vendredi 27 novembre 2020

Cent soleils

Cru et Few of us de luvan

Le dernier roman de luvan parle d'un ensemble de textes composés par une communauté de femmes ; il commence par préciser que "l'essentiel de ce corpus repose dans ce qu'il ne dit pas". Cette remarque vaut aussi bien pour les deux recueils de nouvelles publiés par luvan chez Dystopia, Cru et Few of us... car luvan est avant tout, profitons de l'occasion pour le rappeler, une nouvelliste : une des meilleures de la génération Oxymore avec Mélanie Fazi et Léo Henry.

Il paraît difficile de dire des choses nouvelles sur ces deux recueils, surtout après l'excellente postface de Léo Henry à Cru, ou l'intelligente chronique de Anne C sur Few of us, mais il n'est pas interdit d'essayer, en axant ce billet sur les deux points les plus apparents du travail de luvan, le minimalisme et l'exotisme, l'un étant aussi lié à l'autre que la prose ornementale et le mythe chez Mélanie Fazi.

Le travail sur la langue est sans doute ce qui frappe le plus quand on lit du luvan. Pour commencer, comme Sabrina Calvo, sa collègue du collectif Zanzibar, luvan "ne s'embarrasse pas de scènes d'exposition", suivant la formule judicieuse d'Anne C ; elle pratique, au contraire, comme le dit très bien Hugues de la librairie Charybde, une "lente distillation d'éléments", une dissémination des traits saillants de l'univers qu'elle instaure tout au long de chaque nouvelle (une technique toute cinématographique, j'y reviendrai).

Cette écriture en pointillés ou, comme le dit joliment Léo Henry, ce "sautillement narratif" d'un point à l'autre de l'histoire pourrait laisser craindre un appauvrissement du langage : souvent, à trop vouloir dégraisser, on s'attaque aussi aux muscles, et on court le risque de ne laisser subsister de son texte qu'un squelette aux os si blanchis qu'ils en font mal aux yeux...

Jamais cependant luvan ne confond une nouvelle (ou un roman) avec un scénario, comme c'est hélas le cas de beaucoup de ses contemporains ; au contraire, ses phrases, même brèves, sont toujours façonnées comme autant de petits bijoux sonores, dans lesquels sont enchâssés des fulgurances d'expressions brillant de mille feux, des "formules inattendues, parfois inouïes", comme le dit si bien Léo Henry.

Des exemples, pris au hasard dans les deux volumes ? Une allitération en labiales (P, B, M) pour souligner une comparaison inhabituelle ("Bruit noir", Few of us) : "Samir avise un chien fauve au poil râpé comme un tapis de prière usé." La même allitération, doublée d'une autre en labio-dentales (F, V), pour faire ressortir une autre comparaison, plus troublante ("Le pacte" dans Cru) : "Penchée sur elle comme un vautour, j'ai peur de la dévorer par mégarde". Une allitération en vélaires (K, G), au service d'une description métaphorique d'un paysage enneigé ("Mange moi", dans Cru) : "En contrebas, une carrière équarrie  crée des traits dans le chaos rond".

Ce travail sonore, lointain écho de ses expérimentations radiophoniques, sert aussi à faire exister l'exotisme qui teinte chacune des nouvelles de luvan : il est, en quelque sorte, la manifestation physique d'une manière de montage à la Chris Marker, qui rapproche des réalités éloignées non dans l'espace (comme chez Sabrina Calvo) mais dans le temps. Du reste, la référence à Chris Marker est sans doute assumée par l'autrice, vu qu'elle a construit une nouvelle entière ("Pierre-Feuille-Ciseaux" dans Few of us) sur la même anaphore qui sous-tendait Sans soleil, mais en version féminine : "Elle lui écrivait..."

Comme Chris Marker, mais en nous prenant dans les replis de phrases plutôt que d'images cinématographiques, luvan nous conduit aux quatre coins du monde, sous des cieux en apparence différents, mais qui sont, au fond, à peu près les mêmes : partout, les hommes rejouent de vieux mythes, revivent les mêmes tragédies, et font offrande aux mêmes dieux cruels, qui ne font que changer de nom à travers les âges.

C'est ainsi que les errements de la psychiatrie "moderne" rejoignent la dévoration rituelle ("Mange moi" dans Cru) ; que la destruction de Beyrouth devient l'oeuvre d'une mystérieuse entité surnaturelle ("Le courbe" dans Cru) ; qu'une lamie fait son miel des migrants ("Le rugueux, le lisse" dans Few of us) ; que le totémisme indien fait retour dans un monde futuriste ("Delta Blues" dans Few of us) ; que le labyrinthe de Minos s'incarne  à nouveau dans un bâtiment désaffecté conçu pour les Jeux Olympiques ("L'ombilic" dans Few of us) ; que la tragédie d'Iphigénie se rejoue dans un monde futuriste ("Extraction" dans Few of us) ; etc.

Tout surprenants qu'ils soient, comme son écriture, ces rapprochements ne sont jamais gratuits ; ils découlent à l'évidence d'une profonde connaissance aussi bien des pays évoqués que des mythologies convoquées, qu'elles soient antiques ou contemporaines (par exemple, tous les livres cités dans la nouvelle "Mayhem" dans Few of us existent réellement). Ainsi luvan (que sa biographie dépeint d'ailleurs comme une grande voyageuse) ne tombe jamais dans l'autre piège qui aurait pu la perdre, le dépaysement à bon compte.

Dépaysantes, ses nouvelles le sont réellement, parce que justement son écriture faussement dépouillée concourt mieux qu'aucune caméra à recréer, plus qu'à recopier, le monde (un résultat similaire à celui obtenu par Mélanie Fazi avec une langue plus étoffée). Ainsi luvan atteint, comme le dit si bien Anne C, "le plus haut degré du fantastique : celui où la langue seule est tangible, au point qu'elle prend le pas sur le réel comme seul compas du vrai."

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