mardi 17 septembre 2024

Cet ange brisé

Les Fils enchevêtrés des marionnettes d'Adam-Troy Castro


Présentant cette novella (lue en service de presse), la deuxième de l'auteur à paraître en Une Heure-Lumière, Olivier Girard signale qu'elle forme un diptyque avec la première, La Marche funèbre des marionnettes, et conseille de lire les deux textes dans l'ordre (notez au passage qu'il utilise le pluriel, élégant mais étymologiquement incorrect, "novellae", le mot venant de l'italien).


Enchaîner les deux novellas à peu de distance (par la vertu de dates de publication rapprochées) permet en effet d'apprécier le travail d'Adam-Troy Castro, et la façon dont, sur une structure narrative et des personnages en apparence similaires (en apparence seulement, j'y reviendrai), il parvient à produire une histoire presque totalement différente (le Maki l'a remarqué aussi). 


Ceci dit, en raison même de cette différence, il n'est pas totalement impossible selon moi (mais pas selon Feyd Rautha ou le Maki) d'aborder cette novella sans avoir lu la précédente (même si c'est périlleux, on est d'accord, et que c'est surtout se priver de lire deux excellents textes au lieu d'un).


La Marche funèbre des marionnettes se centrait majoritairement (me semble-t-il) sur l'incommunicabilité entre espèces, en opposant deux formes d'approches (intuitive et rationnelle, pour le dire vite) par deux personnages différents (Isadora et le narrateur) d'une même forme artistique incompréhensible, le Ballet vlhani (avec un clin d'oeil évident à Isadora Duncan, tout comme Les Fils enchevếtrés des marionnettes met en scène, page 101 ou 102, une ville du nom de Noureev).


Dans Les Fils enchevếtrés des marionnettes, il est maintenant acquis que des humains augmentés (Isadora donc, Gabriel, Xavis, puis Shalakan, que le narrateur est chargé d'interroger) peuvent participer au Ballet vlhani, un peu comme les musiciens blancs se sont, jadis, mis au jazz (une comparaison pas si incongrue que cela, vu que la musique va jouer un certain rôle dans le récit, j'en reparlerai ; notez aussi qu'un personnage, Ch'tpok, est une homsap adoptée par des Riirgans, signe que la barrière inter-espèces n'est plus si étanche que ça).


L'accent va dès lors se déplacer sur le rapport que ces humains entretiennent avec leur corps, et poser me semble-t-il la question du sens des augmentations, tout autant que du Ballet lui-même ; ou comme l'a fort bien résumé Anudar, "là où le précédent [volume] questionnait l'intelligibilité mais aussi l'acceptabilité de l'art, celui-ci interroge plutôt quant à celles de la transformation de l'être humain."


De ce point de vue-là, il est significatif que le premier personnage rencontré par le narrateur (Paul Royko, un shooteur de neuropics, à l'aide on le devine d'implants, ce que confirme la page 79) ait refusé toute amélioration esthétique (page 18) :

"Mon ton placide ne fit que l'excéder davantage. Ses mains se crispèrent et il se leva de son fauteuil, révélant davantage de chair pendante et grasse qu'aucun humain n'était en droit d'en posséder en cet âge de génomod et de medbots IA-source. Peut-être fallait-il y voir une affectation en soi, la manière d'imposer un style personnel de la part d'un ambassadeur cherchant à tout prix à se démarquer ? Je trouvais en ce cas les veines bleu pâle soulignant les recoins les plus flasques particulièrement réussies."


On ne saurait mieux signaler que, dans le futur décrit par Adam-Troy Castro, les augmentations utilitaires sont tout autant la norme que dans la Sweet Harmony de Claire North ; à cette vision typiquement transhumaniste du corps (vu comme une machine à optimiser) s'oppose celle des humains qui se font augmenter non pour leur confort, mais pour pouvoir participer au Ballet vlhani – une chirurgie qui n'est pas sans risque, comme le démontrera le personnage central du récit (page 28) :

"Ayant grandi dans un habitat trop pauvre pour souscrire à un contrat médical IA-source, je savais à quoi ressemblait les victimes d'une attaque d'apoplexie sans prise en charge – une vision par ailleurs assez rare. Dalmo marchait aussi de cette manière caractéristique : pas de paralysie manifeste, mais la lente attention d'une personne pour qui chaque pas nécessite une planification précautionneuse."


On le devine dès ce passage (surtout que, peu avant, Paul s'est foulé la cheville en descendant de glisseur, ce qui aligne momentanément sa constitution physique sur celle de Dalmo) : il va s'instaurer entre Dalmo et le narrateur d'abord "une espèce de familiarité" (page 29) puis une "triste fraternité" (page 71) voire "de la solidarité" (page 96) ; de façon encore plus prégnante que dans La Marche funèbre des marionnettes, le personnage-phénomène auquel le narrateur va se trouver confronté (et qui donne son titre à l'ouvrage, voir page 94) se contente, au fond, de le refléter.


L'espace d'un court chapitre (le 9), Adam-Troy Castro nous plonge en effet tout à la fois dans le passé de Paul et dans une ambiance carcérale digne du post-exotisme d'Antoine Volodine ou de l'Outrage et rébellion de Catherine Dufour, introduisant une forme d'art (le khola) qui jouera un rôle inattendu dans le chapitre 18 (relecture manifeste de L'Aleph de Borgès), mais qui sert surtout à nous faire comprendre le drame de Dalmo, à travers celui jadis vécu par Paul (page 71) :

"Il savait exactement quelles notes il voulait atteindre, et demeurait sans conteste aussi talentueux qu'il l'avait jamais été. Meilleur même, sa souffrance lui donnant tellement plus de choses à dire. Mais impossible d'y puiser. La musique resterait coincée en lui à jamais, telle une créature griffue labourant les murs de sa cage, condamnée à l'enfermement.

Je n'avais plus rien à voir avec celui que j'étais alors. J'étais celui qui s'était enfui, qui avait pris la tangente non pas pour être libre, mais pour éviter la pitié de ceux qui avaient croisé cet ange brisé."


Contrairement au frère (transhumaniste) de L'Automate de Nuremberg de Thomas Day, cette part angélique (donc sublime), "ces états transcendants" (page 107) que Dalmo, malgé son corps imparfait ("grotesque", page 50), désire transmettre aux générations futures (d'humains et de Vlhanis), ce n'est pas son âme ou sa personnalité, mais bien quelque chose qui le dépasse et dans quoi il s'abolit – un accomplissement artistique, que Paul ne fera qu'entrevoir dans le borgésien chapitre 18.


Dit autrement, pour l'Adam-Troy Castro des Fils enchevêtrés des marionnettes, la seule immortalité qui vaille n'est pas celle que nous promet le transhumanisme (devenir immortel, pour quoi faire ?) mais celle qu'acquiert une forme artistique évoluant d'âges en âges vers son point de perfection ultime – et corollairement, nos corps ont de la valeur en tant que vecteurs d'expression artistique (ils ne sont pas un simple support matériel de notre identité).


Cette réaffirmation de la place éminente à accorder à l'art (et aux corps qui le véhiculent) dans la société fait sans doute toute la force des Fils enchevêtrés des marionnettes – et cette novella est bel et bien, comme le soutient Olivier Girard dans sa présentation, un parfait exemple de cette "science-fiction résolument adulte de très haute volée" que produit Adam-Troy Castro.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire