jeudi 19 novembre 2020

Les crapauds de l'Apocalypse

Toxoplasma de Sabrina Calvo

Le numéro 97 de Bifrost ou le confinement (au choix) sont l'occasion idéale de se (re)pencher sur le dernier roman de Sabrina Calvo, qui vient tout juste de sortir en poche avec une couverture (simple mais efficace) d'Aurélien Police (le temps étant relatif, "tout juste" signifie ici "en début d'année").

Comme l'écrit le RêveLecteurToxoplasma est incontestablement "une réussite qui mérite son Grand Prix de l'Imaginaire 2018" ; c'est aussi et surtout une des rares réponses françaises au Neuromancien de William Gibson, dont il se rapproche autant par l'intrigue que par l'incompréhension qu'il suscite chez certains lecteurs ou lectrices (j'y reviendrai).

"The sky above the port was the color of television, tuned to a dead channel" : la célèbre phrase d'ouverture du roman de Gibson, outre sa musicalité (due à une allitération en dentales, T, D, N), présentait l'avantage de poser tout de suite un des thèmes phares du roman, le remplacement d'un ancien média (la télévision) par un nouveau (le net, alias la célèbre Matrice où les soeurs Wachowski allaient bientôt faire leur nid avec bonheur).

La même préoccupation se retrouve chez Sabrina Calvo, quelques lignes seulement après l'ouverture du roman (page 15 en poche) : "Des images d'un rêve en VHS remontent lentement." Ici aussi, une technologie en péril, la vidéo, incarnée par le personnage de Nikki Chanson, va s'opposer à une technologie émergente, la Grille, où courent les personnages de Kim et Mei ; conjointes au début, les deux lignes d'histoire vont diverger, puis (évidemment) se rejoindre pour un final splendide (et une phrase de fin aussi inoubliable que celle du Neuromancien, mais pour des raisons différentes).

Le montage parallèle n'est pas la seule technique que Sabrina Calvo emprunte à la vidéo, d'où les "difficultés de compréhension" ressenties par Kitty la Mouette, qui a trouvé pourtant le roman "terriblement imaginatif", ou la critique de Boudicca du Bibliocosme : "l'aut[rice] ne s'embarrasse pas vraiment de détails concernant le contexte", et "la situation n'est vraiment exposée qu'à de rares occasions".

La remarque est loin d'être idiote, elle loupe juste un point essentiel : comme Alfred Hitchcock, Sabrina Calvo refuse de se reposer sur le dialogue pour exposer la situation initiale, et elle refuse tout autant de recourir à de longs paragraphes explicatifs qui, avouons-le, nous auraient fait mourir d'ennui. A la place, elle nous plonge d'un coup dans son univers (splash), à charge pour nous de rassembler en un tout cohérent les éléments judicieusement disséminés ici ou là.

Soit dit en passant, cette technique est loin d'être nouvelle en littérature : elle a été décrite par Gotthold Ephraïm Lessing dès le XVIIIe siècle, comme un des procédés par lesquels le poète épique pouvait compenser le manque de spatialité du langage (par opposition à la peinture, qui a elle une faiblesse temporelle). Comme l'explique Armel Mazeron, "une description ne saurait saisir la totalité visuelle de façon simultanée, mais elle peut se compléter progressivement grâce à une habile répartition des images dans la suite des actions rapportées", le tout formant ce que Lessing appelle un "tableau poétique".

Cette technique hitchcockienne d'exposition par accumulation progressive rejoint la technique de montage, toute godardienne cette fois-ci, par laquelle Sabrina Calvo construit sa mythologie (incluant, donc, des crapauds, mais aussi des machines à laver) : "une sorte d'assemblage de choses qui ne vont pas ensemble", comme le dit un peu méchamment Miroirs-SF, ou mieux un "rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées", suivant la célèbre phrase de Pierre Reverdy sur l'image poétique.

Reverdy et ses épigones, André Breton et Jean-Luc Godard, insistent sur la nécessité pour les deux réalités ainsi rapprochées d'être reliées par des rapports "lointains et justes" si elles veulent dégager une "puissance émotive" : c'est précisément ce que réussit Sabrina Calvo dans Toxoplasma. Plus que "foutraque" ou "déjanté", le roman mériterait donc d'être qualifié de surréaliste, d'où son côté "burlesque" (un mot qui n'est pas exactement synonyme de "drôle", rappelons-le, même si des passages de ce roman globalement sombre peuvent en effet amuser).

Il serait toutefois réducteur de ne considérer Toxoplasma que sous cet aspect "thématique", disons : un roman n'est pas une vidéo, et une autrice n'a pas d'images pour représenter son univers, seulement des mots pour le présenter... Si le monde de Sabrina Calvo est aussi prégnant, c'est bien parce qu'elle mène un travail, discret mais bien réel, sur la langue, souvent par petites touches intercalées ça et là entre deux phrases plus minimalistes.

Des exemples, piochés au hasard dans le texte ? "Derrière le rideau filtre une lumière de lait", avec une belle allitération en liquides (L) pour soutenir la métaphore (page 123) ; "Debout dans sa majesté, Brocéliande de mousse et de racines, c'est un lieu en paix, qui ne demande qu'à basculer", avec une allitération en labiales (P, B, M) pour appuyer la description (page 241) ; "Le ciel pulse comme une joue enflée", avec encore une allitération en liquides, mais une comparaison, ce coup-ci (page 337).

J'ai l'air d'insister sur les portions les plus ouvertement "poétiques" du texte, mais en vrai, comme Léo Ferré, Sabrina Calvo ne croit pas au "snobisme scolaire qui consiste, en poésie, à n'employer que certains mots déterminés, à la priver de certains autres, qu'ils soient techniques, médicaux, populaires, ou argotiques", et elle sait également nous régaler, notamment dans les dialogues, de phrases aussi savoureuses que (page 17, avec là aussi une allitération en labiales) : "quand est-ce que tu accepteras de te pogner une pitoune qui soit pas un genre d'artiste complètement tarée ?"

Ce sont sans doute ces apparents "grands écarts", thématiques aussi bien que stylistiques, qui provoquent autant d'incompréhension chez les lecteurs de Sabrina Calvo, mais ce sont aussi eux qui font la force de Toxoplasma, parce que derrière le disparate court un vrai fil conducteur, qui personnellement m'a porté sans effort d'un bout du roman à l'autre.

Bien sûr, il vaut mieux, pour profiter pleinement d'un texte aussi puissant, le lire pendant un vrai moment de repos, et pas entre deux stations de métro...


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