vendredi 23 août 2024

Dans un cercueil en chute libre

Vision aveugle de Peter Watts


Novums


Après s'être penché sur Les Employés d'Olga Ravn, roman d'inspiration solarienne pour le dire vite, comment ne pas avoir envie d'enfin chroniquer un roman présenté (non sans raison) comme "l'ultime approche de l'altérité" sur son rabat de couverture (dans la somptueuse édition du Bélial', dont le seul défaut est une inexactitude en quatrième de couverture, j'en parle plus loin) – et tout autant, comme sa "suite", Echopraxie, sous influence de ce même Solaris de Lem, décidément un roman-phare pour la SF contemporaine.


Comme l'Isolation de Greg Egan (qui lui est antérieur, mais qui ne quitte pas la Terre) ou Les Chants de Nüying d'Emilie Querbalec (qui lui est postérieur, mais où le premier contact est un peu moins central), autrement dit comme dans n'importe quel roman majeur post-cyberpunk, Vision aveugle décrit un univers relativement proche, marqué par la conjonction de plusieurs novums, certains internes (fruits d'une avancée technologique humaine), et d'autres externes (en provenance d'une hypothétique civilisation extraterrestre) :

– les progrès de l'interfaçage homme-machine, permettant autant la connexion perpétuelle des personnages via leurs implants à une forme de net, ConSensus, que "l'Ascension" de certains humains (dont la mère d'un des personnages) vers un "Paradis" numérique (page 50), autrement dit leur connexion perpétuelle à un monde virtuel, désiré plutôt que subi (au contraire de Matrix) ;

– une médecine capable autant de réparer n'importe quel dommage, sauf cérébral, que de diviser l'esprit en plusieurs personnalités ou de lui offrir de nouvelles modalités sensorielles (voir plus loin la présentation des personnages) ;

– corollaire, "le vaudou de la paléogénétique" (page 37), capable de faire revivre une sous-espèce humaine éteinte, le vampire, afin de mettre ses capacités au service de l'humanité (idem) ;

– "l'Ere interplanétaire" (page 64), moment où l'humanité circule couramment dans la galaxie, grâce notamment aux "spécifications quantiques" (page 41) fournie par "la station Icare" depuis le Soleil (page 62, on en saura plus sur le sujet dans Echopraxie) ;

– la chute des "Lucioles" le "13 février 2082" (page 54), autrement dit de "65 536 sondes réparties à intervalles réguliers selon un quadrillage altitude/longitude couvrant la surface planétaire à peu près jusqu'au dernier mètre carré" (page 55) ;

– l'interception d'un "signal radio" similaire à celui de ces sondes du côté "de la ceinture de Kuiper" (page 63).


On le devine, les premiers novums vont être mobilisés pour tenter d'expliquer les deux derniers, et un vaisseau (le Thésée, piloté par une IA quantique) va être lancé dans l'espace avec à son bord un équipage de 9 personnes, soit 5 membres aux fonctions bien distinctes et leurs 4 doublures (réveillées seulement en cas de mort cérébrale de leur double) :

– un chef de mission vampire (ce qui fait de lui un "sociopathe", page 126), Jukka Sarasti, le seul à n'avoir pas de doublure, et aussi le seul à dialoguer directement avec l'IA du vaisseau ;

– une militaire munie d'un "code d'honneur" (page 213) et d'une armée de "troufions" mécaniques (page 152), Amanda Bates, et sa doublure, dont nous ne saurons jamais le nom ;

– un biologiste, Isaac Szpindel, et sa doublure, Robert Cunningham, tous deux chirurgicalement modifiés de manière à disposer de "la possibilité de visualiser les rayons X et de goûter les formes se cachant dans les membranes cellulaires" (page 312) ;

– une linguiste, Susan James, "la femme si dévouée à la Communication Comme Unificateur qu'elle avait divisé son propre cerveau en parties désunies pour démontrer son propos" (page 233) et ainsi former, avec Cruncher, Michelle et Sascha, le Gang des Quatre, et sa doublure, Takamatsu, qui a subi la même intervention chirurgicale (contrairement donc à ce qu'indique la quatrième de couvertures, il s'agit d'un "complexe multi-noyaux" volontairement induit, non pas d'un "trouble de la personnalité multiple", et encore moins de schizophrénie, voir page 178, mais aussi ma chronique de La Fille qui se noie) ;

– un synthétiste (chargé de traduire en termes compréhensibles les intuitions des autres), Siri Keeton, qui a la particularité (probablement non partagée par sa doublure, dont nous ne saurons jamais le nom) d'avoir subi dans sa jeunesse une "hémisphérectomie radicale : la moitié du cerveau jetée avec le krill de la veille, forçant celle qui reste à mettre les bouchées doubles" (page 33).


Technologiade


Quoique Siri Keeton soit le narrateur (rétrospectif) de l'histoire, depuis le "cercueil en chute libre au-delà des limites du système solaire" où il est coincé (page 34, on sait donc très tôt comment tout va finir, ou presque), il nous indique clairement (page 180) que :

"Du point de vue de la Terre, tous les membres d'équipage du Thésée étaient des alters."


Autrement dit, si l'on analyse Vision aveugle comme une technologiade, en utilisant les archétypes mis au point par Istvan Csicsery-Ronay, tous ces personnages (sauf peut-être Jukka Sarasti, qu'on pourrait considérer comme le Mage Obscur de l'histoire) sont des avatars de l'Homme Habile, avec une répartition à peu près uniforme des attributs de ce dernier entre eux (contrairement donc à Echopraxie) :

– les troufions, déjà évoqués, sont à l'évidence les Serfs Volontaires d'Amanda Bates, qu'elle peut laisser libres de leur mouvements mais aussi utiliser "en mode esclave" (voir notamment page 252) ;

– on peut trouver un Texte-Outil notamment chez Susan James, la linguiste, qui utilise (page 305) des manières de "hiéroglyphes" pour communiquer, mais il y a aussi cet "océan de visages torturés" que Jukka Sarasti utilise comme indicateurs statistiques (page 375), les figures de Chernoff) ;

– la Femme au Foyer (Chelsea) sera le privilège de Siri Keeton, et elle apparaîtra, plutôt qu'en chair et en os comme dans Solaris, dans de nombreux flash-backs, pour illustrer les difficiles relations de Siri avec le reste du monde, faute d'empathie "conventionnelle" (comme le dit son ami Robert Paglino page 264, il use d'une autre forme d'empathie, ce qui a pu rappeler à d'aucuns la problématique de l'autisme, à tort selon Ada Hoffmann).


Le Corps Fertile sur lequel ils vont tous exercer (avec plus ou moins de succès) leurs talents respectifs, c'est bien sûr cet artefact (le "Big Dumb Object" diraient Gromovar ou le Chroniqueur) qui se baptisera lui même Rorschach (page 117) –  l'analogue, en beaucoup plus solide, de l'océan plasmatique dans le Solaris de Lem, et comme lui mobilisant une même esthétique du grotesque (au sens de difforme), voir par exemple page 145 (avec cet appel à notre imagination typique de la façon de parler de Siri Keeton) :

"Imaginez une couronne d'épines, tordue, sombre et mate, qui a poussé de manière trop enchevêtrée pour pouvoir reposer un jour sur une tête humaine. Mettez-là en orbite autour d'une étoile ratée dont la propre demi-lumière réfléchie ne fait guère que silhouetter ses satellites. De temps en temps, ses fissures et torsades jettent un reflet sanglant, comme des braises mourantes, qui ne font que souligner l'obscurité régnant partout ailleurs.

Imaginez un artefact qui exprime la notion même de torture, quelque chose de si tordu et de si défiguré que même séparé de vous par d'innombrables années-lumière et d'inimaginables différences biologiques et conceptuelles, vous ne pouvez vous empêcher d'avoir l'impression que, quelque part, la structure elle-même ressent de la douleur.

Et maintenant, imaginez ça grand comme une ville."


Comme chez Lem, des expériences déstabilisantes attendent quiconque se hasarde à l'intérieur du Rorschach, mais Peter Watts donne à ces expériences un caractère à l'opposé de celles de Solaris ; là où Kelvin et consorts étaient confrontés à des créatures tangibles et visibles (quoique issues en dernier ressort de leur esprit), Keeton et les autres se retrouvent confrontés à deux types de phénomènes :

– soit ils aperçoivent des choses qui n'existent pas, sous l'effet des puissants champs magnétiques du Rorschach (ils ont des hallucinations aux formes classiques pour quiconque connaît, comme Szpindel, les travaux de Klüver, cité page 203) ;

– soit au contraire ils n'aperçoivent pas des choses qui sont pourtant juste sous leur nez (c'est la "vision aveugle" éponyme, citée notamment pages 195, 207, 221, 310 ou 356).


Dans ce dernier phénomène, qui affecte d'abord Szpindel puis, dans une des scènes les plus marquantes du roman, Keeton, gît bien évidemment toute la symbolique de l'oeuvre de Peter Watts : ce n'est pas que physiquement (et momentanément) que l'humanité est aveugle à certaines choses, elle l'est tout autant "psychiquement".


Métaphore


Plus précisément, de façon encore plus poussée que chez Lem (où au final une forme de contact sera possible), dans Vision aveugle l'anthropocentrisme des personnages (sauf peut-être Jukka Sarasti) les pousse à prendre pour acquis des marqueurs supposés de l'intelligence tels que le langage, la conscience (sans doute le vrai sujet du roman), voire la technologie – donc à ne pas réussir à avoir de vrai contact avec une autre espèce (mais bon, sur Terre même, nous passons sans doute à côté des dauphins, comme le soutient par exemple Vyacheslav Ryabov dans une étude controversée).


Avant d'en venir à la conscience (sans doute le thème central, comme l'a remarqué Feyd Rautha), disons un mot du langage (un thème tout aussi important, comme l'a souligné Nicolas Winter).


Pour les analyses linguistiques de son Gang des Quatre, Peter Watts s'appuie principalement, comme il le signale dans sa postface érudite (page 422), sur un article de Chomsky, Fitch et Hauser, qui considère comme propre à l'espèce humaine (donc sans doute aussi à une espèce extraterrestre) la faculté de former à l'infini des phrases à partir d'un ensemble de mots limité – la "récursion FLN" de la page 121 (FLN est l'abréviation de "Faculty of Language in the Narrow sense", expression dont il n'existe pas, à ma connaissance, d'équivalent français, donc Gilles Goullet a raison de jouer la prudence en traduisant).


Non sans malice, Peter Watts va battre en brèche cette conception en nous signalant (page 136) que "reconnaissance de formes n'égale pas compréhension", et que (page 137) "les motifs véhiculent leur propre intelligence, tout à fait distincte du contenu sémantique s'accrochant à leur surface" – autrement dit, un artefact extraterrestre peut parfaitement former des phrases correctes et soutenir une conversation sans qu'il y ait de vrai contact (c'est la version sérieuse du Mars Attacks! de Tim Burton).


Pire, comme le montrera la page 361, dans un passage ouvertement inspiré de la Révolution électronique de Burroughs, ces signaux "inutilement récursifs" dont s'enorgueillit l'humanité en viennent à noyer l'information authentique dans son commentaire émotionnel, j'en parlais récemment à propos de Vallée du silicium (je reste volontairement allusif pour ne pas gâcher l'impact de la scène).


D'inefficacité encore, il va être question encore à propos de la conscience, un thème dont le nom même du vaisseau (le Thésée, rappelez-vous) signale l'importance dans Vision aveugle.


Le bateau de Thésée est en effet une célèbre expérience de pensée, qui peut aujourd'hui être vue comme une métaphore du transhumanisme, mais qui a surtout servi à interroger l'identité, donc la conscience qui la postule, d'un organisme : si chaque planche du bateau originellement utilisé par Thésée a été remplacé au cours des siècles en respectant sa forme initiale (Aristote dirait son âme), est-ce toujours le bateau de Thésée, ou autre chose?


Peter Watts ne va pas vraiment s'intéresser à cette question, mais plutôt à une autre, bien plus dérangeante : une espèce extraterrestre intelligente devrait-elle nécessairement avoir conscience d'elle-même ? ou la conscience n'est-elle qu'un accident de l'évolution, plutôt qu'un marqueur universel d'intelligence ?


Jukka Sarasti répondra à la question dans un discours halluciné, retranscrit avec peine par Siri Keeton (par exemple page 337 ; notez au passage que Peter Watts surestime peut-être les capacités de l'intelligence artificielle, très efficace en effet sur une tâche spécifique, mais très mauvaise pour s'adapter à une nouvelle tâche, voir l'ARC Prize) :

"Vos leçons sont toutes apprises consciemment ? Et alors ? Vous croyez que cela prouve qu'il n'existe pas d'autres moyens ? Les logiciels à heuristique d'apprentissage s'améliorent depuis plus d'un siècle. Les machines maîtrisent le jeu d'échecs, les voitures apprennent à se conduire elles-mêmes, les programmes statistiques conçoivent les expériences pour résoudre les problèmes qu'on leur soumet, et vous croyez que le seul moyen d'apprendre passe par la conscience ?"


Au bout du compte, exactement comme il le fera, peut-être plus frontalement, dans Echopraxie, Peter Watts met en lumière l'aveuglement de l'espèce humaine, son hubris intrinsèque – qui ne ressort jamais autant que quand un phénomène extrême, caractéristique des littératures de l'imaginaire, l'oblige à se montrer, se faisant "le miroir de nos peurs" (Patrick Imbert, dans Bifrost 54).


Alors, Vision aveugle, "le second meilleur roman de SF de tous les temps" (après Hypérion de Dan Simmons), comme le pense Apophis ? Je ne suis pas forcément fan de ce type de classements, mais je dois bien reconnaître que, sans Peter Watts, il manquerait certainement quelque chose d'essentiel à la SF.




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