mercredi 25 janvier 2023

Béa & Lou, featuring Nosferatu

Sur la route de West de Tillie Walden


Le chef d'oeuvre de Tillie Walden, qui marquait aussi son entrée dans l'imaginaire, après des titres plus réalistes (le bref J'adore ce passage et le plus long Spinning), c'est indubitablement Dans un rayon de soleil : dans un monde futuriste peuplé seulement de femmes (et au moins d'une personne non-binaire), l'héroïne (Mia) rejoint une équipe d'archéologues (en quête de vestiges de notre civilisation), et avec l'aide de ses nouvelles amies, elle part à la recherche de son amour de jeunesse (résumé sommaire, je l'admets).


Sur le papier, Sur la route de West, un road-movie fantastique mettant en scène, pour le dire vite, deux amies homosexuelles poursuivies par les ombres de leur passé, semble reconduire le même genre de voyage que Dans un rayon de soleil ; mais c'est, bien sûr, une illusion, même si on y retrouve, évidemment, les obsessions de son autrice, et son talent pour mêler grands espaces et pulsions intimes (j'y reviendrai).


Comme le montrent aussi bien le nom d'une des deux amies (Lou, pour sans doute Louise) ou le clin d'oeil à la célèbre scène finale du plongeon en voiture (page 226, et ce n'est pas un spoil, l'histoire de Sur la route de West se poursuivant bien au-delà de ce point), Tillie Walden a clairement voulu livrer sa version, pour ne pas dire sa révision critique, de l'emblématique (mais ambigu) film de Ridley Scott, Thelma & Louise (See Hatfield l'a remarqué avant moi sur Kinder Comics).


Tout comme les héroïnes persécutées de Lars von Trier peuvent aussi bien être vues comme une dénonciation du sexisme ambiant que comme une réaffirmation de la position éternellement misérable de la femme, Thelma & Louise peut parfaitement être lu comme "un conte misogyne sur des femmes incroyablement idiotes qui perdent le peu de raison qu'il leur reste sous la pression, et endurent le châtiment suprême" (dixit Kyle Smith dans le New York Post).


Sans aller jusque-là, il est troublant de constater que, chez Ridley Scott, une femme n'est libre, au bout du compte, que dans la mort ; il me semble que Tillie Walden entendait précisément contester cette triste conclusion, quitte à introduire (très progressivement) du fantastique dans une histoire d'amitié des plus réalistes.


La première touche d'irréel intervient vraiment pages 79-80, avec ces ombres qui oppressent Lou dans la station-service ; cela peut n'être, bien sûr, que la traduction en images d'une crise de panique ("C'était n'importe quoi, ce magasin" déclare-t-elle page 87, et Béa de demander, page 92, "Ca t'arrive souvent ?") mais...


Au même endroit, Béa et Lou ont trouvé un chat, dont la médaille indique qu'il habite West, or "cette ville n'existe pas" (page 96), et un peu trop de monde s'intéresse au félin, à commencer par cet agent touristique qui décroche son téléphone dès que Béa et Lou quittent son agence (page 103), sans parler des mystérieux membres du bureau de surveillance routière (page 125)...


Tillie Walden réintroduit ainsi, en plein Texas, le même genre de course-poursuite haletante que dans Thelma & Louise, sauf que ces figures d'autorité qui poursuivent les deux amies sont tout sauf réalistes, ce sont des ombres à la Nosferatu (les nombreux clins d'oeil à l'esthétique du célèbre film de Murnau font qu'on pense, lors de la traversée mouvementée du Pecos pages 153-155, à la célèbre phrase : "lorsqu'il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre") – des ombres peut-être, au final, moins inquiétantes que celles que Béa & Lou portent en elles.


J'ai parlé du Murnau de Nosferatu ; See Hatfield (toujours sur Kinder Comics), du Miyazaki inquiétant du Voyage de Chihiro ou du Château ambulant ; à ces noms, on peut facilement ajouter celui du peintre Carl Gustav Carus, pour sa célèbre définition du paysage comme état d'âme : dans tous les cas, Sur la route de West se distingue assurément par son expressivité (pour ne pas dire son expressionnisme).


La première chose qui frappe en ouvrant le livre, plus que le trait épuré (une ligne claire qui m'évoque parfois Yvan Pommaux), c'est le travail sur les couleurs, "des couleurs comme je n'en ai vues dans aucune autre bande dessinée" (dixit See Hatfield sur Kinder Comics), "de superbes teintes rouges et mauves" (dixit Minimouthlit) qui instaurent une ambiance d'incendie ("Si c'était vrai, tout ce qui m'entoure serait en feu, parce que c'est ça que je ressens", dit d'ailleurs Béa page 259).


Quant au découpage, très aéré (il y a en moyenne 1,51 cases prenant la largeur d'une planche par page), il permet à merveille de rendre compte de la solitude des héroïnes dans l'immensité des paysages texans – et renforce donc cette relation entre intériorité et extérieurs que j'évoquais plus haut.


Sans égaler sans doute Dans un rayon de soleil, mais c'était difficile, Sur la route de West est clairement donc l'une des réalisations les plus notables de Tillie Walden, peuplées de femmes attachantes qui, contrairement à Thelma & Louise (d'après le New York Post), savent lire des cartes, mais aussi tirer des leçons de leurs expériences (page 116) :

"Le Texas est immense. Il y a de la place pour toutes les températures."



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