vendredi 13 août 2021

Brûle, lecteur, brûle !

Fournaise de Livia Llewellyn


Cela commence à se savoir, le diable dirige les éditions Dystopia, et tente de malheureux blogueurs en leur proposant, par exemple, de tâter en avant-première des flammes attisées par une talentueuse autrice américaine (amatrice d'araignées, de mannequins, de labyrinthes, de villes déliquescentes, mais aussi de dards biomécaniques, j'y reviendrai).


Avant d'entrer dans le vif du sujet, petite parenthèse importante : comme ce blog le prouve, je suis de moins en moins disposé à lire en traduction, qui estompe souvent les qualités langagières du texte original ; néanmoins, il arrive de temps en temps (souvent, dira, indigné, le syndicat des traducteurs) qu'au moins une des deux conditions suivantes soit réunies, et permette d'apprécier une telle lecture :

– la traductrice entre véritablement en symbiose avec l'univers de l'autrice, comme c'est le cas par exemple pour les nouvelles de Lisa Tuttle traduites par Mélanie Fazi ;

– l'auteur a un style si magistral qu'il en reste forcément quelque chose en traduction, comme c'est le cas par exemple pour les novellas d'Akiyuki Nosaka (son jeu sur les registres de langue se perd, mais pas la construction complexe de ses phrases, voir La Tombe des lucioles, Le Dessin au sable ou La Vigne des morts).


Ici, coup de bol (ou plutôt manoeuvre diabolique), les deux conditions sont réunies à la fois :

Anne-Sylvie Homassel est également autrice, sous un autre nom, de nouvelles relevant du "weird viscéral", qualificatif qui s'appliquerait tout aussi bien à Livia Llewellyn ; du reste, toutes deux sont, comme Lisa Tuttle, éditées en Italie par les éditions Hypnos, amatrices justement de weird (comme moi) ;

– les images de Livia Llewellyn passent très bien la barrière de la langue, même si les sonorités qui les soulignent s'affadissent parfois un peu (comparez, dans la nouvelle éponyme, "great plumes of black smoke rose into the warm air, feather-fine flakes of ash and hot red sparks" à, page 125 du recueil, "d'immenses traînées de fumée noire s'élevaient dans l'air tiède – flocons de cendre, fins comme plumes, étincelles cramoisies et brûlantes").


En traduction comme en version originale, ces douze nouvelles de Livia Llewellyn vous garantissent donc un éblouissement pouvant aller jusqu'à la combustion spontanée, que l'autrice compose un "sombre poème en prose" (dixit The Conqueror Weird) avec la première nouvelle, "Panopticon", ou une histoire d'horreur de facture plus classique avec la deuxième nouvelle, "Stabilimentum".


Ces deux premières nouvelles définissent d'entrée l'étendue de la palette de l'autrice, aussi bien sur le plan stylistique ("Panopticon" est racontée au présent et à la deuxième personne, un mode de narration virtuose qui se retrouve aussi dans "A toi le droit de commencer" et dans "Et l'amour n'aura point d'empire, alors que "Stabilimentum" est racontée au passé simple et à la troisième personne) que thématique ("Panopticon" peut s'interpréter comme la dilatation d'un seul et même moment, là où "Stabilimentum" met en jeu un étrange décalage spatial dans un building).


Cette apparente diversité (qui vous fait osciller ensuite entre l'ambiance cyberpunk de "Guêpe et Serpent", dards biomécaniques inclus, et le climat révolutionnaire de "Cinereous" ou victorien de "A toi le droit de commencer") cache évidemment une unité profonde, qu'on peut résumer, comme le fait d'ailleurs l'éditeur, par le mot "fantastique", à condition de mettre sous ce terme, comme Joël Malrieu, la confrontation entre un personnage et un phénomène déstabilisant.


Chez Livia Llewellyn, le phénomène auquel est confronté le personnage (toujours féminin, sauf dans la dernière nouvelle, "Et l'amour n'aura point d'empire", qui inverse délibérément le point de vue en donnant justement la parole au phénomène masculin) menace toujours de l'envahir, de prendre possession de son intégrité physique, de façon plus ou moins prononcée (cela va du vertige de Thalia dans "Stabilimentum" ou la nausée de Ruth dans "Allochthon", une histoire pouvant s'interpréter comme un premier contact, jusqu'aux grossesses monstrueuses des "Mystères" ou de "Dernier été dans la pureté et la lumière", en passant par la transe hypnotique de Mina dans "A toi le droit de commencer").


Cette emprise physique peut être le symbole ou la manifestation d'une emprise morale, celle que les parents exercent sur les enfants, ou les maris, sur leurs femmes (voir "A toi le droit de commencer", qui se passe fin dix-neuvième, "Allochthon", qui se passe début vingtième comme Pique-nique à Hanging Rock, qu'il démarque, "Fournaise", "Les mystères", "Dernier été dans la pureté et la lumière") – mais Livia Llewellyn, attachée à laisser à ses récits une part de mystère, ne souligne jamais lourdement cette interprétation.


Ceci dit, plus peut-être que de nous faire ressentir dans notre chair le destin de ses personnages, Livia Llewellyn ambitionne de plonger notre esprit dans une ambiance onirique, au point qu'elle aurait pu sans peine figurer dans la petite anthologie que Jean Pierrot a consacré au rêve en littérature (du reste, l'autrice reconnaît explicitement, par exemple dans cet entretien, s'inspirer de ses rêves pour composer ses nouvelles).


Ainsi, les espaces mis en scène par Livia Llewellyn prennent la plupart du temps l'aspect d'un labyrinthe ("forme typique de structure onirique" suivant Jean Pierrot) : même quand Livia Llewellyn n'utilise pas explicirement le terme (et elle le fait quand même dans cinq nouvelles sur douze, "Guêpe et Serpent", "Cinereous", "Allochthon", "Fournaise", "Les mystères"), ses décors sont de ceux dans lesquels on chemine en vain ("Panopticon"), quand ils ne débouchent pas, par la grâce d'un repli de l'espace, sur un tout autre lieu ("Stabilimentum", "Le Seigneur de la chasse").


Quand elle ne déforme pas l'espace, Livia Llewellyn s'en prend au temps, un peu à la manière dont procède l'Alain Robbe-Grillet des années 70 (celui de Topologie d'une cité fantôme et de Souvenirs du triangle d'or) : ainsi, la scène érotique de la deuxième partie de "Panopticon" se répète dans la cinquième, manière sans doute de suggérer qu'elle n'est qu'une rêverie issue d'un accident ; de même, les quatre parties qui composent "Allochthon" font revivre à l'héroïne ce qui est peut-être (ou non) la même scène.


Cette compulsion du temps à se répéter se retrouve aussi sous la forme de traditions, dont les héroïnes rêvent d'interrompre le cycle toxique ("Les mystères", qui fait alterner deux périodes dans la vie de son héroïne, "Dernier été dans la pureté et la lumière", mais aussi "A toi le droit de commencer", qui s'empare de façon brillante des personnages les plus stéréotypées de Dracula, ses trois concubines,).


Dans ce cadre spatio-temporel s'insèrent, outre le personnage plongé au coeur du rêve, des détails propres à nous faire ressentir que l'univers s'effrite, un peu à la manière de ces villes déglinguées, Yirminadingrad ou Point-du-Jour, chères au coeur de Léo Henry : je pense notamment aux araignées, présentes dans sept nouvelles sur douze ("Panopticon", "Stabilimentum", où elles occupent le devant de la scène, "Cinereous", "A toi le droit de commencer", "Le Seigneur de la chasse", "Fournaise", "Les mystères"), mais aussi aux mannequins, présents dans quatre nouvelles sur douze ("Panopticon", "Le Seigneur de la chasse", "C'est plus agréable quand on mord" et sa reconstruction physique à la Hans Bellmer, "Fournaise").


Au bout du compte, ce recueil magistral de Livia Llewellyn vous brûle donc le corps aussi bien que l'âme, si bien qu'on peut sans peine lui promettre une belle carrière (personnellement, je le verrais bien remporter le Grand Prix de l'Imaginaire dans la catégorie "nouvelle étrangère").



1 commentaire:

  1. Eh ! Merci pour cette critique enthousiaste et fouillée. Pour la petite histoire, c'est le premier volume de l'excellente anthologie d'Undertow Publications, Year's Best Weird Fiction, qui m'a fait découvrir Llewellyn (et je crois que c'est dans la même anthologie que Hypnos a déniché mon alter ego.)

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