lundi 9 janvier 2023

La brigade mirifique

La Brigade chimérique de Serge Lehman, Fabrice Colin, Gess & Céline Bessonneau


Parlant de Véga (de Serge Lehman & Yann Legendre), j'écrivais peu ou prou que, là où certaines oeuvres mettent trop en avant (comme L'Esprit du 11 janvier de Lehman & Gess) ou trop en arrière (comme précisément Véga) leur idée-force, d'autres la placent à l'endroit exact où elle nourrira l'histoire sans jamais la phagocyter.


C'est incontestablement le cas de La Brigade chimérique originelle (une relecture n'a fait que me conforter dans cette idée), alors même qu'elle est basée sur une idée dont la pertinence critique est discutable – mais comme Alan Moore & Eddie Campbell l'ont prouvé avec From Hell, on peut bâtir des chefs d'oeuvre sur une vision historiquement douteuse (qu'Alan Moore ne cherchait pas forcément à cautionner, d'ailleurs), tout simplement parce que (dixit Serge Lehman page XX de sa postface érudite) :

"la science-fiction réside dans le traitement des images mentales comme faits matériels" (raison pour laquelle Alain Robbe-Grillet est en fait un auteur de SF, mais ceci est une autre histoire).


Il faut dire que l'idée-force de La Brigade chimérique est de fournir par la fiction "une réponse à cette question qui hante les historiens depuis plus d'un demi-siècle : pourquoi n'y a-t-il plus de super-héros en Europe ?" (page X de la postface de Serge Lehman) – une réponse qui ne fait peut-être, au fond, que soulever d'autres questions, parce qu'elle est plus fantasmatique que réelle.


Dans sa postface, Serge Lehman soulève des points qui, approfondis, fourniraient sans doute une explication historique "correcte" à cette situation d'après la seconde Guerre Mondiale ; il remarque par exemple qu'aux Etats-Unis les super-héros se sont imposés en passant des romans à la bande dessinée, mais sans s'interroger sur les conditions matérielles qui ont pu freiner ce processus en Europe (la tristement célèbre loi de 1949, qui a eu notamment la peau de Fantax, comme Serge Lehman lui-même le rappelle dans sa récente et dispensable séquelle à La Brigade chimérique) ou, au contraire, le favoriser aux Etats-Unis (la quasi-interdiction après 1954 de tous les autres genres à cause de l'affreux Wertham, forçant donc les créateurs à se concentrer sur les super-héros).


Serge Lehman l'a déjà abondamment prouvé (par sa célèbre préface, discutable et discuté, à Retour sur l'horizon, mais aussi par cet article sur Mélanie Fazi (où il feint d'oublier que, sous le nom d'anticipation, la science-fiction a été longtemps considéré comme un sous-genre du fantastique, et non l'inverse) : ce qui l'intéresse, ce sont plus les idées que les faits – les premières ayant pour lui tout autant de réalité que les seconds, suivant une conception totalement platonicienne du monde, dont je parlais déjà à propos de Véga.


Ce platonisme est également flagrant dans le concept retenu pour être au coeur de La Brigade chimérique, à savoir la "quadripartition" (page VII de la postface) de la psyché humaine en 4 forces : Serge Lehman y voit l'influence de L'Enigme de Givreuse de Rosny aîné et sa "bipartition moléculaire" (page VI), mais celle de Robert Louis Stevenson (L'Etrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde) est toute aussi forte ; de même, côté philosophie, il cite Freud et Jung, mais pas Platon et sa division tripartite de l'âme, que Freud n'a fait que recopier servilement, si si (afin de créer une nouvelle pseudo-science, mais ceci est une autre histoire).


La Brigade chimérique éponyme, dans sa version française (émanée du personnage central de Jean Brun de Séverac, j'y reviendrai) comme dans sa version allemande (émanée du mystérieux homme de Commines, dont dévoiler le nom réel serait un impardonnable spoiler) n'est donc faite que de "pulsions psychiques matérialisées" (page 113 ou 125), 4 forces groupables deux par deux :

– "la fidélité" (page 136) ou, pour le dire d'une façon à la fois pascalienne et rabelaisienne, la part angélique de l'homme, à savoir la raison ou la conscience, qui lui permet notamment d'entendre "la voix des juifs et des esclaves" (page 250) ou plus généralement celle des opprimés (le Soldat Inconnu et ses ailes dans la version française vs le Juif Errant, alias Gregor Samsa, dans la version allemande) ;

– "la vigueur animale" (page 136), autrement dit la part bestiale de l'homme (le Baron Brun dans la version française vs le Werewolf dans la version allemande) ;

– "l'amour de la vie" (page 136), soit la part végétale et féminine, voire érotique (la libido sentiendi de Saint-Augustin), de l'homme (Matricia, clin d'oeil évident à Poison Ivy, dans la version française vs l'Ange Bleu dans la version allemande) ;

– "la sécheresse du savoir" (page 136) ou le "désir de comprendre" (page 160), la libido sciendi de Saint-Augustin, avec tout ce qu'elle peut avoir de mortifère (le Docteur Sérum dans la version française vs le Docteur Mabuse dans la version allemande).


Ainsi présenté, il est facile de deviner où Serge Lehman veut en venir : comme "science sans conscience n'est que ruine de l'âme" suivant Rabelais, c'est en se séparant littéralement de sa part "morale", et en appliquant le même traitement à l'Europe toute entière, que l'homme de Commines livrera le monde à une science qui peut, sans état d'âme aucun, "transformer un... sacrifice humain en problème technique" (page 179) – et en faisant cela, il privera également les super-héros européens de toute possibilité d'exister, les forces psychiques que j'évoquais étant également, dans la conception de Serge Lehman, des conditions d'existence !


Cette analyse du nazisme n'est pas neuve (elle doit beaucoup à Hannah Arendt, voire à Heidegger, et n'est donc pas sans ambiguïtés) ; Serge Lehman se contente d'en étendre la portée en l'appliquant à la fiction de super-héros, qui ne pourrait donc paradoxalement exister dans un monde marquée par une idéologie qui a, pourtant, détourné à son profit le mythe du surhomme de Nietzsche (La Brigade chimérique s'ouvre et se ferme par un narratif inspiré d'Ainsi parlait Zarathoustra).


L'explication est sans doute un peu courte, historiquement parlant, mais elle fonctionne à merveille sur le plan fictionnel, ne serait-ce que parce que La Brigade chimérique reproduit, dans son monde mêlant savamment personnes réelles et personnages fictifs, la marche inéluctable à la guerre des années 1938-1939 et son climat angoissant – ce suspense est peut-être une facilité scénaristique, mais il est incroyablement bien mené, en raison notamment des nombreux clins d'oeil que le scénario ménage envers la science-fiction de ces années-là (ou plutôt l'anticipation, puisque telle était alors son nom).


Par exemple, un contresens manifeste, comme faire du Gregor Samsa de Kafka un prototype de super-héros, qui reviendrait Dans la colonie pénitentiaire après sa Métamorphose, prend tout son sens dans la quadripartition que j'évoquais plus haut : ainsi compris comme une figure de la conscience (ou de la lucidité), le Gregor Samsa de Lehman & Colin, en sus d'être un ressort-clé de l'intrigue, est aussi un formidable hommage à Kafka et son oeuvre visionnaire.


Non contents de récupérer brillamment des personnages existants (le Nyctalope, qu'on reverra dans L'OEil de la nuit, en est un autre bon exemple ; selon moi, il a paradoxalement plus de consistance, en raison même de son obsession pour la célébrité, que dans la version originale de Jean de La Hire), Lehman & Colin en inventent des inoubliables, à commencer par le couple au coeur de l'intrigue :

– Jean Brun de Séverac, que sa quadripartition psychique prédispose sans doute à être avant tout en quête de lui-même ("toute ma vie, j'ai échoué, mais cette nuit... je deviens moi-même", page 219) ;

– George Spad, l'autrice garçonne hantée par de mystérieuses voix qu'on identifiera seulement à la fin (le personnage s'inspire de Renée Dunan, mais sans doute aussi, lointainement, de Rachilde, sans parler du Monsieur Klein de Joseph Losey).


J'ai beaucoup insisté, jusqu'à présent, sur l'univers et le dramatis personae, tels que définis par Lehman & Colin, mais ils ne seraient rien, à l'évidence, sans Gess et Céline Bessonneau, parce que les Idées platoniciennes ont besoin de s'incarner pour nous toucher...


Un peu comme le trait de Yann Legendre dans Véga (qui est tellement raffiné qu'il en immobilise presque la narration), celui de Gess (qui est au contraire volontairement schématique, permettant ainsi aux épisodes de s'enchaîner fluidement) sert à merveille une histoire se déroulant autant, sinon plus, sur le plan symbolique que réel ; et la mise en couleurs de Céline Bessonneau contribue à nous immerger dans l'atmosphère un peu désuète de l'entre-deux-guerres, qu'elle évoque discrètement la trichromie des anciennes bandes dessinées, ou qu'elle tende vers le monochromatisme pour mieux évoquer l'impact de telle ou telle scène.


Serge Lehman l'indique à mots voilés dans sa postface, il rêvait d'égaler Alan Moore (et sa Ligue des Gentlemen Extraordinaire, qui reprend brillamment des héros classiques, sans être non plus un chef d'oeuvre) ; avec le concours de Fabrice Colin, de Gess et de Céline Bessonneau, il réussit sans nul doute un ouvrage qui mérite clairement de figurer, dans une bibliothèque super-héroïque, aux côtés de Watchmen ou V pour Vendetta.




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