jeudi 5 août 2021

Le silence des fantômes

Trois contes de Gustave Flaubert


Il est généralement admis que la prose moderne (française aussi bien qu'étrangère, vu l'influence qu'exerçaient alors les auteurs français sur le monde des lettres anglo-saxon) trouve son origine dans les textes de Flaubert ; l'équipe de la Langue littéraire, emmenée par Julien Piat & Gilles Philippe, valide ce lieu commun, tout en rappelant que le rôle des Goncourt (voire d'Alphonse Daudet) a été tout aussi déterminant.


"La volonté de décloisonner prose et poésie" qui sous-tend cette évolution "impressionniste" s'observe aussi bien dans les grands romans de Flaubert que dans ses Trois contes, peut-être plus accessibles (une bonne lecture ou relecture pour l'été donc) ; voici par exemple un extrait de la célèbre scène du taureau (page 50 de mon édition, GF Flammarion 2009-2021) :

"Ses sabots, comme des marteaux,

battaient l'herbe de la prairie ;

voilà qu'il galopait maintenant !"

Je suis allé à la ligne exprès, pour mettre en lumière le fait que les deux premiers membres de la phrases sont des octosyllabes parfaits ; en sus de cet effet de rythme, Flaubert use majoritairement des consonnes bilabiales (P, B, M) et des uvulaires (R), afin de nous rendre audible le vacarme produit par l'animal chargeant.


Cette recherche de l'expressivité maximale à travers la forme même de la phrase (et sa sonorité) se retrouve également dans l'usage de ce que le critique Percy Lubbock devait baptiser plus tard, en s'appuyant précisément sur des textes de Flaubert, le showing, qui retrace par exemple les petits faits correspondant à un certain état d'esprit d'un personnage, par opposition au telling, qui nomme et éventuellement analyse ce même état (voir l'article de Tobias Klauk & Tilmann Köppe pour un historique de la notion, que j'expose ici très grossièrement).


Simplement, là où notre critique concluait qu'il fallait privilégier l'un à l'autre, et donnait ainsi naissance à un dogme littéraire aujourd'hui hélas trop peu remis en question (à l'exception notable de Francine Prose dans son Reading Like a Writer et de Sarah Kozloff dans un article sur la voice-over au cinéma), Flaubert savait manier l'un et l'autre, l'un comme un plan et l'autre comme un fondu enchaîné ; voyez comment Félicité manie son battoir après avoir reçu une mauvaise nouvelle (page 61) :

"les coups forts qu'elle donnait s'entendait dans les autres jardins à côté. Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière ; au fond, de grandes herbes s'y penchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l'eau. Elle retenait sa douleur, jusqu'au soir fut très brave".

Le telling final sert à faire la transition avec le prochain showing ; en prime, vous pouvez voir où Alain Damasio a pris l'idée de mélanger des temps différents dans la même phrase...


Ce dernier exemple montre aussi à quel point l'écriture concrète de Flaubert sait sélectionner le détail discriminant, celui qui restera en mémoire et créera une ambiance ; ce n'est pas un hasard si Roland Barthes est allé puiser dans les Trois contes l'exemple qui illustre son célèbre article sur "l'effet de réel" : ainsi le baromètre de Flaubert trouve son prolongement aussi bien dans l'hoverboard de Catherine Dufour (qui convoque d'ailleurs l'écrivain à son Bal des absents) que dans les verres à moutardes mis en scène par Francis Berthelot page 82 du deuxième volet de son ennéalogie.


De tout ce qui précède, vous pourriez croire, si vous mettez de côté les références que j'ai faites aux littératures de l'imaginaire, que Flaubert est le parangon de l'auteur réaliste, or ce n'est pas du tout le cas...


Même quand il conte l'histoire apparemment réaliste d'une "servante au grand coeur" (lointainement inspirée de Baudelaire peut-être), le personnage de Félicité que j'évoquais plus haut, il raconte avant tout l'histoire d'un automate à la Hoffmann : "une femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique" (page 45), qui finit par vivre dans "le silence des fantômes" (page 70) avec "une torpeur de somnambule" (page 73).


Comme plus tard Francis Berthelot dans le premier volet de son ennéalogie, Flaubert fait d'une histoire en apparence réaliste un conte sinon fantastique, du moins merveilleux ; et les deux contes suivants approfondissent cette ambiance trouble, quand Julien se retrouve "glacé de terreur" (page 98) par l'inversion du rapport de prédateur à proie qu'il entretient avec les animaux, ou quand Iaokanann fait périr les serpents placés dans sa cellule (un événement qui est juste évoqué par Flaubert).


En fait, ces Trois contes s'organisent précisément autour du basculement qui peut s'effectuer de la fascination à la répulsion, notamment quand le temps ou la maladie passent sur l'objet d'adoration : je pense au chapeau de Virginie (page 66), au perroquet Loulou (tel qu'il apparaît page 76), au lépreux (page 106) ou, bien sûr, à la tête de Iaokanann (page 141). Giuseppe Tomasi di Lampedusa s'en souviendra pour le finale de son Guépard...


Au fond, Flaubert poursuit ici la dialectique romantique entre le grotesque et le sublime, telle que Victor Hugo la théorisait dans sa célèbre "Préface" à Cromwell ; et comme plus tard Joseph Kessel et ses Coeur purs, il met en scène, pour l'incarner, trois coeurs simples, de cette simplicité qui peut valoir la sainteté, confrontés à des époques complexes, qui leurs envoient des signaux souvent contradictoires.


Comme Chantal Grosse, on peut voir dans ces trois figures, en quête d'un certain idéal, "des avatars rêvés de l'auteur" (page 172), égarés dans un monde qui les mène à leur perte ; on peut aussi se contenter de vibrer au rythme des épreuves que les trois personnages endurent, en se laissant porter par ce style déjà moderne.



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