jeudi 26 novembre 2020

Hubris des gamins

Arlis des forains de Mélanie Fazi

Plutôt que de compter impatiemment les jours qui les séparent de la prochaine publication de Mélanie Fazi, ses admirateurs inconditionnels (dont moi) se replongent avec délice dans les profondeurs de son oeuvre, composée principalement à ce jour de trois recueils de nouvelles, deux romans et une non-fiction (bientôt rejointe par une autre donc).

Clairement, la meilleure manière d'aborder ce corpus magistral, ce sont les nouvelles, et en particulier (selon moi) le recueil Notre-Dame-aux-Ecailles, qui est, à première vue, moins accrocheur que Serpentine, mais beaucoup plus représentatif du travail virtuose que Mélanie Fazi accomplit sur la narration à la première personne (c'est le cas aussi dans son troisième recueil, Le Jardin des silences, mais avec une volonté plus marquée de retravailler les grands mythes du fantastique).

Si elle est incontestablement l'une des meilleures nouvellistes de la génération Oxymore (au même titre que luvan et Léo Henry), Mélanie Fazi a aussi pratiqué (avec bonheur selon moi) la non-fiction et le roman. En relisant récemment Arlis des forains, dont je gardais un souvenir plutôt flou, j'ai été presque surpris d'y retrouver la patte de Mélanie Fazi - une surprise née principalement de la disparité flagrante entre la qualité du texte et les critiques parfois très mordantes qu'il peut susciter sur le net.

A mon sens, les reproches adressés à ce roman viennent essentiellement d'une méconnaissance du projet littéraire qui le sous-tend, et qui s'éclaire quand on le met en perspective avec le reste du corpus fazien (ou fazial, suivant votre humeur).

La prochaine publication de Mélanie Fazi s'appellera L'Année suspendue, un titre qui pourrait aisément servir de chapeau à toute son oeuvre : comme les conteurs symbolistes de la fin du XIXe siècle, elle place souvent ses personnages dans une manière de bulle spatio-temporelle, un cocon si vous voulez ; souvent d'ailleurs, le titre de ses nouvelles reprend le nom de cette bulle ("La cité travestie" et "Le train de nuit" de Notre-Dame-aux-Ecailles ou "Le Jardin des silences").

Cet apparent refuge est aussi, la plupart du temps, un piège, parce que les personnages le payent d'une altération de leurs facultés sensitives, symbolisée à merveille par l'insensibilité de l'héroïne de "Fantôme d'épingles" (toujours dans Notre-Dame-aux-Ecailles) ou de la déesse de Trois pépins du fruit des morts, son autre roman ; mais l'ennui d'Arlis, le gamin de forains qui revit éternellement la même arrivée dans les mêmes petites villes, en est un autre exemple.

L'enjeu devient dès lors, pour le personnage, de s'extraire de ce cocon finalement étouffant, chenille qui devient papillon en acceptant de se laisser traverser par les émotions, si désagréables soient-elles. Pour Arlis, ce sera la colère, ce sentiment de frustration explosive que tous les autres personnages de son petit cercle, Faith, Katrina, Lindy, lui renvoient comme un reflet ; pour d'autres, la tristesse ("Fantôme d'épingles", encore).

La majorité des récits de Mélanie Fazi s'articulent autour d'une semblable bulle, qui conditionne jusqu'à  la narration : enfermé dans un même microcosme, le héros ne peut que produire, pour nous conter son histoire, un discours circulaire, tournant toujours autour des mêmes obsessions ; il ne sortira de ce kaléidoscope verbal que par le déchirement final, souvent marqué par l'irruption du temps futur dans le récit. De ce point de vue, le récit d'Arlys des forains, cette "nouvelle qui a refusé de s'arrêter", suivant la propre expression de Mélanie Fazi, est peut-être plus linéaire, moins circulaire que bon nombre de nouvelles, mais il n'échappe pas à cette pesanteur mortifère de l'habitude.

Dit autrement, le projet littéraire de Mélanie Fazi, illustré entre autres dans Arlis des forains, s'apparente plus à l'examen clinique d'un espace-temps mythique, emblème d'un état mental bien particulier, qu'à la volonté de recopier bêtement le réel pour mieux le disséquer ensuite : il est donc inepte de reprocher à Arlis des forains son incapacité à "ancrer son récit dans les détails du quotidien", comme le faisait Cid Vicious dans le numéro 37 de Bifrost (quelque quarante numéros plus tard, la revue se rattrapait avec un superbe numéro 77 spécialement dédié à Mélanie Fazi, soit dit en passant).

Comme dans toute oeuvre littéraire qui recourt en premier lieu au mythe (grec comme dans Trois pépins du fruit des morts ou "Mémoire de herbes aromatiques" du recueil Serpentine, ou plus contemporain), les textes de Mélanie Fazi ne peuvent donc qu'utiliser, selon Wolf Schmid, ce que les critiques russes appellent une "prose ornementale", tendant vers la poésie. (En effet, dans le mythe, les mots sont littéralement l'objet qu'ils sont censés représenter, et les manipuler, travailler sur leurs sonorités, c'est modifier le monde ; cette façon de voir se retrouve chez Valère Novarina et donc, par ricochet, chez Alain Damasio).

Arlis des forains (page 167 de l'édition poche) est un bon exemple de ce travail sur la langue, qui fait son miel de l'allitération (ici en L) et n'hésite pas à pousser jusqu'à la rime (ici en "é" et "ol") : "Assis parmi les blés, j'ai regardé au loin jaillir les feux d'artifice : étincelles colorées, qui semblaient s'envoler depuis les blés. On aurait cru un essaim de lucioles bariolées, rendues complètement folles par des vapeurs d'alcool." Quoi d'étonnant à ce que Mélanie Fazi écrive maintenant, en marge de ses non-fictions, de petites poésies fort bien faites ?

Ce travail de musicalisation du langage n'est cependant pas forcément mieux perçu que la mythisation du monde dont il est le corollaire : par exemple, pour Hugin et Munin, l'écriture est "bien trop mature" pour un enfant de 11 ans tel qu'Arlis. Outre que cette critique fait l'impasse sur la possibilité d'une narration rétrospective, faite par un Arlis adulte, elle oublie là encore que Mélanie Fazi vise à produire un récit plus mythique que réaliste, un récit dans lequel, toujours selon Wolf Schmid, la perspective d'un personnage doit s'effacer devant le lyrisme de l'auteur.

Dans sa préface à Serpentine, Michel Pagel promettait le prix Nobel à Mélanie Fazi... Sans aller jusque-là, il faut bien reconnaître que ses textes sont parmi les plus intéressants de la littérature contemporaine : des nouvelles aux non-fictions en passant par les romans, il s'y déploie toujours, dans une langue superbe, la même exploration des marges, des confins, des frontières floues entre des concepts que la société pense bien assurés et qui ne le sont au fond pas tant que ça (comme un écho littéraire à la pensée de Michel Foucault sur la folie ou la sexualité).

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