vendredi 13 août 2021

Croyez-vous en la magie ?

Annarasumanara de Ha Il-Kwon


Bon nombre d'oeuvres jouent sur la frontière entre la prestidigitation, autrement dit la magie simulée (et tout son attirail, à commencer par le chapeau haut-de-forme mis à la mode par le grand Robert Houdin), et la magie réelle (qui n'existe pas, bien sûr) : c'est le cas notamment du récent (et brillant) comics The Magic Order, de Mark Millar & Olivier Coipel (sans parler du Prestige de Christopher Priest).


C'est aussi le cas du webtoon (bande dessinée coréenne lisible sur téléphone portable) Annarasumanara (évidente variante d'abracadabra), disponible en français sous forme d'un prologue et de 27 épisodes (gratuits pour l'instant, mais bientôt payants, la série étant achevée), soit l'équivalent de 3 volumes reliés.


Ici, point d'aventures trépidantes et d'affrontements spectaculaires dans un monde d'emblée surnaturel (quoique), mais une oscillation permanente entre naturel et surnaturel (cette hésitationTzvetan Todorov voulait voir le trait constitutif du fantastique, alors qu'il n'en est qu'une des manifestations, la plus connue peut-être).


L'ambiance se rapproche plus de celle des mangas de Shûzô Oshimi (je pense notamment aux Fleurs du mal), en ce qu'il se concentre sur des personnages englués dans une forme de mal de vivre (l'héroïne, Ayi, abandonnée par ses parents ; le héros, Ildeung, au contraire surprotégé par ses parents ; R, le mystérieux magicien du parc, dont le passé se révélera peu à peu).


Un peu comme l'Inio Asano de Bonne nuit Punpun (que je dois toujours découvrir, j'avoue), l'auteur, Ha Il-kwon, utilise des astuces graphiques simples mais efficaces pour nous faire ressentir les angoisses de ses personnages :

– le dessin principal est en noir et blanc mâtiné de gris (une ambiance de lavis donc), qui contrastera d'autant avec les passages en couleur (notamment lors des tours de magie), voire en simple crayonné (lors du flash-back sur le passé de R) ;

– des incrustations occasionnelles de photographies dans le dessin complètent habilement ces jeux de contraste (par exemple pour nous dresser le portrait de l'adulte "idéal") ;

– le visage du personnage d'Ildeung nous est présenté tout d'abord sous une forme déformée (un long cou de girafe), qui contribue à nous le rendre antipathique, mais ce n'est bien sûr que pour mieux préparer le retournement graphique (et émotionnel) qui survient vers la fin de l'histoire ;

– le découpage tire parfois profit du format vertical du webtoon pour nous présenter, en le renversant, un long dessin horizontal dont le sens se révèle peu à peu (une astuce classique dans les bons webtoons).


D'autres choix graphiques bienvenus (la frange d'Ayi, comme une barrière sur son visage ; les trognes caricaturales des adultes cyniques qu'aucun des personnages principaux n'a envie de devenir) et des choix narratifs qui ne le sont pas moins (l'omniprésence des récitatifs, sous forme de lettres qu'Ayi adresse notamment à sa mère absente) achèvent définitivement de nous immerger dans cet univers doux-amer, où les originaux comme R sont vus comme des menaces, mais où Ayi et Ildeung pourront, peut-être, échapper à leur triste sort.


Au fond, le vrai fantastique de cette oeuvre ne git pas dans l'incertitude où est plongée Ayi quant à la magie de R, mais dans R lui-même : c'est lui, le phénomène (au sens où Joël Malrieu emploie ce terme) qui déstabilisera aussi bien Ayi qu'Ildeung, pour les mener vers une forme toute relative d'accomplissement.


Un récit fantastique est souvent l'exact inverse d'un récit d'apprentissage, en ce sens qu'au lieu de mettre en scène un formatage social (avec le lot d'illusions perdues qui vont avec) il nous présente des personnes déjà formatées (ou, comme ici, en cours de formatage), qui vont se désaliéner peu à peu : Annarusamanara est exemplaire de ce point de vue-là.


Au final, cette courte (mais intense) série est clairement un petit bijou graphique, pour ne pas dire un chef d'oeuvre (une opinion largement partagée sur le net, voir la fiche Nautiljon de l'oeuvre ou l'avis de Dingo sur le site anglophone RenaiOtaku).



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