vendredi 15 avril 2022

Notre haute voix en plein malheur

Haïkus de prison de Lutz Bassmann [Antoine Volodine]

Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze d'Antoine Volodine


Quoi qu'il s'en défende page 36 de sa leçon ("ils ont inventé le genre romance pour ne pas être mêlés à vous ni à vos tentatives de rénovation du roman"), Antoine Volodine participe bel et bien, avec son post-exotisme, au renouvellement du genre romanesque, notamment en le déclinant sous des formes nouvelles, ici le roman en haïkus, variante du roman en vers, et la leçon, récit déguisé en essai (ou l'inverse, au choix).


Simplement, ce renouvellement n'est pas recherché pour lui-même, il est le résultat d'une volonté du romancier (déjà vu chez Alain Robbe-Grillet ou le dernier Aragon, pour s'en tenir à des auteurs non ouvertement science-fictifs en apparence) d'inventer des mondes à lui plutôt que de recopier bêtement le réel (avec qui il finit pourtant toujours par entrer en résonance).


La leçon revendique d'ailleurs explicitement cette autonomie, pour ne pas dire cette indépendance, romanesque (page 63) : "la conscience d'être entre soi influait sur les choix structurels du post-exotisme. L'entre-soi conduisait à un langage et à des images capables de trouver dans notre propre huis-clos leur lumière, leurs nuances, leur chaleur, leur histoire, leur fonction."


Le risque est évidemment que le lecteur ou la lectrice se sente exclu.e de l'oeuvre, qui se change alors en "un voyage périlleux, sans tenue de sauvetage, au milieu de hantises et de hontes qu'aucune de leurs certitudes de départ ne les aide à surmonter" (page 43) – mais cette descente aux enfers n'en est pas moins nécessaire, parce que l'imaginaire carcéral d'Antoine Volodine continue de refléter, année après année, notre monde, dont il déforme à peine les mécanismes d'aliénation, passés, présents ou futurs.


Prenez le parcours décrit par Lutz Bassmann (mort en quartier de haute sécurité d'après la leçon) dans ses 503 Haïkus de prison : un séjour en "PRISON" (première partie), dans l'attente que des "procédures judiciaires" (page 18) statuent sur son sort ; un "TRANSFERT" (deuxième partie) en train ; un séjour en "ENFER" (troisième partie), comprenez en camp de travail, où le "bûcheronnage" et la (page 69) mort sont de mise.


Les soldats circulent parmi les haches

comme si

nous n'avions pas d'armes

(page 77)


On pense tout de suite (sans la révolte) à Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures de Claude Lanzmann (qui est pourtant un film ultérieur, mais Antoine Volodine connaît visiblement bien la littérature concentrationnaire) ; on pense aussi à Kafka ou Beckett, voire à Virgil Gheorghiu, tant l'absurde est de mise dans cet univers (au point de virer au comique, j'en reparlerai).


On pense également à Primo Levi récitant Dante à Auschwitz ; on pense encore aux 33 sonnets composés au secret de Jean Cassou, qui écrivit de tête (et mémorisa) un poème par jour de détention : comme lui, Lutz Bassmann fixe son quotidien de prisonnier (voire de déporté) en autant d'instantanés (la fameuse "apnée chronologique" qu'il théorise page 61 de la leçon, j'en reparlerai).


Ces haïkus ne retiennent, de la forme traditionnelle japonaise, que la présentation en trois lignes, comme s'ils étaient traduits (ce qui est cohérent avec l'intention affichée par Volodine dans Chaoid, "écrire en français une littérature étrangère") ; les contraintes syllabiques (5, 7, 5 syllabes) ne se retrouvent guère que dans la présentation de la première partie (5 haïkus en première page, 7 dans les 26 pages suivantes, 5 sur la page finale – mais est-ce vraiment fait exprès ?)


En revanche, l'organisation en une suite poétique (qui finit ici par former une histoire) ou la cristallisation d'un moment-clé en peu de mots sont conformes à la tradition, de même que la possibilité d'une version parodique du haïku (le senryû) – tout ceci fait sens avec la conception temporelle de mise dans le post-exotisme, "dans lequel l'infiniment bref chevauche ou côtoie l'éternité, et même réussit à la distendre" (page 22 de la leçon).


Comme des cosmonautes

en survêtement

nous contemplons la lune

(page 22)


Antoine Volodine réalise ainsi le rêve de Gilles Deleuze & Félix Guattari, celui d'un récit rhizomatique, qu'on peut objectivement lire en piochant ici ou là un haïku, mais qui prend tout son sens des liens qui se tissent d'un poème à un autre, parfois à plusieurs pages d'écart, quand revient un même personnage.


En effet, tel un stroboscope découpant à chaque éclair un fragment de l'action en cours (ou tel un plongeur temporel vivant une "apnée chronologique", comme dans Tombant), les Haïkus de prison de Lutz Bassmann immobilisent non seulement le temps et l'espace, mais aussi les êtres qui les peuplent, qui ne sont désignés que par leur sobriquet – le roman tournant presque à l'inventaire, donc à l'essai, à l'exact inverse de la leçon donc.


De tous ces personnages, celui qui revient le plus souvent (33 pages sur 74), beaucoup plus que le narrateur (22 pages sur 74), c'est, sans surprise, l'idiot – sans surprise, non parce qu'on pense aussi beaucoup à Dostoïevski, mais parce que dans un monde marqué par une telle inversion des valeurs, qui mieux qu'un personnage d'idiot pour représenter une certaine forme de sagesse ? (Les musulmans le savent bien, qui ont opposé au conquérant Tamerlan la figure comique de Nasr Eddin Hodja.)


A travers le trou à pisse

le géologue examine le sol

d'après lui il n'y a pas d'or dans la région


L'idiot examine le sol

à travers le trou à pisse

il a le même avis que le géologue

(page 50)


On le voit à travers ces quelques exemples (enfin, j'espère, ces Haïkus de prison ne sont dépourvus ni de poésie ni d'humour, exactement comme Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, dont la toile de fond est pourtant l'agonie de Lutz Bassmann, le dernier des post-exotiques.


Pour son onzième livre, Antoine Volodine avait donc choisi (ironiquement) de nous donner une leçon, en intercalant (à des moments-clé) dix autres dans son texte, qui peuvent également se lire avant la onzième (c'est le choix que j'ai fait).


On retrouve là encore une façon différente d'interagir avec le lecteur ou la lectrice, qui est invité.e à s'approprier à sa façon les inventaires d'artistes (leçon 1) ou d'oeuvres (leçon 10, 343 titres parmi lesquels les 10 premiers textes d'Antoine Volodine, mais aussi son futur douzième, ainsi que sont quarante-neuvième, encore à l'état de projet à l'heure où j'écris cette chronique).


En fait de leçon, la mort annoncée de Lutz Bassmann est surtout l'occasion pour le narrateur de revenir sur un des moments-clé du post-exotisme, le "colloque" (pages 18, 34, 44, 53) organisé en prison pour interroger (au sens quasi-policier du terme) les auteurs et autrices post-exotiques encore en vie – un événement annonciateur de la leçon que, dans le monde réel, Antoine Volodine donnera à la BNF en 2006.


Avec une jubilation féroce, Antoine Volodine croque deux journalistes arrivistes, Blotno et Niouki, mais aussi, face à eux, quatre auteurs et autrices de la dernière génération du post-exotisme, dans un décor carcéral marqué, comme toujours chez Volodine, par l'irruption de la pluie et du vent (voir Les Filles de Monroe pour une version plus récente du trope).


Si certaines des leçons intercalaires sonnent purement didactiques (par exemple, la 6, sur les novelles ou entrevoûtes, annonce le livre suivant de Volodine, Des anges mineurs, en présentant une structure de textes en répons qui sera celle de ce roman en narrats, ainsi que de son adaptation musicale), d'autres, comme la trame principale, nous font pleinement ressentir, sans distanciation aucune, le frisson post-exotique, si j'ose dire.


Toutes convergent au final pour donner à ce petit texte une (paradoxale) tonalité testamentaire (Antoine Volodine semblant enterrer par avance tous les textes qu'il écrira par la suite) : "nous avons rugi à haute voix les débris de textes qui nous empêchaient de croire que notre douleur avait de l'importance, nous les avons crachés avec ce qui subsistait de notre haute voix en plein malheur" (Ellen Dawkes, leçon 5, page 50).


Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze n'est pas beaucoup plus long que les Haïkus de prison, mais l'un comme l'autre sont, clairement, des pierres importantes dans l'édifice post-exotique bâti par Antoine Volodine (à propos du premier, Hugues de la librairie Charybde parle, non sans raison, de "clé d'entrevoûte, retorse et vertigineuse").



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