vendredi 20 novembre 2020

Ethologie d'une espèce fantôme

Les Furtifs d'Alain Damasio
Topologie d'une cité fantôme d'Alain Robbe-Grillet

Le numéro spécial de Socialter ou le confinement (au choix) sont l'occasion idéale de se (re)pencher sur le dernier roman d'Alain Damasio, qui vient tout juste de recevoir le Grand Prix de l'Imaginaire, et qui ressortira bientôt en poche (le temps étant une notion relative, "tout juste" signifie ici "en milieu d'année", et "bientôt", "en début d'année prochaine").

Il paraît difficile de dire quelque chose de neuf sur un roman qui a déjà fait couler beaucoup d'encre (virtuelle), mais il me semble que c'est possible, en opérant un rapprochement, à première vue incongru, avec un autre roman, d'un autre Alain (Robbe-Grillet) : Topologie d'une cité fantôme, qui approche gaillardement des 50 ans.

Le rapprochement peut surprendre, mais la parenté est réelle : les deux romans développent sensiblement le même thème, la relation prédateur-proie et la façon dont la forme d'une ville peut influencer sur ce rapport de prédation ; simplement, comme Alain Robbe-Grillet déploie son histoire dans une ambiance de polar, la proie n'est pas une espèce inconnue, comme chez Alain Damasio, mais tout simplement l'archétype millénaire de la jeune fille blonde et innocente.

Les deux romans commencent également par une plongée dans un espace bien particulier, un cube blanc. Passé l'incipit, chez Alain Robbe-Grillet (page 17), "les trois parois visibles, qui constituent le fond et les deux côtés de la cellule rectangulaire, peut-être carrée (mais il est difficile d'en juger à cause d'un fort effet de perspective) ou même cubique (ce qui soulève à nouveau le problème de l'existence improbable d'un plafond), les trois parois visibles sont, en dépit de leur orientation différente, du même blanc uniforme, terne, sans aucun relief", avec un discret travail sonore sur les dentales (T,D,N), les labiales (P, B, M) ou les labio-dentales (F, V) ; chez Alain Damasio (page 11), "le cube est blanc, oui, d'un blanc impeccable, tendu d'un seul aplat mat massif qui glace les quatres murs et noie la surface du sol dans un lac de lait glacé", avec un travail plus visible sur les allitérations, par exemple en labiales (P, B, M) ou en liquides (L).

Des ressemblances superficielles ? Il m'apparaît, au contraire, qu'elles recouvrent un programme littéraire similaire, que la critique a baptisé "Nouveau Roman" dans le cas d'Alain Robbe-Grillet, et que la blogueuse Lili Galipette a fort justement identifié, dans le cas d'Alain Damasio, comme "une nouvelle littérature de genre : fluide, mouvante, bigarrée, hybride".

Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner point par point, dans les deux romans, les 5 caractéristiques que le théoricien Jean Ricardou considérait, dans un entretien de 1971, comme essentielle à la révolution littéraire qu'a constitué le Nouveau Roman ; sans surprise, puisque les mêmes problèmes se posent en termes semblables d'un siècle à l'autre, ces 5 traits se retrouvent aussi bien dans les romans d'Alain Robbe-Grillet que dans ceux d'Alain Damasio.

La première caractéristique (et sans doute la plus essentielle), c'est la primauté accordée au langage, qui mène droit vers le gauchissement de la phrase "classique". Les citations ci-dessus en ont déjà donné un aperçu : aussi bien chez Alain Damasio que chez Alain Robbe-Grillet, qui regrettait d'ailleurs dans un entretien de 1989 de ne pas avoir été plus souvent perçu comme un poète, le texte doit pouvoir être lu à haute voix ; il doit constituer un bloc sonore, au risque de rendre opaque l'histoire qu'il présente, comme les touches d'un peintre peuvent détourner l'attention de son motif. 

On est donc loin de l'optique classique de transparence du texte, encore défendue par certains blogueurs, comme Nicolas Winter, qui reproche à Alain Damasio de tomber dans un "piège langagier", là où il devrait saluer l'admirable travail stylistique, sans égal dans le paysage littéraire français. Au passage, notons que la polémique n'est pas neuve : au XVIIIe siècle, on reprochait déjà au Télémaque de Fénelon de comporter trop de poésie dans sa prose...

La deuxième caractéristique, celle de la génération du texte par un mot-clé, est sans doute plus vrai pour Alain Robbe-Grillet que pour Alain Damasio, qui bâtit plutôt ses romans en partant d'un concept susceptible de tenir la distance (le vif pour La Horde du contrevent ou les furtifs du titre). Néanmoins, comme dans Topologie d'une cité fantôme et sa litanie fondatrice (page 49, "vanadé - vigie - navire / danger - rivage - devin / nager - en vain - carnage / divan - vierge - vagin / gravide - engendra - david"), le texte d'Alain Damasio est parcouru de semblables échos : est-ce vraiment un hasard si seul Lorca Varèse pourra rencontrer le discret philosophe Varech ? (Le premier est en quelque sorte une version atténuée du second, ce qui nous conduit tout droit au point suivant.)

Avec la troisième caractéristique, celle de l'intertextualité, on touche un autre point capital pour les deux écrivains, un de ceux sans doute qui suscitent le plus d'incompréhension, au moins pour Alain Damasio. Chez Robbe-Grillet, le procédé semble à première vue plus ludique, qu'il fasse allusion à Verlaine (page 56, "la vie est là, simple et tranquille") ou à lui-même (page 98, "ce problème particulier, le gommage d'une lettre et son remplacement par le signe suivant dans l'ordre de l'alphabet").

Chez Alain Damasio, la volonté affichée de retravailler de façon différente les thèmes qui le hantent prête plus volontiers le flanc à la critique : rebondissant sur une formule peut-être un peu maladroite de son éditeur, beaucoup de blogueurs lui reprochent d'avoir voulu faire une simple addition de ses deux précédents romans. En vérité, quiconque a lu les nouvelles d'Alain Damasio sait que Les Furtifs s'inspire beaucoup plus de "Annah à travers la Harpe" (pour la quête du père), du "Bruit des bagues" (pour l'Anneau), de "C@PTCH@" (pour les dalles sensitives) ou des "Hybres" (pour les furtifs eux-même et leur vitrification)...

Si l'on retrouve des personnages semblables d'un roman à l'autre (par exemple, Slift - Golgoth - Hernàn Agüero), c'est parce qu'Alain Damasio s'interroge sur un même archétype (ici, l'homme d'action, qui sait parfaitement parler mais préfère le plus souvent agir), qu'il veille d'ailleurs à décliner de façon différente d'un livre à l'autre. Evidemment, l'intervalle de lecture susceptible de s'écouler entre deux romans (15 ans, quand même, pour les deux derniers) estompe ces différences, qui sautent pourtant aux yeux si on prend la peine de relire La Zone du Dehors ou La Horde du Contrevent juste après Les Furtifs.

Un autre marqueur d'intertextualité est l'inscription dans un genre défini : le polar pour Alain Robbe-Grillet, ce qui lui a d'ailleurs valu l'opprobre de certains connaisseurs, comme Robert Deleuse ; la science-fiction, pour Alain Damasio, avec là encore une perception mitigée par les amateurs. (Notons, au passage, que Nicolas Winter commet un contresens historique quand il félicite Damasio de ne pas "renier le genre pour mieux parler d'anticipation et autres allégories fumeuses à la place de ce mot étrangement honteux" : en vérité, comme il est facile de s'en rendre compte en feuilletant la presse d'avant-guerre, "anticipation" était tout simplement le terme utilisé en France avant que l'anglicisme "science-fiction" ne le supplante.)

La quatrième caractéristique, celle de la tendance à la boucle, est peut-être la moins frappante, chez Alain Robbe-Grillet comme chez Alain Damasio, même si leurs textes respectifs décrivent souvent des spirales autour des mêmes motifs... (Il n'échappera pas aux connaisseurs qu'au moins un roman et une nouvelle d'Alain Damasio sont construits sur une structure cyclique, ne précisons pas lesquels pour ne pas spoiler).

En revanche, la cinquième caractéristique, l'effacement des personnages, est consubstantielle aux deux oeuvres, même si elles ne procèdent pas à cet effacement de la même manière. Chez Alain Robbe-Grillet, le personnage est essentiellement perçu à travers ses interactions avec le décor où il évolue : ainsi, le tueur en série de Topologie d'une cité fantôme se dessine peu à peu, comme en ombre chinoise, sur les divers espaces-temps évoqués dans le livre, jusqu'à composer un portrait au moins aussi précis que dans un polar plus classique.

Chez Alain Damasio, au contraire, le personnage n'existe que par les interactions qu'il tisse avec autrui ; il est avant tout membre d'un collectif, par lequel il accède à l'existence véritable. Saskia Larsen l'exprime sans ambages quand elle rencontre les insurgés de Porquerolles (page 504, des Furtifs) : "Je rêve que d'un truc ce soir : fusionner, disparaître. Devenir eux, leur énergie, leur fougue, leurs horizons."

Ceci explique évidemment la structure polyphonique que Damasio adopte dans ses trois romans, avec cette spécificité que la polyphonie peut aussi s'exercer à l'intérieur même d'un personnage, qui porte, par exemple, la mémoire de ses compagnons disparus (je ne dirai pas lesquels pour ne pas spoiler, une fois de plus). Ce trait stylistique découle bien évidemment d'un positionnement politique, qui est peut-être, au fond, ce qui dérange le plus les critiques...

La conclusion de ce long billet ? Quelle que soit l'incompréhension ou les réserves qu'il suscite (à tort pour moi), Alain Damasio est indubitablement une des meilleures choses qui soient arrivées à la littérature (tout court) : comme Ballard l'a fait en son temps (avec La Foire aux atrocités), il a su renouveler en profondeur la forme romanesque, pour l'amener au plus près de la forme poétique, comme l'avaient rêvé avant lui les surréalistes ou les adeptes du Nouveau Roman. Dit autrement : les manuels de littérature à venir (et, peut-être, qui sait, le comité Nobel) ne pourront ignorer son oeuvre qu'au prix de périlleuses acrobaties verbales...


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