujours été accessible à tout le monde, à condition de ne pas rechigner sur le temps d'apprentissage requis (que certaines commodités modernes permettent parfois de raccourcir il est vrai ; je pense aux logiciels de partition, avec lesquels on peut composer de la musique sans pratiquer d'instrument, ce qui n'est pas forcément une aberration).


Contrairement à ce que dit la page 148, nous avons donc toujours vécu à "une époque où chacun peut créer son propre contenu" ; en revanche, la diffusion des oeuvres a toujours dépendue, elle, de structures sociales (et idéologiques) bien définies, auxquelles du reste l'IA n'apporte pas le moindre changement (le net, oui, et encore).


Oublier ceci, c'est cracher sur toutes les tentatives historiques de déstabiliser lesdites structures, par exemple le "Do It Yourself" des punks (que Frédéric Ferro rappelle page 172), mais aussi la littérature prolétarienne de l'entre-deux guerres ou la littérature féministe post-68 (de ce point de vue-là, on tiendra pour significative la façon dont une sociologue "établie" a pu rendre compte de la carrière de Victoria Thérame, l'autrice de Staboulkash, et la réponse que celle-ci lui a faite) – sans parler, bien sûr, de la SF telle que la décrit Gérard Klein (peut-être à tort d'ailleurs).


Autre aberration dans ce texte, l'idée que "la société humaine est fondamentalement renforcée par les technologies de l'information" (page 148), une thèse contestée entre autres par Byung-Chul Han (à qui Dominique Lestel reprocherait sans doute de trop s'appuyer sur Heidegger, mais qui a le mérite d'opposer la communauté d'auditeurs à la community numérique de consommateurs, voir page 12 de La Crise dans le récit), par Gunther Anders (qui décrit la liquidation de la vie communautaire par la télévision dans L'Obsolescence de l'homme, page 124) ou par Tiqqun (pour qui la société n'existe plus, voir pages 22 ou 176 des Contributions à la guerre en cours).


Enfin, et cela m'offre une transition toute trouvée vers le prochain article que je vais chroniquer, la distinction initiale faite (page 147) entre les fictions qui contribuent à "la promotion de la civilisation" et celles qui accélèrent "la diffusion de la post-vérité" aurait gagné à être mieux élaborée – par exemple en exploitant l'analyse structurelle des légendes urbaines faites par Jean-Bruno Renard (sur le modèle du double renversement de Christian Vandendorpe), ou les théories d'Ursula K. Le Guin.


Multiversalisme et fiction-panier de Cléo Collomb


Cette présentation par Cléo Collomb (signataire du manifeste du multiversalisme) de la notion de fiction-panier théorisée – et mise en pratique – par Ursula K. Le Guin s'imposait d'autant plus quand on en connaît l'importance dans la SF contemporaine : outre Emilie Querbalec, la figure de proue de l'"avant-garde" féminine, pensez aux Champs de la lune de Catherine Dufour, membre elle de la génération du "millénaire", qui a encore son mot à dire (j'emploie ici la distinction chronologique faite par Olivier Girard dans l'éditorial du Bifrost 119) ; voyez aussi le récent dossier d'En attendant Nadeau.


Il s'agit là à l'évidence d'un article d'initiation, centré donc sur les fondements de la fiction-panier ; mais tout de même, étant donné que l'objectif était aussi (comme le disait Vincent Bontems page 141) de montrer que la "culture occidentale" possède des "dissidences" dignes de la "culture orientale"), il aurait pu être judicieux de mentionner par exemple les ponts existant entre fiction-panier et kishôtenketsu, et surtout d'évoquer les réflexions de Raoul Ruiz, un des rares artistes à avoir, comme Ursula K. Le Guin, théorisé – et pratiqué – l'éviction du conflit (j'en parlais dans mon article sur la critique-panier).


Cléo Collomb identifie clairement le modèle narratif écarté par Ursula K. Le Guin, ce que j'appelle la fiction-conflit, et qu'elle appelle fort justement des "récits-flèches" (page 154), autrement dit des histoires marquées, sur le fond, par la primauté accordée aux armes en particulier et au conflit en général, et sur la forme, par un "arc narratif linéaire" (page 154) – la fameuse unité d'action héritée d'Aristote (qui stricto sensu ne concerne que le drame ou l'épopée, pas le roman, j'en reparlerai un peu).


Toutefois, elle se focalise sans doute un peu trop, dans son analyse de contre-exemples pris chez Ursula K. Le Guin, sur cet emblème de la fiction-flèche (également taclé par Frédéric Ferro page 174) qu'est l'auto-proclamé monomythe de Joseph Campbell, lointain descendant du conte-type de Vladimir Propp, et s'ouvrant comme lui par un départ et une arrivée (mais ces deux événements sont loin d'être le coeur du modèle, et ils peuvent parfaitement exister dans la fiction-panier, Cléo Collomb le montre du reste en analysant Les Dépossédés).


Peut-être cela aurait-il valu le coup là encore de signaler, comme Thomas Pavel, que la réduction des centaines de contes-types identifiés par Aarne, Thomson & Uther dans le folklore mondial à un seul d'entre eux, le récit du tueur de dragons (ATU 300), est parfaitement abusive ; et qu'il y a dans le même folklore des pistes pour battre en brèche le culte du héros (voyez par exemple l'ironie des contes de type ATU 326 mettant en scène un jeune homme voulant apprendre la peur).


Cléo Collomb en vient même à mon avis à un contresens quand elle suggère (mais je comprends peut-être mal) qu'une fiction-panier doit se passer de "problème, appelant sa résolution par un héros" (page 158) : c'est un contre-sens, car Ursula K. Le Guin dit clairement – j'ai encore cité cette phrase récemment dans ma chronique de Pauvre cosmos – qu'un récit-panier est "plein de vaisseaux spatiaux qui dysfonctionnent, de missions qui échouent, et de personnes qui ne comprennent pas", autrement dit de problèmes ; simplement, la façon de les résoudre, ce n'est pas de taper dessus avec un gros caillou...


En parlant de cailloux, il y a en revanche une remarque précieuse dans l'article, qui aurait méritée d'être plus développée là encore (mais le Bifrost aurait sans doute fait 100 pages de plus) : "on ne fabrique pas un panier, on le tisse" (page 157, alors bien sûr qu'on fabrique une flèche, par exemple en tapant sur un silex pour enlever tout ce qui est en trop).


Cette remarque permet d'entrevoir (entrevoir seulement) une affinité consubstantielle de la fiction-panier avec la polyphonie (en vogue dans la SF contemporaine, ce n'est sans doute pas un hasard) et plus largement avec les structures "éclatées" (du type que Léo Kennel emploie dans ses novellas), autrement dit avec la vieille idée italienne du roman comme poème à actions multiples, telle que par exemple Emilie Querbalec la ressuscite dans Les Chants de Nüying. (un roman qui, au passage, pourrait sans doute s'analyser comme un kishôtenketsu à la Miyazaki).


En poussant un peu plus loin ce "paradigme du tissage" (page 157), on en vient également à l'idée que la fiction-panier a également une affinité consubstantielle avec l'hybridation générique (ici je pense au "henkaku tantei shôtetsu" dont je parlais récemment à propos de Briser les os, et que Denis Taillandier mentionne page 153 de ce Bifrost dans son panorama érudit des mauvais genres japonais), et plus généralement avec l'esthétique grotesque au coeur des bien de récits de SF – à commencer par un récit-panier comme le Solaris de Lem (et Tarkovski)..


Un pas de plus, et on arrive à l'idée qu'examine Elias Brugidou en tête de son article, dont je vais parler tout de suite, par commodité – mais que Dominique Lestel ne s'inquiète, je parle du sien juste après.


Les Ombres du multivers d'Elias Brugidou


Elias Brugidou commence son article en rappelant l'existence d'une "conception d'une science-fiction par nature contestataire", ce qu'il appelle (un peu improprement selon moi) la "vision irénique de la SF" (page 155).


Cette idée, Elias Brugidou aurait pu le signaler, a été battue en brèche par des travaux comme ceux d'Aaron Santesso sur le fascisme des pulps SF américains des "origines", ceux d'Istvan Csicsery-Ronay sur les liens intrinsèques entre SF et impérialisme ou ceux – d'ailleurs cités par Denis Taillandier page 150 – de John Rieder sur "le colonialisme et l'émergence de la science-fiction" (ouvrage fondateur, hélas non traduit en français ; donnez-moi un à-valoir, et je répare ça).


Cela lui aurait permis de rappeler que les "ombres du multivers, mises au service du marché, d'organisation militaires ou de projets politiques d'extrême-droite" (soit respectivement, et sommairement, le design fiction, du reste enseigné par Vincent Bontems ; la Red Team ; les Lumières sombres) datent de bien avant "le moment contre-culturel des années 1960 et 1970" (page 155) ; et garder ça en tête lui aurait sans doute évité d'écrire à la toute fin de son article (page 171) que Nick Land "pervertit l'étrangement cognitif de la SF" – non, il revient juste aux "origines".


De la même manière, quand il s'interroge sur le cyberpunk à partir notamment d'un article éclairant de Nicola Nixon (lui-même appuyé sur les travaux de Darko Suvin, Richard Stokes ou Istvan Csicsery-Ronay), Elias Brugidou devrait – et Vincent Bontems avec lui – séparer le mouvement comme phénomène historique (et sa façon de valoriser le viol de la Matrice par des cowboys, pour résumer sommairement le propos de Nicola Nixon) du genre qu'il a engendré (susceptible de déclinaisons féministes et progressistes, voir le Toxoplasma de Sabrina Calvo ou le Capitale Songe de Lucien Raphmaj).


En prime, l'histoire du mouvement elle-même mériterait d'être réécrite, par exemple en observant, comme le fait Nicola Nixon à la suite de Samuel Delany, qu'avec sa Molly Millions William Gibson ne fait que réécrire (en la dépolitisant) la Jael de Joanna Russ ; ou encore en se souvenant que, presque dix ans avant le Neuromancien de Gibson, il y avait eu Une fille branchée de James Tiptree Jr (alias Alice Sheldon), un texte qui encore aujourd'hui est une référence pour Aiki Mira et sa cyber-SF (neuro-)queer ("Une fluctuation dans le vide", "L'Univers sans l'ours polaire", "Utopie27").


La vérité (si tant est qu'il y en ait une), c'est que la SF, pour reprendre l'excellente expression de Jean-Marc Gouanvic, est fondamentalement une "poétique de l'altérité", et que, passé le moment de déstabilisation initial face à l'Autre (moment qu'on retrouve aussi dans le fantastique), il y a basiquement deux approches possibles : on le met au pas d'une manière ou d'une autre (en l'asservissant, en le violant, en le tuant, etc.) ou on essaye de communiquer – le résultat étant de la fiction-flèche ou de la fiction-panier.


(Notez au passage qu'il y a toujours des passerelles possibles de l'une vers l'autre, par exemple quand un personnage d'une fiction-flèche imagine momentanément une solution de fiction-panier, rappelez-vous la fin ironique du Starship Troopers de Verhoeven ; le mécanisme inverse se retrouve dans le Solaris de Lem et de Tarkovski. où les solaristes envisagent un temps de bombarder l'océan – oui, l'humanité préfère détruire ce qu'elle ne comprend pas.)


L'examen détaillé – et instructif – des "ombres du multivers" fait par Elias Brugidou aurait sans doute pu être enrichi sur encore un autre point : n'y a-t-il pas tout de même des formes de SF moins propices à utilisation par les capitalistes, les militaires et les fascistes, comme précisément cette uchronie que valorise le multiversalisme ?


Comment la science-fiction sauvera (peut-être) la philosophie de Dominique Lestel


Le point de départ de cet article polémique mais/donc passionnant de Dominique Lestel (signataire du manifeste du multiversalisme), c'est une critique tout à la fois des pratiques institutionnelles (et de leur "dérive néo-libérale", page 160), du processus de formation ("l'agrégation de philosophie", jugée anachronique et perverse, et "les classes préparatoires", jugées castratrices page 160, non sans raison si l'on se rappelle qu'on y privilégie la synthèse au détriment de l'analyse) et surtout de la méthode de la philosophie contemporaine, laquelle se cantonnerait dans "l'espace du commentaire érudit et maniaque" (page 161).


Cette dernière critique mériterait une précision : autant je pense, comme Dominique Lestel, que la survalorisation de l'exégèse est la voie royale vers le sectarisme et des querelles de chapelle plus religieuse que philosophiques, autant je pense, avec Giorgio Agamben, que les textes d'autrui peuvent être un bon point de départ pour une réflexion pertinente, à condition de ne pas manquer le moment où il est temps "de poursuivre la réflexion pour son compte" (page 30 de Qu'est-ce qu'un dispositif ?).


Du reste, le dernier endroit où l'on a pu voir "cette espèce de folie qui fait qu'un texte théorique accroche vraiment les neurones du lecteur" (dixit Dominique Lestel page 160), c'était selon moi ((et selon Rémi Astruc) chez Tiqqun, où la réappropriation "des Grands Textes Anciens" (idem) ne manquait pas.


Il n'empêche que, globalement, Dominique Lestel n'a sans doute pas tort de reprocher à la philosophie continentale actuelle son manque d'inventivité (au nom de la très rimbaldienne exigence que les temps nouveaux réclament des concepts nouveaux), et à "la philosophie analytique" (anglo-saxonne) son "vide conceptuel abyssal" (toujours page 160) : il rejoint ici (sans le citer) la critique faite par Herbert Marcuse dans L'Homme unidimensionnel, où la philosophie du langage ordinaire est vue (non sans raison) comme un refus de produire de grands concepts susceptibles non seulement d'expliquer le monde, mais de le transformer.


A ce que Dominique Lestel appelle (page 160 encore) "des analyses cacochymes de premiers-de-la-classe", Herbert Marcuse opposait (page 200 de L'Homme unidimensionnel) "les analyses de Sartre consacrées à un groupe de gens qui attendent l'autobus" ou "l'analyse de Karl Kraus sur la presse quotidienne", autrement dit des réflexions bâties sur du concret (on pourrait écrire un livre entier sur la façon dont le spectre de l'objet hante toute l'histoire de la philosophie).


Dominique Lestel va, lui, un peu plus loin que Marcuse dans ce rejet des "essais théoriques les plus abscons" (page 163) en proposant, dans la lignée de Kundera, de "penser à travers des histoires" situées dans "des Mondes Possibles" basés sur "des hypothèses excessives" (page 163), pour résumer en une phrase les trois "postures expérimentales" qu'il propose (page 162) comme fondements de sa "pratique de la philosophie comme science-fiction".


Dit autrement, Dominique Lestel considère, comme Deleuze, que la base de la philosophie est la même que celle de la science-fiction, à savoir l'expérience de pensée, une expression qui se déduit de son texte sans jamais y figurer (alors que Vincent Bontems l'employait page 139) – c'est d'autant plus curieux qu'il cite page 159 la préface de The Seven Beauties of Science-Fiction d'Istvan Csicsery-Ronay, or le chapitre 4 de cet ouvrage capital, "Imaginary Science", tourne précisément autour du concept de "Thought-experiment", voir notamment page 120 (là encore, donnez-moi un à-valoir, et je vous traduis tout ça en français).


Notez aussi que cette conception de la philosophie est exactement celle défendue par Pierre Cassou-Noguès, qu'il est donc un peu surprenant de ne pas voir mentionné, même en passant (je cite ici La Bienveillance des machines, page 22, mais c'est surtout Mon zombie et moi qui développe le concept) : "le domaine propre de la philosophie est le possible tel qu'il est ouvert par les histoires qui fonctionnent".


Comme exemple de telles histoires fécondes, Dominique Lestel cite notamment (page 161) "l'idée selon laquelle le futur de l'humain serait dans sa réanimalisation et non dans sa dés-animalisation radicale" – une idée très importante dans la SF contemporaine, où ce "zoo-futurisme", opposé au "transhumanisme", a accouché d'oeuvres aussi importantes que Les Furtifs d'Alain Damasio, Rossignol d'Audrey Pleynet ou Défense d'extinction de Ray Nayler.


Ceci dit, Dominique Lestel n'échappe pas toujours me semble-t-il à l'idéologie des "classes dominantes" (page 163) que sa philosophie entend décortiquer : j'en veux pour preuve (et je terminerai là-dessus mon commentaire) son usage, à trois reprises au cours de l'article (pour parler des "technologies" page 160, des "sciences contemporaines" page 162, et des "postures" à leur opposer page 162), de l'adjectif "disruptives".


Tic de langage sans conséquence me direz-vous, mais non, pas pour quelqu'un dont le métier est de manier des mots, et qui ne peut ignorer qu'il y a là tout à la fois une injonction fondamentale du capitalisme (notre société demande "sois disruptif", comme les Charlots disaient "sois érotique") et un de ses mythes fondateurs (notre société continue de véhiculer l'image fausse du capitaine d'industrie qui vient briser la monotonie d'une société figée, un scénario vu récemment chez l'Audrey Pleynet de Sintonia).


De fait, une technologie comme l'IA dite "générative" – "dégénérative" pour moi – n'a objectivement rien de "disruptif" ni même de novateur (ce n'est guère qu'un perroquet pourvu d'une capacité de synthèse, tiens, cette même capacité qu'on valorise dans les classes préparatoires) ; elle n'est vue ainsi que parce que ses inventeurs ont tout intérêt à la rendre désirable pour la monétiser, créant ainsi ces "faux besoins" dont est pavé notre "enfer" social selon Herbert Marcuse (L'Homme unidimensionnel, page 265).


Autrement dit, et je conclurai là-dessus, si une partie de la philosophie (celle que décrit ici Dominique Lestel, celle que promeut Pierre Cassou-Noguès) doit bel et bien être une prospective (et nous projeter dans des mondes alternatifs à ceux qu'on veut nous imposer), une autre se doit d'être cette généalogie nietzschéeenne chère à Michel Foucault, qui ne fait l'histoire des fausses valeurs que pour mieux les détruire ensuite – c'est bien pour ça que le multiversalisme a raison d'insister sur l'uchronie, l'identification des points de bifurcation dans le passé permettant d'en créer de nouveaux dans le futur.





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