mercredi 10 août 2022

La représentation parfaite du désespoir

Akira 1/6, 2/6, 3/6, 4/6, 5/6 & 6/6 de Katsuhiro Ôtomo


A l'heure où le succès couronne un manga qui frôle dangereusement le fascisme, et qui est de surcroît affligé d'un dessin quelque peu maladroit (pour rester poli), il y a sans doute quelque pertinence à relire un monument comme Akira, que son créateur a pu à bon droit présenter, dans un entretien récent, comme "une œuvre antisystème".


Plus précisément, sous son abord attractif de "full-scale SF action" (comme le dit la quatrième de couverture du volume 2) et sa mise en scène "aérée", favorisant les planches de "quatre voire cinq cases" (comme le remarque fort bien Amphetamine), Akira mène une réflexion sur le pouvoir et les effets corrupteurs qu'il peut avoir sur l'identité – d'un individu comme d'un pays.


On a beaucoup glosé sur la date (2019) où commence l'action d'Akira : on y a vu l'influence de Blade Runner, alors que les deux oeuvres, toutes deux de 1982, n'ont guère qu'une parenté générique, celle du polar métaphysique (j'y reviendrai) ; mais la vraie raison qui a présidé au choix de cette date, c'est qu'entre 1982 et 2019, il y a le même laps de temps qu'entre 1945 et 1982.


Autrement dit, Katsuhiro Ôtomo, en situant l'action de son manga 37 ans après la troisième Guerre Mondiale, déclenchée (et non conclue) par une explosion (due, on le comprend très vite, au mystérieux Akira), veut en fait parler, en l'exagérant, de ce présent qui se situe 37 ans après la fin de la deuxième Guerre Mondiale.


L'idée, c'est bien sûr de montrer que les hommes n'apprennent pas des catastrophes, et pas seulement parce que la reprise économique d'après-guerre laisse toujours des gens sur le carreau (à commencer par Kaneda, j'y reviendrai) : pour peu que les conditions s'y prêtent, le "phénomène Akira" (tome 5 page 29) de 1982 se reproduira en 2020, faisant advenir peu ou prou la même situation post-apocalyptique (et plus ou moins les mêmes doubles-pages, 4-5 dans le volume 1 versus 266-267 dans le volume 2).


C'est sans doute là la ligne de partage la plus claire de l'oeuvre : entre les trois premiers volumes, marqués par une lutte ouverte pour la possession de ce pouvoir que renferme Akira, et les trois derniers, marqués par une manière de guerre froide entre Tetsuo, à l'ouest, et Miyako, à l'est – une polarisation qui évoque irrésistiblement celle entre Randall Flagg et Mère Abigaël dans Le Fléau de Stephen King (1978) ; la structure bipartite de l'oeuvre, elle, évoque celle de L'Histoire sans fin de Michael Ende (1979, traduite en japonais en 1982 précisément).


Si les supers-pouvoirs que possèdent (ou acquièrent) les personnages (notamment Tetsuo, le vrai fil directeur de l'oeuvre) ont été, à l'origine, pensés comme une métaphore de la puissance nucléaire, ils se traduisent, au niveau individuel, par différentes facultés, télékinésie ou téléportation, qui lorgnent clairement vers le Furie de Brian de Palma (1978) – il y a une allusion à la scène du petit train à la page 154 du volume 1, et la célèbre scène finale avec John Cassavetes est reprise, sous une forme plus soft, dans de nombreuses scènes du manga, notamment pages 180, 184 ou 325 du volume 1, pages 158-159 du volume 2, page 73 du volume 4, page 304 du volume 5 ou page 83 du volume 6.


La force d'Akira, outre de fondre à merveille tant d'influences diverses dans un même creuset narratif, c'est précisément cette prise en compte permanente aussi bien de l'individuel que du collectif, qui rend si intéressante son analyse du pouvoir.


Sur le plan collectif, Katsuhiro Ôtomo s'en prend, notamment à travers quelques personnages emblématiques, à trois grand groupes sociaux, qui correspondent peu ou prou aux trois grandes fonctions dégagées par George Dumézil dans les mythologies indo-europénnes :

– les hommes politiques (représentés entre autres par le personnage de Nezu, le rat en japonais), si calamiteux qu'un personnage en vient à s'écrier, page 89 du volume 3, "ce gouvernement est une véritable réunion de crétins" (un constat valant hélas pour d'autres pays que le Japon) ;

– les savants, "prêts à sacrifier la vie de millions d'êtres humains pour [leurs] fichues expériences", comme le constate amèrement le colonel page 105 du volume 2 ;

– les militaires, tout aussi gaspilleurs de vies humaines (comme le déclare l'amiral page 259 du volume 5, "ce qui compte, pour un militaire, c'est la réussite de la mission, peu importe le nombre de victime").


Toutefois, comme le montre l'évolution du colonel, homme de guerre qui en vient à se ranger du côté de Kaneda (on pense aux analyses de Deleuze & Guattari sur la machine de guerre, fondamentalement indépendante de l'état), des trajectoires individuelles peuvent venir défaire – très fugitivement – ces blocs sociaux qui, en raison de leur démesure, mènent l'humanité à sa perte.


Plus précisément, pour Katsuhiro Ôtomo, le seul groupe capable de véhiculer un tant soit peu d'espoir, c'est clairement le quatrième, celui qu'a oublié Dumézil et qu'ont mis en lumière les Sauzeau : les tricksters – les perturbateurs de l'ordre établi, quoi.


C'est pourquoi Katsuhiro Ôtomo commence et achève Akira par une scène de chevauchée à moto, clairement inspirée par Easy Rider (1969), comme le prouve le clin d'oeil à la page 250 du volume 1 (Kaneda use de la même cachette que Denis Hopper et Peter Fonda).


Paradoxalement, la bande de motards dont fait partie Kaneda a de la mesure dans ses défauts : drogués, mais sans les excès auxquels se livrera bientôt Tetsuo : obsédés, mais jamais violeurs (la seule fois où Kaneda s'autorise des privautés envers Kei, l'héroïne, c'est en fait pour lui dérober son revolver ; par ailleurs, Katsuhiro Ôtomo réservera, dans la deuxième moitié d'Akira, le pire sort aux violeurs).


De ce fait, la décision de Tetsuo, qui va les quitter pour une quête de pouvoir, soit le parcours inverse de celui du colonel, c'est, pour Kaneda comme pour ses acolytes, une aberration, et pas seulement parce que leur ami va y perdre son humanité (malgré Kaori, sa bouée de sauvetage) et son identité – comme Kaneda le clame haut et fort page 260 du volume 1, de façon semblable aux yakuzas de Kinji Fukusaku : "nous sommes des voyous qui agissons dans les règles de l'art, nous !"


C'est ici que transparaît (voir Detecting texts) l'aspect polar métaphysique de l'oeuvre (qui la rapproche de Blade Runner donc) : si les personnages courent tous (ou presque) après le minotaure Akira, ce symbole du pouvoir absolu, dans un monde tout à la fois infernal et labyrinthique (le terme apparaît page 236 du volume 1 et page 216 du volume 2), c'est au fond parce qu'ils en espèrent un surcroît d'identité, un accomplissement de soi.


Comme dans tout polar métaphysique (ou oeuvre postmoderne) qui se respecte, cet espoir sera toujours déçu, Akira n'étant "qu'une enveloppe sans réelle existence", comme l'affirme dame Miyako page 191 du volume 4 : du reste, tous les personnages manifesteront, à un moment ou un autre du récit, de la surprise en découvrant le garçon ("c'est toi, Akira ?" page 244 du volume 2 ; "c'est vraiment lui, j'en ai acquis la certitude" page 91 du volume 3 ; "c'est lui, Akira ?!" page 205 du volume 3).


Si Tetsuo verra, à ce petit jeu, "s'effondrer" "la structure de son ego" (page 332 du volume 6), Kaneda se trouvera lui-même au bout du chemin ; et quand il répétera, à la fin d'Akira, la scène qui ouvrait peu ou prou le volume 4, il lui donnera un tout autre sens, comme le prouve sa déclaration à la page 422 du volume 6 : "Akira est bien vivant, il sommeille en chacun de nous !"


Plus qu'une façon de prévenir toute ingérence (le cauchemar politique de cette époque de guerre froide où Akira a été créé), il s'agit sans doute du sens profond de l'oeuvre (inutile de chercher un surcroît de force à l'extérieur, nous, les tricksters, avons déjà en nous les capacités de changer le monde, pour peu que nous ne tombions pas dans les travers des politiciens, des savants ou des militaires).


Alors, Akira, "la représentation parfaite du désespoir", comme le dit dame Miyako (page 239 du volume 4) en montrant à Kei le paysage désolé qui s'étend sous ses fenêtres ? Peut-être, mais peut-être aussi, en raison même de ce finale, une oeuvre non dénuée d'espoir (tout comme elle n'est pas dénuée d'humour malgré sa gravité, je ne l'ai peut-être pas assez souligné).



1 commentaire:

  1. L'attaque des titans frôlerait avec le fascisme parce qu'il aborde des thèmes ou des séquences évoquant des évènements qui s'y rattachent ? Analyse assez calamiteuse de Libé,en dépit de multiples références culturelles (amenées un peu lourdement). J'admets en être au niveau de l'anime et non du manga, mais il me semble que les comportements radicaux d'Eren, entre autres, ne sont en aucun cas loués ou présentés comme une manière justifiée d'agir. Tout cela appelle au contraire à prendre du recul, grâce notamment à ce renversement de perspective sur notre vision des Eldiens. Les radicalismes sont dénoncés et jamais sexy. Je suis loin d'être un jeunot fan de ce manga et j'ai lu Akira bien avant par exemple, mais gare aux gros contre-sens. Je suppose que le Japon a des problèmes avec son extrême droite et nombre d'aspects de sa culture, mais je pense que l'Attaque des titans n'en porte aucun stigmate.
    Quant au dessin, je trouve la critique en passant assez regrettable, et je me réjouis au contraire que le manga ait fait son trou sans exhiber les muscles à ce niveau.

    Je reviendrai lire l'analyse sur Akira un autre jour, et désolé si d'aventure je m'étais planté sur votre appréciation personnelle du manga.

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