Splines de luvan
Ces temps-ci, luvan semble en état de grâce, tendant comme Rimbaud des guirlandes de fenêtre à fenêtre et dansant dessus – c'est vrai tout autant de sa nouvelle "Eugénisme" dans l'anthologie Horizon perpétuel 2020, de son roman TysT (en cours d'impression après un financement participatif réussi), mais aussi de son recueil Splines (qui est illustré, comme TysT, j'y reviendrai brièvement, et qui comprend, comme Tyst, un jeu d'écriture, ici co-écrit avec Léo Henry).
Comme Rimbaud, qui réclamait des formes nouvelles pour décrire l'inconnu, ou comme Antoine Volodine, qui après avoir théorisé les entrevoûtes dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze les mettait en pratique dans les narrats Des anges mineurs, luvan invente, avec Splines, un nouveau format, aussi adapté à nos temps eschatologiques que le post-apo.
Primitivement, une spline est un ruban de matière souple (bois ou caoutchouc), utilisé pour tracer des lignes harmonieuses (autrement dit courbes) entre plusieurs points ; par métaphore, c'est une méthode d'interpolation numérique qui consiste à relier un ensemble de points par des courbes, en les prenant deux par deux ; par métaphore encore, c'est, dans l'esprit de luvan, une méthode d'extrapolation géographique, qui permet d'approcher au mieux l'essence d'un lieu à l'aide de simples mots.
A première vue, la spline est donc, à l'échelle du monde entier plutôt que d'une seule ville, la lointaine descendante de la dérive de Guy Debord, entrevue dans la Yirminadingrad de Léo Henry et Jacques Mucchielli, mais aussi de la flânerie promue par Walter Benjamin.
Simplement, là où l'objectif des situationnistes était, en se promenant, de mettre à nu les structures de pouvoir inscrites dans le paysage urbain, celui de luvan est plutôt d'y lire, en le passant au crible de la fiction, les différents futurs possibles de l'humanité, notamment en tirant les leçons du passé (page 141) : "j'aime les ruines parce que j'aime les fantômes. Et vice-versa. J'aime ce qu'ils nous disent de notre histoire. J'aime surtout qu'ils ne nous disent pas tout."
Sur le plan physique, les splines du recueil, toutes attachées à un point précis du globe (pages 244-245), s'ordonnent donc par rotation horaire autour d'un point zéro, sur un planisphère que je n'ai pas identifié, mais qui est sûrement plus une projection de Peters que de Mercator, vu l'allongement des pays qu'il implique (voir pages 246-247) – ou qui est peut-être imaginaire, histoire de piéger les blogueurs maniaques comme moi.
Sur le plan mental, les splines ont la forme des galets de TysT ; plus précisément, comme le montre la couverture et le démontre la page 249, leurs intrigues décrivent des courbes fermées, de formes différentes suivant qu'elles s'approchent ou non des cinq points logiques mis en avant par luvan pour catégoriser ses récits.
Ces cinq points mentaux appartiennent en fait à deux familles distinctes, qu'il me semble commode d'étiqueter en appliquant, comme Jacques Gohory le faisait déjà au XVIe siècle, les trois premières parties de la rhétorique à l'art romanesque (l'explication qui va suivre est donc mon interprétation de la méthode luvanesque, les erreurs éventuelles étant de mon fait).
Sur le plan de l'inventio, autrement dit de la sélection du matériau narratif, les splines peuvent donc recourir à des faits de deux natures différentes, qu'il est bien sûr possible de mélanger (c'est le cas dans 2 des 29 textes du recueil, les 27 autres étant d'une seule et même nature) :
– du réel, symbolisé par le connecteur "il existe" (10 textes) ;
– de l'imaginaire, symbolisé par le connecteur "il n'existe pas" (21 textes).
Précisons au passage que l'imaginaire en question est aussi vaste que celui de Yama-Loka Terminus (et traité de façon tout aussi originale, j'y reviendrai) : il va, pour le dire vite, de l'invasion extraterrestre ("Cromlech", "Troupeau") à la maison hantée ("Boucle", "Plan"), en passant par l'exploration spatiale ("Pa ön"), les sauts quantiques ("Crêve"), les manipulations génétiques ("Ruche"), la pandémie ("Lazare"), le croquemitaine ("Jour viendra") ou les entités chthoniennes ("Encore une histoire d'horreur...") ; il peut faire penser aussi bien au Ballard de Crash ("L'Art de la fuite") ou d'IGH ("Sans issue", "Hache") qu'au Clarke de 2001 ("Cromlech", voire "Troupeau" ou "Pa ön").
Quant au réel, plus rare (quand il n'est pas mixé à de l'imaginaire comme dans "L'Art de la fuite" ou "Sophie"), il est traité de façon telle qu'il est presque plus inquiétant que l'imaginaire, voir par exemple "Chambre noire", sur le Kommando Agfa, ou "Serpents et papillons dans un sous-bois", sorte de relecture hallucinée du Syndrome de Stendhal de Dario Argento.
Le traitement de ces faits, ou plutôt leur agencement, c'est précisément l'objet de la partie suivante de la rhétorique, la dispositio, qui correspond aux trois autres connecteurs utilisés par luvan, tout seuls ou mélangés les uns aux autres :
– le connecteur "parce que", utilisé dans 8 splines, signale une narration plutôt centrée sur les causes des faits exposés ;
– le connecteur "par conséquent", utilisé dans 11 splines, symbolise l'accent mis sur les conséquences des faits ;
– le connecteur "ellipse", utilisé dans 12 splines, est sans doute le plus difficile à interpréter, mais de mon point de vue, il s'agit d'un traitement narratif reposant sur la juxtaposition, le parallélisme et le contraste (notamment de points de vue et de strates temporelles), une sorte de montage, quoi (j'ai déjà souligné, à propos de ses deux précédents recueils, combien le travail de luvan était proche de celui de Chris. Marker ; Splines confirme cela, et pas seulement à cause de "0").
Par exemple, dans la spline "Troupeau", variation sur le slaughter novel tel qu'illustré par Michel Faber, le fait imaginaire au centre du texte est la sujétion de l'humanité à une espèce extra-terrestre ; et luvan explore aussi bien les causes et les conséquences de cet état de fait, qu'elle le stratifie en plusieurs personnages (Sil, Martha, Klaus, une narratrice anonyme) : on retrouve donc quatre connecteurs dans un seul et même texte.
Ceci dit, sur les 21 combinaisons possibles (3 sortes d'inventio et 7 sortes de dispositio), luvan en utilise seulement 9, avec une prédilection pour l'alliance entre "il n'existe pas" et "par conséquent", qui se retrouve, seul ou avec d'autres connecteurs, dans 14 splines sur 29 – rien de surprenant, une des définitions possible des littératures de l'imaginaire étant l'examen des conséquences engendrées par un phénomène inhabituel.
Avant d'en venir à l'examen de la troisième partie de la rhétorique (l'elocutio, autrement dit le style), signalons que ce classement technique des splines est parfaitement invisible à la lecture, qui fait plutôt émerger de grands archétypes narratifs, tels que :
– la catastrophe ayant frappé l'humanité, à plus ou moins grande échelle, vrai cataclysme ou simple éruption volcanique, voire basculement politique ("Cromlech", "Marée", "Faille", "Crêve", "Boucle", "Sans eux", "Ruche", "Troupeau", "L'Art de la fuite", "Plan", "Sans issue, "L'Automne à nos portes", "Hache", "Lazare", "Echo") ;
– les créatures ayant déclenché cette catastrophe, ou prospérant simplement sur les ruines, fantômes affamés ou extraterrestres ("Cromlech", "Marée", "Sans eux", "Ruche", "Troupeau", "Encore une histoire d'horreur...", "Plan", "Sans issue", "L'Automne à nos portes", "Hache", "Jour viendra", "Vous qui entrez") ;
– le refuge qu'on gagne ou qu'on se bâtit, avant ou après la catastrophe, pour se protéger des créatures dangereuses ou simplement s'abriter ("Cromlech", "Marée", "Faille", "Crêve", "Boucle", "Sans eux", "Ruche", "Troupeau", "Sans issue", "Jour viendra", "Lazare", "Pa ön", "Ecco").
De façon significative, et c'est sans doute là la seule lueur d'espoir qui traverse ces textes souvent sombres, le refuge, suivant la théorie de la ritournelle de Deleuze & Guattari, est parfois construit par le son, la musique ("Boucle", "Depuis, quoi", "Sans eux", "Troupeau", "Ecco") – tout comme il est détruit par elle, s'il est illusoire ("Pour de vrai", "Jour viendra").
Cette croyance en la force (salvatrice) de l'art (voir aussi "L'Art de la fuite", "L'Asutralie", "Pa ön", "0") nous semblerait sans doute un voeu pieux si le style de luvan n'était pas aussi efficace, faisant apparaître, dans ces splines, tout autre chose que ce qui semble primitivement y être dit ("ce que les signes escamotent, leur emploi l'énonce", dixit Ludwig Wittgenstein pour expliciter sa célèbre distinction entre dire et montrer).
Cela dit, luvan, contrairement à Wittgenstein, ne se fie pas qu'à la syntaxe pour faire advenir un sens neuf : ainsi, certaines de ses splines semblent bâties, comme les nouvelles d'Harlan Ellison ou les expérimentations du Nouveau Roman, sur des jeux de mots (E / eux pour "Sans eux", H d'hôpital / hache pour "Hache", lazaret-léproserie / Lazare pour "Lazare"), sans que la force des textes s'en trouve amoindrie (au contraire, la rime se voit conférée la même pertinence logique que la raison).
Cette confiance faite au langage, qui frôle le cratylisme ("ankou sonne mieux que mort, aïe que douleur, amok que folie", page 108), c'est sans doute, tout simplement, la marque d'une autrice en pleine possession de ses moyens, qui même dans ses splines les plus ouvertement didactiques (ici "Biloba") ne perd pas de vue la musicalité de sa prose : "les animaux de surface, étranges véhicules au regard de leurs mirobolants cousin des mers, inventent une semblance déambulatoire et métabolique avec les mammifères à venir" (page 76).
Je n'ai pas choisi cet extrait au hasard : d'une certaine manière (et la pierre tombale "humanidad" que Nacha Vollenweider dessine page 149 le confirme), luvan compose, avec Splines, un tombeau pour l'humanité, tressant, à l'heure de la sixième extinction de masse, des couronnes au-dessus des ruines – mais comme le disait Alain Robbe-Grillet dans Les Derniers jours de Corinthe (page 145), il est toujours possible de "prendre l'état des notions ruinées et la notion même de ruine comme ferment d'une existence à réinventer, légère et vacante."
Légère et vacante, deux qualificatifs qui conviennent fort bien à la prose de luvan, qui ambitionne visiblement, comme Wittgenstein, de "faire deviner la périphérie par épuisement depuis le centre" (page 238), un centre qui n'est bien sûr jamais vraiment décrit, mais se laisse toujours appréhender, pour peu qu'on y prête attention.
Devant tant de grâce, toute chronique tentant de décrire Splines (ou TysT) ne pourra que paraître tout à la fois trop lourde et trop longue ; mais peut-être que cette lourdeur et cette longueur même diront que Splines est un des livres essentiels de 2022, à côté duquel il serait criminel de passer – quitte à le savourer par petites gorgées, en voyageant (si le Covid l'autorise) sur certains des lieux qui l'ont inspiré.
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