dimanche 28 août 2022

Vous savez ce que c’est, un shoggoth ?

Le Cauchemar d'Innsmouth 1/2 & 2/2 de Gou Tanabe d'après Lovecraft


Bien qu'il ait commis un (intéressant) thriller (Mr. Nobody), le nom de Gou Tanabe est plutôt associé, non sans raison, à ses (magistrales) adaptations de Lovecraft, parmi lesquelles figure en bonne place Le Cauchemar d'Innsmouth.


On y retrouve les choix graphiques qui ont fait son succès, alors même qu'ils n'étaient pas sans risques :

– un découpage aéré (marqué par un taux moyen de 1,66 cases prenant la largeur d'une page par planche), qui sert notamment à dynamiser des intrigues basiquement composées de scènes souvent plus informatives que mouvementées (chez Lovecraft, la mise en place est toujours très lente, Gou Tanabe y consacre ici un volume entier, mais ça renforce d'autant l'impact des scènes personnellement vécues par le narrateur dans le deuxième volume) ;

– un usage massif des trames, si sombres qu'elles en frôlent le lavis, qui sert bien sûr à instaurer ces ambiances crépusculaires chères au coeur de Lovecraft, et ce même lorsque l'histoire se déroule en plein jour (cela peut dérouter à première vue, mais très vite, ce choix s'impose comme une évidence) ;

– l'usage de narratifs lovecraftiens en contrepoint du récit graphique, instillant une tension bienvenue entre le style abstrait de Lovecraft et un dessin très précis, pour ne pas dire classique (rien ici des audaces d'Enrique Breccia, mais cela contribue paradoxalement à enrichir l'oeuvre, l'excès de détail faisant naître au bout du compte tout autant de fantasmagories que le flou, voir les contours du récif du Diable).


Dans Le Cauchemar d'Innsmouth, Gou Tanabe s'offre même le luxe d'une ouverture en zoom arrière (la pleine page 11 du volume 1, suivie des doubles pages 12-13, 14-15, 16-17 et 18-19) qui rappelle irrésistiblement le début du cultissime Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons – une bien belle façon de circonscrire l'espace physique et mental où va se déployer l'oeuvre.


C'est sans doute là en effet ce qui est le plus intéressant chez Gou Tanabe : il ne se contente pas d'une adaptation (très fidèle) de Lovecraft, il souligne, par ses choix graphiques, les scènes-clés de l'oeuvre, celles qui contribuent à lui donner son sens profond – celui voulu par Lovecraft ?


Dans le cas présent, il suffit d'examiner ce qui se retrouve en pleine page : si, dans le volume 1, ce sont majoritairement des paysages urbains, décrivant la ville cauchemardesque d'Innsmouth, ce sont, dans le volume 2, des scènes centrées sur la chambre d'hôtel où se barricade le narrateur, et des peintures de foule, de "meute" (page 144), de "horde" (page 147) déferlant sur la ville.


Cela revient à souligner la peur primale à l'oeuvre dans Le Cauchemar d'Innsmouth : la crainte (aristocratique ?) de voir son identité se dissoudre irrémédiablement dans une masse indifférenciée qui n'a plus d'humain que le nom (ce n'est bien sûr pas un hasard si le narrateur est féru de généalogie ; notez aussi que ces thématiques identitaires rattachent Le Cauchemar d'Inssmouth au polar métaphysique).


Certes, cette peur (au fond très moderne) de l'uniformisation peut s'interpréter comme du racisme, et Gou Tanabe le sait fort bien, qui conserve, page 158 du volume 1, l'apparence de svastika que Lovecraft a donné au fameux "signe des anciens", seul capable de refouler ces monstres (comme l'a souligné Stephen King, il y a toujours un côté réactionnaire dans le portrait d'entités monstrueuses inhérent au genre horrifique).


Cela dit, on peut aussi voir dans Le Cauchemar d'Innsmouth une métaphore toute platonicienne de l'esprit raisonnable (la chambre d'hôtel) en proie aux passions les plus troubles (la foule) ; simplement, ici, l'équilibre rêvé par le philosophe entre les diverses parties de l'âme n'est jamais atteint (d'où l'incendie qui ouvre et ferme l'histoire, manière de souligner la dissolution de l'âme)


En effet, malgré la résignation finale, il n'y a pas, chez Lovecraft, contrairement à la relecture qu'en donnera, par exemple, Yvonne Escoula dans sa nouvelle "Au futur ancien", un au-delà heureux de l'horreur, dans lequel le narrateur pourrait se redécouvrir, grâce à ce miroir qu'est au fond le phénomène fantastique.


Comme le faisait remarquer Joël Malrieu page 76 de son brillant petit essai "lorsqu'elle n'est pas misérable, la fin du personnage fantastique est une apothéose" ; chez le Lovecraft du Cauchemar d'Innsmouth, nous avons droit, en quelque sorte, à une apothéose misérable (liée à une vision misanthrope de l'humanité possiblement comparable à celle de Louis-Ferdinand Céline).


Tout à la fois adaptation, interprétation et commentaire de Lovecraft, le travail graphique de Gou Tanabe mérite donc d'être lu – qu'on soit ou non capable, avant de l'aborder, de répondre à la question de Zadok Allen, page 198 du volume 1 : "vous savez ce que c'est, un shoggoth ?"



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