Le Chien a des choses à dire de Jean-Marc Agrati
Jean-Marc Agrati fait partie de ces auteurs que je me promets toujours d'essayer, mais que je ne me décide jamais à lire tant qu'une occasion spéciale ne s'est pas présentée… ici, l'opération 10 ans / 10 SP de Dystopia, qui m'a permis de découvrir Agrati par le prisme de son premier recueil, tout juste réédité ("tout juste" signifie ici "moins d'une semaine", je tiens à le préciser).
Dans sa recension de l'ouvrage sur Psychovision, Maniak promettait un ensemble "assez disparate et hétérogène" au premier abord, mais devenant petit à petit "plutôt cohérent". C'était bien vu : Agrati commence par nous offrir un croisement entre Rosemary's Baby (merci, Ira Levin) et Fight Club (merci, Chuck Palahniuk), puis il enchaîne avec une nouvelle horrifique citant à la fois Nirvana, le Wells de Time Machine et l'Arthur Rimbaud du Dormeur du val ("il avait deux trous noirs au flanc droit" page 19), avant de se livrer à une réécriture d'un conte traditionnel (ATU 555 pour les initiés) en remplaçant le pêcheur par un chien et le poisson par un bout de gras…
Il faut attendre la quatrième nouvelle pour que soit cité l'auteur auquel, à première vue, Jean-Marc Agrati ressemble le plus : Charles Bukowski. Ben oui, plusieurs traits aussi bien thématiques que stylistiques rapprochent les deux écrivains:
– l'accent mis sur la sainte trinité baiser / boire / bouffer (j'y reviendrai), présente en totalité ou en partie dans au moins 22 des 24 nouvelles du recueil d'Agrati (les 2 qui font bande en part, la 6 et la 12, forment avec la 21 un triptyque marqué par le réemploi des jumeaux Arachid, des personnages issus d'un projet de roman de l'auteur, si j'en crois un entretien accordé à ActuSF) ;
– la fascination pour les mâles "brutaux, couillons" et "leur énergie brute" (dixit le même entretien), mais aussi (heureusement) pour leurs mésaventures tragi-comiques (voir l'emblématique triptyque 2, 5 ,15 reprenant le personnage de Zol) ;
– la prédilection pour la narration à la première personne (absente seulement, là aussi, de 2 nouvelles sur 24, significativement la 12, contée à la troisième personne, et la 24, où la deuxième personne prédomine), doublée d'une volonté d'offrir au lecteur une autobiographie plus ou moins fantasmatique (le personnage de la nouvelle 10 s'appelle explicitement Agrati, là où Charles Bukowski recourait, lui, à son fameux double de papier, Chinaski) ;
– l'usage d'un style tough qui privilégie (en apparence du moins) l'action et le dialogue à la description et au monologue.
Seulement, à y regarder de plus près, le projet littéraire de Jean-Marc Agrati ne ressemble en rien à celui de Charles Bukowski… En fait, tout se passe comme si, à travers Bukowski, puis à travers Dashiell Hammett (influence majeure de Bukowski, voir Pulp), Agrati remontait à l'origine même du style tough, le Prosper Mérimée de Mateo Falcone (influence majeure de Hammett d'après RobertDeleuze, voir Maltese Falcon).
Etonnamment en effet, bon nombre de remarques qu'Antonia Fonyi fait sur Prosper Mérimée dans son "Introduction" à Mateo Falcone pourraient s'appliquer sans peine (ou presque) à Jean-Marc Agrati (à commencer par le choix de la nouvelle dans un pays et une époque qui accordent, à tort, peu de crédit à la forme courte).
Déjà, ce fameux style tough est bien moins dégraissé qu'il n'y paraît : comme Prosper Mérimée (ou luvan), Jean-Marc Agrati ne refuse pas toute description, mais il opère, plutôt qu'une recension exhaustive de l'objet à décrire, "une sélection qui rend compte des éléments essentiels de l'objet" (dixit Antonia Fonyi), et qui le recrée tout autant par le son que par l'image : "j'étais vraiment un pauvre berger perdu dans le bouillon urbain" (page 103, avec une allitération en labiales, P, B, M) ; "il avait une bonne bouille sous son bonnet, avenante et barbichue" (page 209, avec le même genre de travail sonore).
Ensuite, cette "écriture lapidaire, trash, qui tranche dans le vif" (dixit Nelcie) est, à chaque fois, au service d'une mécanique narrative au moins aussi bien huilée que celle qu'Edgar Allan Poe avait délibérément mis en branle, disait-il, dans son poème "Le Corbeau", que Jean-Marc Agrati démarque d'ailleurs brillamment dans la nouvelle 17 de son recueil. (Au passage, notez qu'Agrati revendique explicitement dans un autre entretien cette similarité de construction entre nouvelle et poème, qui sont pareillement pour lui des "espaces confinés", idéaux donc pour temps de Covid, soit dit en passant.)
Plus précisément, chez Jean-Marc Agrati, comme chez Prosper Mérimée, le récit s'organise suivant un double balancement, entre la civilisation et la sauvagerie, et entre le connu et l'inconnaissable, des catégories qui, bien entendu, se recouvrent (je suis toujours l'analyse d'Antonia Fonyi, dans l'espoir de montrer qu'elle s'applique tout autant à Agrati qu'à Mérimée).
C'est ici que nous retrouvons le chien du titre : sous ses divers formes ("chien", "chiot", "clébard", "clebs", "cabot", "toutou", "cocker", "berger des Pyrénées"), cet animal figure dans 13 des 24 nouvelles du recueil, plus de la moitié donc, et il est même le narrateur dans 2 nouvelles (la 3 et la 13). Cette obsession est explicitée dès la nouvelle 5, où le narrateur décrit ainsi Zol (page 60) : "il y avait de l'ange et du chien dans mon ami."
Il s'agit bien évidemment là d'une allusion à la célèbre maxime de Pascal : "l'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête". Comme lui, Jean-Marc Agrati cherche à nous rappeler notre condition humaine, éminemment corporelle, dans une époque où le virtuel régit tout, et nous laisse croire, à tort, que nous pouvons sans dommage nous affranchir de nos limites matérielles.
Je surinterprète ? Non, Agrati le dit lui-même dans une nouvelle (la 7) qui pourrait être lue comme une manière d'art poétique (il y en a toujours au moins une dans tout recueil qui se respecte) : "ces cruautés te ramènent à la finitude… de ton corps, de ton esprit, du temps qui t'est imparti" (page 81).
En complément, la nouvelle suivante (la 8 donc, une des plus belles du recueil) livre (pages 99-100) le schéma ternaire qui régit l'éternelle danse du civilisé avec la sauvagerie, observable aussi bien dans une transformation en profondeur (nouvelle 15) que dans une conversation de bar faussement superficielle (nouvelle 18) : imprégnation / obsession / illumination. (Notez que ce schéma démarque, ironiquement je pense, celui que les gourous du développement personnel assignent au processus créatif, d'après une célèbre conférence de Poincaré.)
Ainsi s'explique aussi l'insistance, incompréhensible sinon, sur la trinité baiser / boire / bouffer que j'évoquais plus haut. Comme Rabelais en son temps, Jean-Marc Agrati tient à nous rappeler, au travers d'aventures picaresques mettant en scène le corps dans tous ses états, que nous ne sommes pas des entités coupées du monde, mais bel et bien des êtres ouverts en permanence sur le dehors, par tous nos orifices – et si nous l'oublions, les gars de l'inconnu de la nouvelle 24 sont là pour nous rappeler, de façon très violente, que "l'homme est une absence coincée entre son repas et sa gerbe" (page 320).
Dit autrement, Jean-Marc Agrati relève de ce grotesque carnavalesque (et humaniste) que décrivait Bakhtin, un grotesque qui n'est pas forcément drôle, loin de là, mais qui, quand il l'est, ambitionne de changer le regard que nous portons sur le monde : après tout, "c'est subversif, le rire" (page 230).
L'ensemble est cohérent, donc, mais n'est-il pas étouffant, vous demanderez-vous (si vous avez eu la patience de me lire jusque-là) ? Absolument pas, parce que Jean-Marc Agrati a composé le recueil de façon à varier savamment les tonalités (d'où cette impression d'éclectisme que j'évoquais en commençant) : ainsi une nouvelle glaçante (la 6) succédera à une nouvelle écoeurante (la 5) de façon à permettre à votre estomac de se reposer… et les pointes d'émotion pure seront d'autant plus perceptibles qu'elles s'élèveront dans un paysage désolé (y compris au coeur d'une même nouvelle, la 20 par exemple).
Par ailleurs, plus on avance dans le recueil, et plus on est pris dans les rets de cette langue plus virtuose qu'elle n'en a l'air à première vue : "la cage thoracique a craqué, et le corps du damné est devenu rouge incandescent, croustillant de braise" (page 91, avec une double allitération en vélaires, K, G et en uvulaires, R). On galope ainsi, de fulgurance en fulgurance, jusqu'à l'apothéose finale (la nouvelle 24, qui retourne à Fight Club.)
Au final, Jean-Marc Agrati tient donc sans peine son rang dans la galerie Dystopia, qui comprend notamment, rappelons-le, Mélanie Fazi, Léo Henry ou luvan (la crème de la nouvelle contemporaine, quoi).
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