mercredi 10 août 2022

Bon sang mais... bien sûr !

Moon River de Fabcaro


NB: la Miviludi (Mission de Vigilance et de Lutte contre le Divulgâchage) a remplacé certaines expressions de cette chronique par des astérisques ; heureusement, cela ne fait que renforcer ma démonstration.


Basiquement, il y a deux façons de faire du polar postmoderne, autrement dit du polar qui subvertit les codes originaux du genre :

– sérieusement, mais non sans ironie, avec le polar métaphysique, tel que le circonscrivent Jorge Luis Borgès ("La Mort et la boussole", "Le Jardin aux sentiers qui bifurquent"), Alain Robbe-Grillet (La Maison de rendez-vous, Topologie d'une cité fantôme, Souvenirs du triangle d'or, Projets pour une révolution à New York) ou Nick Harkaway (Gnomon), voire Katsuhiro Ôtomo (Akira) ;

– ironiquement, mais non sans sérieux, comme le fait Fabcaro dans Moon River (qui a bien sûr peu à voir avec le Mystic River de Dennis Lehane ou de Clint Eastwood).


Si les recueils thématiques de Fabcaro, comme Moins qu'hier (plus que demain), sont toujours très drôles, son potentiel comique est sans doute à son maximum quand il déploie une histoire sur tout un album : c'était le cas avec Zaï zaï zaï zaï (sans doute son meilleur titre), c'est aussi le cas avec Moon River.


La trame d'ensemble de Moon River s'inspire à l'évidence de la Rubrique-à-brac de Gotlib (sa "première référence en BD", comme il dit), et plus précisément de ses parodies des enquêtes du commissaire Bourrel : alors que tous les indices récoltés pointent ostensiblement vers un seul et même coupable, l'enquêteur (ici Hernie Baxter) persiste à ignorer cette piste, jusqu'à ce qu'un détail abscons le fasse enfin s'exclamer "BON SANG MAIS... BIEN SÛR !"


Cette façon de couper les cheveux en quatre et de compliquer inutilement une enquête en fait très simple, c'est la première source de comique qu'utilise Fabcaro dans Moon River – il y en aura d'autres, car la subversion du polar ne s'arrête pas là...


Ainsi, comme Jean Tardieu dans Un mot pour un autre, Fabcaro s'en prend à ces phrases machinales qu'on prononce dans certaines circonstances sociales convenues, et qui ne valent pas pour leur sens, mais simplement par le fait d'être proférées – de la langue de bois, quoi.


Jean Tardieu le démontrait en remplaçant chaque mot apparemment saillant de la phrase par un autre, sans altérer le moins du monde le bon déroulement du rituel social ; Fabcaro, lui, se contente de remplacer une partie de la phrase par une expression qui détonne complètement avec le reste, mettant ainsi à nu les situations convenues du polar – mathématiquement parlant, il change la variable d'une fonction.


Quelques exemples, glané ça et là dans le livre (que vous pouvez jouer à compléter par vous-même, avant d'aller voir la solution de Fabcaro) :

"– J'en ai vu d'autres, vous savez, et des bien pires... – Mh... L'affaire de ***..."

"– En tout cas, laissez-moi vous dire que vous faites une *** formidable... – Vous, vous savez parler aux femmes."

"– J'ai vu mon meilleur ami se faire *** juste à côté de moi... Putain de guerre..."

" – Si ce n'est pas indiscret, puis-je savoir pourquoi vous vous êtes séparés ? – Elle s'est mise du jour au lendemain à ***... – Je suis désolé... – Vous ne pouviez pas savoir."

"– Me ***, en pleine rue... Ce gredin ne recule décidément devant rien..."


Comme dans Zaï zaï zaï zaï, les médias en prennent également pour leur grade, et les critiques qui font indûment une interprétation alambiquée d'une oeuvre comique (non, non, non, je ne me sens pas visé)... et les fermières.


C'est en effet un autre élément postmoderne (et comique) de l'oeuvre : Moon River se déploie sur au moins trois niveaux de narration :

– l'intrigue principale, celle qui voit le lieutenant Hernie Baxter voler au secours de l'actrice Betty Pennyway (racontée à l'aide d'un gaufrier trois par deux et d'un monochrome bleu, technique classique chez Fabcaro) ;

– les histoires dans l'histoire, notamment celle du film tourné par Betty Pennyway (dans un technicolor dû à Jeff Pourquié), d'un autre film dont Hernie Baxter interroge le réalisateur (dans un style de roman-photo) et d'un album pour enfants (dessiné aux crayons de couleur) ;

– le making-of de l'oeuvre, qui voit Fabcaro affligé d'une hernie, traumatisé par une fermière et hésitant, devant les réticences de sa famille et de ses amis, entre écrire un album pour enfants et un polar (le tout dans ce style de crobard qui a lancé la carrière de Fabcaro, avec un gaufrier parfois en trois par trois).


Le comique vient bien sûr de ce que ces trois lignes ne restent pas sagement parallèles, et que les filles de Fabcaro peuvent appeler le lieutenant Hernie Baxter pour le supplier de changer d'avis et de laisser tomber son polar foireux...


Comme Fabcaro fait feu de tout bois, il utilise encore bien d'autres ressorts comiques, notamment l'exagération graphique – voir l'interrogatoire du réalisateur dans le bar à strip-tease, celui du dresseur de chevaux, les démonstrations de joie d'Hernie Baxter quand il apprend que Betty Pennyway est célibataire, ou encore sa chevauchée finale pour venir en aide à sa belle.


Vous l'aurez compris (enfin, j'espère) : quoi qu'en dise son auteur, Moon River est bien plus qu'un "truc hyper régressif" visant à faire oublier "tout ce truc anxiogène" qu'a été – qu'est toujours – la pandémie de Covid ; c'est aussi une oeuvre que Bergson aurait adoré avoir sous la main quand il décortiquait les mécanismes du rire.



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