mercredi 25 janvier 2023

Ô Mort, vieux capitaine

Le Novelliste 6 dirigé par Lionel Evrard


Into the Map


Si l'imaginaire est un paysage, certaines publications ambitionnent visiblement d'en offrir une carte, pas forcément exhaustive, mais quand même passablement détaillée : c'est le cas de ce sixième numéro du Novelliste (lu en service de presse).


Centré autour de "l'effroi de finir" au sens large (il s'agit aussi bien de la mort que de la fin d'une époque, au niveau tant individuel que collectif, j'aurai l'occasion d'y revenir), ce numéro se compose pour l'essentiel de "quatre pôles fictionnels" (page 8), comprenant chacun 4 textes (soit 16 fictions en tout, sans compter les historiettes, voir plus bas).


Par commodité, et par défi, j'étiquetterai chacun de ces pôles d'une lettre correspondant à la fois à une direction cardinale (West, East, North, South) et à un mot-clé (Weird, Elder, Slice, Navigation), en espérant que cette boussole critique vous donne l'envie de vous plonger dans ce sixième Novelliste (qui contient d'ailleurs un article et une nouvelle maritimes, voir le paragraphe suivant et le pôle Nord).


Avant d'entamer le parcours, un petit mot sur les interstices de la carte, à savoir les textes (fictifs ou non) qui séparent un pôle d'un autre :

– entre l'ouest et l'est, un dossier critique consacré à Robert Duncan Milne, l'un des quatre auteurs du pôle est (j'y reviendrai donc) ;

– entre l'est et le sud, un hommage à Jacques Abeille, histoire de donner envie de lire ou relire son oeuvre à ceux et celles qui la connaissent mal ou l'ont oubliée (comme moi) ;

– entre le sud et le nord, un article érudit de Jean-Pierre Laigle sur La Perte de la mer dans la science-fiction ;

– en prime, entre chacun des pôles, une série d'historiettes, volontiers orientées vers l'humour (Jean Krug, l'auteur du magistral Chant des glaces), mais n'étant jamais aussi bonnes que quand elles nous immergent dans un monde surréaliste (Léo Kennel, l'autrice du remarquable Wohlzarénine) ou quand elles commentent d'improbables illustrations (La Pompe à rêves de Céline Maltère ou la section finale Comme une image).


Weird in the West


Attention, ici, personnages à l'ouest ! et récits qui raviront tous ceux et celles qui gardent (comme moi) un souvenir ému des Territoires de l'inquiétude délimités par Alain Dorémieux ; du reste, autant Nicholas Royle que Steve Rasnic Tem ou Lisa Tuttle ont figuré au sommaire de la mythique anthologie – quant à KC Mead-Brewer, la découverte de ce pôle, son texte aurait pu aisément y figurer, jugez-en par ce petit extrait (page 11) :

"Les bourgeons sont d'un rouge agressif et grimaçant, comme autant de grosses lèvres de bébé crispées contre quelque chose de répugnant."

(Notez au passage que la traduction de Bernard Sigaud rend justice à la sonorité du texte original : "The buds are an angry, pinched-looking red, like so many fat baby lips puckered against something distasteful.")


Quoique tous singuliers, ces 4 textes (relevant donc du weird) se ressemblent par certains aspects :

– un style limpide, dépourvu de scories (même si Nicholas Royle convoque délibérément quelques clichés au début d'une de ses deux lignes narratives, celle au passé simple) ;

– l'interaction entre individuel et collectif que j'évoquais plus haut (un grand événement se répercutant dans l'intimité d'un personnage, de façon directe (le non-je-ne-vais-pas-spoiler chez KC Mead-Brewer, la résurrection chez Lisa Tuttle) ou indirecte (la Grande Guerre chez Nicholas Royle ou l'extinction des dinosaures chez Steve Rasnic Tem) ;

– de fréquentes allers-retours entre le passé et le présent, prenant même, chez Nicholas Royle, l'aspect d'une double narration à la première et à la deuxième personne (avec une petite surprise finale) ;

– le recours, pour structurer le récit, à des analogies, des rapprochements, qui n'évolueront jamais dans la direction qu'on attendait (zombie / cafard chez KC Mead-Brewer, mannequin / écrivain chez Nicholas Royle, dinosaure / cow-boy chez Steve Rasnic Tem, robot / ressuscité chez Lisa Tuttle).


Elder in the East


A l'Est siègent les Grands Anciens (the Elder Ones), ceux à qui revient le privilège d'avoir arpenté en premier les contrées de l'imaginaire, défrichant le chemin pour leurs futurs épigones.


Des 4 textes de ce pôle, l'un est un extrait d'un roman dû à John Jacob Astor, dont je ne dirai rien pour les mêmes raisons que le Chien critique en son temps (difficile de juger sans avoir lu l'ensemble).


Les 3 autres textes enrichissent la tonalité macabre de ce sixième Novelliste, tout en illustrant à merveille le credo énoncé par Lionel Evard page 8 : "en littérature, tout est recommencement ; les arrivants ne parviennent à de nouveaux sommets qu'en se hissant (sans le savoir parfois) sur les épaules de leurs prédécesseurs."


Autrement dit, ce pôle n'a pas qu'un intérêt historique, même s'il nous apprend qu'Herbert George Wells avait un précurseur américain, Robert Duncan Milne ; que la littérature fantastique, grâce à Nikolaï Borovko, s'est aussi écrite en espéranto ; ou que Robert Sheckley n'était pas qu'un humoriste...


Au-delà d'approfondir notre connaissance de l'imaginaire, ces textes, qui ont indubitablement vieilli, mais qui se défendent encore fort bien, fournissent également des modèles de narration classique (au passé simple), en style ample (Robert Duncan Milne, traduit par Jean-Daniel Brèque, qui a été à bonne école avec Lucius Shepard) ou plus ramassé, mais tout aussi efficace, que les émotions soient nommées (Nikolaï Borvko) ou simplement suggérées (Robert Sheckley).


En fait, bon nombre d'auteurs et d'autrices qui essayent de faire classique (mais tombent dans le cliché) gagneraient sans doute à étudier attentivement ce pôle... La preuve avec cette phrase de Robert Duncan Milne (page 114) :

"Des myriades de minuscules globes scintillants jaillirent ça et là, filant, tournant, pivotant sur eux-mêmes en des évolutions apparemment éternelles."

(Traduction de Jean-Daniel Brèque , notez que la phrase originale est tout aussi bien tournée :

"Myriads of tiny, shining globules shot hither and thither, wheeling, darting, turning on themselves in seemingly endless convolutions.")


Slices in the South


Le Sud semble être le domaine des tranches de vie (slices of life), qu'elles soient passées, présentes ou futures, mais toujours marquées, d'une manière ou d'une autre, du sceau de l'imaginaire – avec une mention spéciale pour David Sillanoli, qui présente 8 versions différentes de la vie d'Otto (huit en italien) à travers les âges ; notez que le même éditeur publiera bientôt 3 novellas de l'auteur (une fort bonne idée de mon point de vue).


Dans ces 4 tranches de vie, qui ne semblent avoir été inventées que pour illustrer la vacuité ou l'absurdité de l'existence, les animaux joueront à chaque fois un rôle, principalement comme symbole d'une humanité sans conscience de sa fin, mais pas que :

– les brebis (et la résidence des Colibris !) chez Antonin Sabot (dont la nouvelle futuriste aurait sans doute gagnée à être centrée dès le début sur le personnage du grand-père, plutôt que de prendre le point de vue de son petit-fils le temps de l'exposition) ;

– une mouche (et un chien) chez Romain Jourdy, dont le narrateur, hanté par des "élucubrations morbides" (page 194), rappelle un peu les héros-clodos de Samuel Beckett ;

– des volatiles, un chat, un renardeau, un héron, des buses, des cochons, des singes, en bref toute une ménagerie dans les 8 vies quasi-oniriques concoctées par David Sillanoli ;

– un chat, des papillons, des perroquets, des cygnes, mais surtout un rossignol chez Florin Spataru, où l'imaginaire prend surtout la forme d'un "rêve éveillé" (page 215).


Comme le montre aussi cette rapide présentation, dans chacune de ces 4 nouvelles, l'activité mentale (diurne ou nocturne) des personnages a toute son importance ; mais dans aucun des textes, elles ne parviendra à extraire le personnage de la boue de l'existence (sans que cela soit forcément négatif, notamment chez Antonin Sabot ou Florin Spataru), comme le décrit fort bien cette phrase de David Sillanoli (page 200) :

"La puanteur et le télescopage de langues inconnues forment comme une pâte idiote ajoutant à la torpeur qu'il éprouve et contre laquelle il ne peut rien : on lui a certainement administré un sédatif."


Navigation in the North


Le voyage étant une métaphores les plus fréquentes pour désigner la mort, il semble logique qu'un pôle entier de ce sixième Novelliste y soit consacré (le pôle Nord pour Navigation, donc).


Que le voyage en question soit ou non le dernier, il confrontera en tout cas son protagoniste aux limites de sa condition mortelle (l'espace, le temps), par le prisme de divers moyens de transport :

– un voilier (et des scaphandres) chez Robert Darvel, pour une ambiance voisine de celle distillée par Marguerite Imbert dans Les Flibustiers de la mer chimique (autant dire que le combat est un peu perdu d'avance, mais Robert Darvel s'en sort avec les honneurs) ;

– un train (le Transsibérien, pour être plus précis) chez Sylvain-René de la Verdière (également producteur, dans ce numéro, d'historiettes efficaces) ;

– des tramways et un autocar chez Nicolas Liau, qu'André Breton aurait certainement retenu pour figurer au sommaire de sa célèbre Anthologie de l'humour noir ;

– un bus chez Fabrice Schurmans, dont l'admiration pour Blaise Cendrars est visible autant dans cette nouvelle que dans l'historiette qu'il lui consacre (notez que, là encore, Flatland devrait publier sous peu d'autres textes de cet auteur).


Quoi qu'ils n'aient pas tous le même rapport à la mort, et que leur imagination soit parfois plus nostalgique que vraiment macabre, chacun des divers protagonistes de ces 4 nouvelles pourrait sans doute être décrit par ces mots de Nicolas Liau (page 244) :

"Une sorte de magnétisme secret orientait ses rêveries vers le pôle le moins éclairé du monde, du côté des morgues et des nécropoles, dans les tiroirs à accidentés et les caisses à cadavres."


On l'aura compris, je pense, au vu des diverses citations dont j'ai émaillé cette chronique : le contenu de ce sixième Novelliste est globalement de très bonne qualité, et il remplit parfaitement ses objectifs, nous instruire et nous plaire : la preuve, il parvient à nous donner envie de lire d'autres textes des mêmes auteurs et autrices (je pense, pour ma part, à KC Mead-Brewer, David Sillanoli ou Nicolas Liau), voire de relire des textes qu'on connaissait déjà (ah, Steve Rasnic Tem !)



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