Maraude(s) de bri & dilem [Sabrina Calvo]
Je l'avoue, le concept de la collection Eutopia de La Volte (créée en 2018, donc après le succès d'UHL du Bélial' en 2016) me laisse quelque peu sceptique, en raison notamment de mon pessimisme foncier, mais aussi parce que les utopies / eutopies portaient en elles, dès le début, des germes de dystopie (rappel : La Cité du soleil de Campanella pratique l'eugénisme, d'une façon qui n'a évidemment rien à voir avec les méthodes nazies, mais tout de même, W ou le souvenir d'enfance de Perec n'est pas si loin).
Ceci dit, cette ambiguïté inhérente au genre me semble parfaitement assumée par Maraude(s), petit livre brillant qui s'inscrit dans le prolongement du génial Melmoth furieux (dont dilem, le "co-auteur" de Maraude(s), est un personnage, rappelons-le) :
– déjà, l'eutopie décrite est celle de la Commune de Belleville, or comme le savent toutes celles et ceux qui connaissent bien l'histoire (la Commune de Paris) ou les mondes fictionnels de Sabrina Calvo (la Commune de Montréal dans Toxoplasma, la même Commune de Belleville dans Melmoth furieux), toute Commune finit un jour par tomber, et toute eutopie, par périr (page 41, "on va crever ici les unes sur les autres") ;
– ensuite, le texte ne fait pas l'impasse sur "la guerre civile permanente entre les communautés" (page 34), les "conflits qui déchirent les groupes" (page 36), ces mêmes luttes internes qui ont divisé, lors de la guerre d'Espagne, les opposants aux franquistes ;
– Maraude(s) n'oublie pas non plus que "l'art et la lutte ont des relations difficiles" (page 39), donc que le projet même de décrire une eutopie pourrait être considéré comme inutile par celles et ceux qui veulent la faire advenir ;
– enfin, la fête finale convoque "musique électronique" et "barbecues" (page 52), soit deux des totems du Français moyen, qui n'hésitera pas, au mépris de la biodiversité, à bétonner un bout de jardin pour pouvoir y installer enceintes et grillades ; mais Sabrina Calvo fait suivre la fête en question d'un magnifique appel au silence ("donnez-nous la chance de nous défaire des phrases", page 57).
Evidemment, toutes ces ambiguïtés ne constituent pas le coeur de Maraude(s), mais elles sont, sans doute, ce qui lui permet de battre haut et fort (au moins tout autant, sinon plus, que Les Furtifs de Damasio, un livre tout aussi "VNR / DTR" (page 39) que Maraude(s), mais sans doute (paradoxalement ?) plus utopique.
Comme son titre l'indique, Maraude(s) se structure avant tout autour de 8 tournées d'"inspection militaire" (page 11), servant à vérifier le bon fonctionnement des barricades protégeant la Commune de Belleville, mais aussi, par la bande, à circonscrire, un peu à la manière de la ritournelle de Deleuze & Guattari, un espace partagé, opposable à celui occupé par les nostalgiques de "l'Empire" (pages 27, 36, 43), aka "les fascistes" (page 11).
En cela, ces 8 Maraude(s) participent de ce mouvement qui, selon Itsvan Csicsery-Ronay dans un récent article, place, au centre de la science-fiction, le modèle (désirable ou rejeté) de société impériale et capitaliste théorisé par Hardt & Negri dans leur célèbre ouvrage.
Toutefois, plutôt que de s'attacher à analyser la façon dont "l'architecture, l'urbanisme, et la modernité écrasent les piétons des villes" (dixit Yvan Chasson glosant Guy Debord), ces 8 tentatives de "dérive" (pages 11 ou 57) psychogéographiques lisent au contraire, dans la topographie de la Commune, le contre-pouvoir qu'elle constitue, et donc contribuent à "trouver une poétique oubliée de l'espace urbain" (idem) autant qu'à "inventer de nouveaux décors mouvants" (d'après ce texte de Gilles Ivain, un des comparses oubliés de Debord), des décors traduisant "une relation des choses entre elles pour ne pas les laisser pourrir" (page 42).
Autrement dit, exactement comme Melmoth furieux, mais en moins linéaire (il y a bien une intrigue, centrée autour de la figure d'Heli, mais elle ne se met en place que dans les 4 dernières dérives, j'y reviendrai), Maraude(s) réenchante le Paris contemporain (du reste, comme le soulignent Stéphanie Chaptal ou le Nocher des livres, avoir un plan sous les yeux permet d'apprécier encore plus l'ouvrage, même s'il peut parfaitement fonctionner sans) :
"Il y des immeubles interdits, des immeubles secrets et des dédales de parking criblés de canalisations où nagent les requins- keufs – c'est ce que disent les enfants d'ici, qui ramènent parfois de faux ailerons de leurs expéditions" (page 12).
Ce réenchantement d'un espace primitivement conçu comme purement (et brutalement) utilitaire, c'est précisément, selon moi, ce que ratait Serge Lehman dans La Brigade chimérique – Ultime renaissance (la suite dispensable à la géniale Brigade chimérique), alors même que sa définition de la psychogéographie (fournie dans le tome 3 de Masqué, page 12, "la transformation des états mentaux par action sur le milieu urbain") s'écarte à peine de celle de Guy Debord ("l'étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus").
Simplement, Serge Lehman utilise avant tout Guy Debord pour nourrir son platonisme (voir Véga) et donc pour localiser les idées super-héroïques, qui selon lui font défaut à l'Europe depuis la seconde Guerre Mondiale, dans "le sous-sol" de la ville, alias son "inconscient" (toujours le tome 3 de Masqué, page 23 ce coup-ci) : pour lui, la ville doit changer d'abord, et l'individu changera ensuite, quasi-mécaniquement.
Au contraire, dans Maraude(s), c'est bien parce que les habitants de Belleville ont changé, et décidé de reprendre leur destin en main (pour le dire vite), que leur Commune (ou peut-être juste la perception qu'ils en ont) a changé, s'organisant autour de la place Krasu (point de départ ou d'arrivée de 7 des 8 dérives) comme les quartiers riches autour de la place de l'Etoile (comme le signale la page 29, la guerre contre la Commune est aussi une "guerre menée contre les pauvres").
"L'Etoile", c'est précisément le nom du chapitre 5, sauf qu'il ne s'agit pas du tout de la mythique place parisienne, mais bien de l'arcane du tarot, identifié de façon symptomatique au personnage d'Heli (rappel : Heli est le fil conducteur des 4 dernières dérives) : dans le monde de Maraude(s) (comme dans celui rêvé par Guy Debord et Gilles Ivain) c'est bien l'individu désaliéné qui est primordial, l'individu vivant loin des "bubons-caméras" (pages 13, 17) de "la société du spectacle" (page 44).
Cette (sans doute trop) savante chronique peut donner l'illusion d'un texte alambiqué, mais Maraude(s) , cette brillante "échappée d'écriture devenue relativement rare dans la fiction contemporaine" (dixit Hugue de la librairieCharybde), est au contraire un texte limpide, pouvant autant se lire comme une introduction ou un prolongement à Melmoth furieux que comme un one-shot tiré par "une arme chargée au futur" (merci Gabriel Celaya).
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