vendredi 19 janvier 2024

Les nanos rêvent-elles de noirceur électrique ?

Sweet Harmony de Claire North


Avec la (brillante) trilogie de la Maison des Jeux (Le Serpent, Le Voleur, Le Maître), Claire North avait manifesté un vif intérêt pour la description "des luttes de pouvoir et des compétitions acharnées entre puissants" (dixit Hugues Robert) ; avec Sweet Harmony (novella lue en service de presse), elle montre (tout aussi brillamment) que la question du contrôle peut se poser, avec la même pertinence, à un niveau beaucoup plus intime.


Sweet Harmony nous place en effet dans un monde où les "chirurgiens, avec leurs couteaux, leurs scies et leurs méthodes visqueuses démodées" (page 89) ont été remplacés par des "programmeurs médicaux", donnant des instructions aux nanos circulant, en permanence, dans le corps de tout un chacun (ou presque, il y a quelques rares "naturalistes", comparables aux anti-vaccins, voir page 27).


Evidemment, les nanos ne se contentent pas de prévenir ou de guérir telle ou telle maladie, elles ont également remplacé autant la contraception que les opérations de chirurgie esthétique, au risque de déposséder hommes et surtout femmes de leur corps – on est clairement ici dans le registre de ce que Mona Chollet appelle l'aliénation féminine.


Sans surprise, toutes les modifications induites par les nanos, sous prétexte de donner aux femmes (et aux hommes) le contrôle total de leur corps, vont dans le sens de cette esthétique du lisse (donc de l'haptique et du pornographique) que Byung-Chul Han considère comme emblématique de notre (triste) époque, voir par exemple page 80 :

"Elle n'a plus de poils pubiens depuis des années, mais lorsqu'elle se savonne les jambes, les aisselles et le bas-ventre, tous ces points semblent gonfler pour devenir quelque chose de différent, de chaud, comme s'ils sentaient le changement dans sa peau, l'action isolante des nanos là où naguère poussaient des poils."


Le problème, c'est que cet archétype de that girl (voire de "pouffiasse", page 43, ou de "salope", page 119 ou 122) auquel se soumet (pas si volontairement donc) Harmony est tout autant la preuve de sa réussite sociale que la condition indispensable de celle-ci, comme le lui explique de façon embarrassée son futur-ex-patron (page 36) quand sa transformation physique devient trop visible :

"Bon, Harmony. Ce cabinet est... Eh bien, nous recevons une clientèle très particulière, et ce sont nos employés qui font notre image ; ils sont..."


Dit autrement, "la panique" que ressent Harmony au début de l'histoire devant "un bouton" (page 9) n'a rien d'irrationnel (et le personnage a plus de profondeur que nous le croyons tout d'abord) : comme nous l'apprendront de nombreux flash-backs (chapitres 2-4, 7-8, 11-18, 21-27, soit 20 sur 35 tout de même), les nanos étaient la seule porte de sortie d'Harmony, autant sur le plan public (le travail) que privé (les relations amoureuses) – tout comme la boxe pour la Million Dollar Baby d'Eastwood.


L'emprise qu'ont les nanos sur Harmony va donc bien au-delà de la simple addiction, elle est l'incarnation d'une certaine pression sociale, à laquelle la jeune femme peut difficilement échapper (Gromovar l'a aussi noté, en invoquant notamment les théories de Benoît Heilbrunn ou de Jean-François Amadieu ; l'happycratie d'Eva Illouz et Edgar Cabanas vient aussi à l'esprit).


Habilement, Claire North traite cette emprise sociale (cette aliénation) tout à la fois comme une possession démoniaque et comme l'avènement de la Singularité, voir la page 90 (qui se souvient bien sûr, comme la page 92, de Philip K. Dick, Feyd Rautha l'a bien remarqué) :

"Elle se dit que les machines rêvaient – les nanos dans ses veines.

Elle se dit que, peut-être, une partie d'elle-même était morte, et que là où auraient dû se trouver des pensées, il n'y avait que des nanos en train d'apprendre à réfléchir, à vivre, en train de s'intégrer à l'âme d'une nouvelle créature."


Au point de convergence entre ce traitement à la fois fantastico-horrifique (de la body horror à la Cronenberg, comme l'a bien noté Gromovar) et science-fictif (un novum unique de type expérience ratée), il y a bien sûr la catégorie esthétique du grotesque (au sens de répugnant plus que de risible), utilisable indépendamment par les deux genres, y compris pour sortir de cette esthétique du lisse dénoncée par Claire North.


Symptomatiquement, dans la scène la plus émétique de la novella, le "festin bestial et baveux" (page 75) du chapitre 14, qui est également un tournant dans la vie d'Harmony (voire du lecteur ou de la lectrice, s'il ou elle a eu la mauvaise idée de faire une pause goûter juste avant de la lire), tous les protagonistes présentent ce lissé tout pornographique dû aux nanos (la scène nous révélant, bien sûr, tout ce qui peut grouiller sous ce masque impeccable).


Au contraire, dans l'une des scènes les plus touchantes de la novella, tellement qu'Harmony pense "avoir eu un rêve digital" (page 104, chapitre 22) en y repensant, un certain sublime (l'envers du grotesque en quelque sorte) va naître d'un personnage n'ayant rien de lisse dans son apparence, bien au contraire (page 102) :

"Ses cheveux se dirigeaient vers le gris, via apparemment le pourpre et le bleu ; son corps ne semblait pas trop savoir comment il souhaitait vieillir et refusait en tout cas de s'y résoudre gracieusement. Elle portait quatre bagues, trois à la main gauche, une à la main droite, et, penchée tel un corbeau au-dessus des touches, produisait des rivières de sons et des cataractes de musique qui, sans qu'on puisse parler de mélodie, parvenaient tout de même à maintenir Harmony en place."


Ce n'est évidemment pas un hasard si Claire North convoque, pour sa novella très faustienne, des figures de personnages âgées (donc ridées) en contrepoids de ses protagonistes jeunistes ; je pense notamment à la propre mère d'Harmony (si je calcule bien, à partir de la page 39, elle a eue sa fille à 64 – 21 = 43 ans, preuve que les nanos ont sans doute aussi impacté l'obstétrique dans le monde futur ici décrit par Claire North).


L'obsession du contrôle (via nanos) ne s'arrête pas en effet à la barrière de son propre corps, elle déborde (comme une maladie contagieuse) pour bouleverser la vie de ses proches : bien avant que ses choix n'impactent la vie de sa mère, la vie d'Harmony aura été chamboulée quand, pensant rencontrer une âme soeur tout aussi éprise de contrôle qu'elle, elle découvrira que "l'homme idéal" en question (page 62) n'est qu'un "crétin pompeux" (page 110) – Claire North décrit avec une grande justesse cette relation toxique.


On le voit (enfin j'espère), quoi qu'elle ait pu être décrite (par Ollie Kirrage) comme "une satire mordante et incisive", cette novella de Claire North prend le temps (159 pages) d'approfondir son personnage principal, élevant ainsi son histoire au rang d'une tragédie horrifique, emblématique de la société des apparences dans laquelle nous vivons ("un récit biopunk de qualité, intelligent et cruel" dirait le Maki).




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