mercredi 25 août 2021

Chants d’une viande en révolte

Outrage et rébellion de Catherine Dufour


Il n'y en a pas tant que ça, en littérature de l'imaginaire, des ouvrages (réussis) dont le sujet principal est la musique : citons, dans le domaine anglo-saxon, le méconnu Armageddon Rag du très connu George R. R. Martin et, dans le domaine francophone, la (superbe) nouvelle "Matilda" de Mélanie Fazi, auquel on pourrait adjoindre certains passages du roman Hadès Palace de Francis Berthelot : tous titres qui, d'une façon ou d'une autre, s'interrogent sur la puissance de la musique (et de l'art en général).


Avec Outrage et rébellion, Catherine Dufour s'inscrit dans cette lignée prestigieuse, mais aussi dans l'univers chinois qu'elle avait développé avec Le Goût de l'immortalité (à ces deux romans sont venus s'ajouter par la suite deux nouvelles, toutes deux recueillies dans L'Arithmétique terrible de la misère ("En noir et blanc et en silence" et "Sensations en sous-sol").


Du précédent volet de son diptyque (lisible tout à fait indépendamment de celui-ci, précisons-le), je disais qu'il était une véritable leçon d'écriture, aussi bien sur le plan thématique que formel ; je pourrais dire exactement la même chose d'Outrage et rébellion, quoique pour des raisons légèrement différentes.


Une nouvelle fois, Catherine Dufour recourt à la technique de la science-friction, mais cette fois-ci, au lieu d'importer des personnages archétypiques d'un certain fantastique traditionnel (le vampire et la sorcière vaudou, pour le dire vite) dans un décor futuriste, elle va placer dans ce même décor, peuplé de pauvres peinant à vivre et de riches en quête d'immortalité, quelque chose de tout aussi anachronique qu'un vampire : des musiciens ne vivant que dans l'instant présent, celui qui "est assez fort pour arrêter le temps" (page 490).


Comme l'explique Catherine Dufour elle-même sur son site, sa référence principale était la musique punk, et plus précisément l'essai Please Kill Me, qui lui servira aussi de source d'inspiration formelle (j'y reviendrai) ; néanmoins, il n'est pas nécessaire d'avoir connu la période concernée (comme Feyd Rautha) ou même d'en admirer ses héritiers (Nick CaveKurt CobainDaniel Darc, pour ne citer que quelques noms) pour apprécier Outrage et rébellion.


Ceci dit, la comparaison entre le roman et l'essai est instructive, ne serait-ce que pour saisir l'imagination fertile de Catherine Dufour en plein travail : clairement, elle ne fait pas que transposer un esprit et réécrire des anecdotes (la première rencontre entre fua et marquis rejoue celle entre Johnny Rotten des Sex Pistols et Johnny Ramone, et la bagarre entre noona et delanue ressemble à celle entre Wayne County et Handsome Dick Manitoba), elle se livre aussi à une véritable recombinaison quasi-chimique d'éléments à première vue sans rapport entre eux (sans même parler de tout ce qu'elle invente).


Ainsi, Syl Sylvain (futur membre des New York Dolls) explique (pages 191-192 de Please Kill Me) qu'il ne parlait pas un mot d'anglais en arrivant gamin à New York, et qu'à l'école le frère de Billy Murcia (idem) voulait les pousser à se battre entre eux : Catherine Dufour condense les deux faits, si bien que le personnage de vite-vite raconte (page 250 du roman) s'être battu avec jikken à son arrivée à dixia yixia, parce qu'ils ne se comprenaient pas… (Note pour les puristes : d'après Caroline Grillot, "dixia" signifie "underground" en chinois, et "rock" par extension.)


Please Kill Me est également une source d'inspiration formelle pour Outrage et rébellion, qui se présente comme la traduction d'un documentaire sur ces "chants d'une viande en révolte" (page 219) créés par marquis et ses amis (une forme novatrice pour un roman, comme le souligne François Schnebelen) ; des soixante-dix-sept personnages crédités au générique, cinquante (si j'ai bien compté) prendront la parole au cours de l'oeuvre, sans que jamais le lecteur ou la lectrice ne soit perdu.e (contrairement à ce qu'affirme Henri Bademoude).


Pour cela, Catherine Dufour met en place un véritable système de tics de langage (qui lui a demandé, dit-elle sur son site, "un an et demi d'ajustement technique"), allant du plus simple au plus complexe, suivant que les personnages sont caractérisés par un tic (par exemple, "eh bien" pour la hautiste naka), deux ("hein ?" et "quoi" pour delange, le traître de l'histoire), voire trois ou plus ("mouais", "mouarf", "ouarf", "ouais ouais" pour kline, qui est également le seul à dire constamment "salaud delange", les autres préférant "haï delange").


Dit autrement, Catherine Dufour réussit, d'une autre façon mais tout aussi brillamment, le rapprochement entre langue littéraire et langue parlée dont rêvait Louis-Ferdinand Céline (voir l'essai d'Henri Godard) : en effet, ce "style parlé" n'est pas l'ennemi d'une certaine poésie, au contraire ; les images sont même l'occasion pour Catherine Dufour de planter discrètement le décor de son univers (c'est le word-building dont je parlais à propos d'Emilie Querbalec).


Voyez la description de la première prestation de marquis, page 24 (avec en prime un savant jeu sonore sur les consonnes labio-dentales, F, V) : "il a chanté blanchet, faux, avec sa voix de moteur à fission, en jouant d'un doigt sur un vieux vina" (au passage, notez la présence d'un instrument à cordes indien, qui permet également à Catherine Dufour de générer un fort "effet de réel", comme elle le fait aussi dans ses nouvelles ; la mention de moyens de transport futuristes comme le surf ou de la rondelle joue le même rôle).


J'ai bien dit "description" : contrairement à ce qu'affirme un peu vite Bruno Para sur la nooSFère, Catherine Dufour ne fait pas l'économie des détails importants ; simplement, elle profite d'un repli momentané du discours pour nous les glisser en douce, et sans appuyer. Je pense par exemple à la description de delange par nouna (elle-même asiatique et multisexuelle), page 224 : "une gueule vicieuse de chinois, la peau jaune pisse de foie malade, un visage en triangle,trois cheveux sur la tête et six mamelons".


Le résultat est d'une fluidité extraordinaire pour une polyphonie (surtout compte tenu du fait qu'elle comprend deux fois plus de personnages que La Horde du contrevent d'Alain Damasio, et cinq fois plus que Saccage de Quentin Leclerc, pour citer deux autres réussites en la matière) : comme l'a dit Bertrand Bonnet dans Bifrost, "le tout coule tout seul, avec une aisance verbale, une authenticité rares dans un roman".


De cet entrelacs de voix, parfois divergentes, mais convergeant toutes (plus ou moins) vers le très peu loquace marquis, se dégage une humanité si authentique que, personnellement, j'ai de la peine à rire franchement aux moments censés être drôles : pour moi, Outrage et rébellion a le même potentiel comique que La Métamorphose (qui faisait, paraît-il, s'esclaffer Kafka lui-même) ; dit autrement, le roman est à l'image même de la vie, le plus souvent absurde, mais parfois, par intermittence, lumineuse.


Si Outrage et rébellion est, dixit son autrice elle-même dans un entretien, l'ouvrage de Catherine Dufour qui s'est le moins bien vendu, mais dont on lui parle le plus, c'est sans doute parce qu'il est génial, tout bonnement, et que le génie, parfois, ça fait peur... à tort, tant ce livre est un pur délice de lecture.



2 commentaires:

  1. Petite erreur sur le dernier lien, non ? (dans un entretien).

    Je ne me souviens plus si tu lis en anglais, mais je te conseille fortement Wylding Hall d'Elizabeth Hand qui adopte une narration similaire, encore dans le milieu musical.

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    1. Bien vu, j'ai corrigé le lien.

      J'ai un peu de mal avec l'anglais littéraire, mais j'y arrive de mieux en mieux - donc je note la suggestion, merci !

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