mercredi 16 octobre 2024

Jardin des supplices

Le Bagne de feu de Pascal Malosse


Rendant compte d'Après toi les ténèbres, autre roman fantastique de cette rentrée littéraire 2024 (mais en provenance d'outre-Atlantique, et avec une esthétique radicalement différente), j'écrivais que l'affinité profonde du genre fantastique avec la brièveté pousse les romanciers fantastiques à user de stratégies narratives spécifiques, telles que les histoires imbriquées ou répétées, voire superposées.


Même s'il y a au moins une histoire imbriquée dans Le Bagne de feu (ouvrage lu en service de presse), celle de Claudia dans les chapitres 34 à 36, la technique principale mise en oeuvre par Pascal Malosse est ce que j'appellerai la mèche à combustion lente : une petite flamme fantastique, si petite qu'elle en est parfois imperceptible, court le long d'un fil narratif réaliste, jusqu'au moment où elle fait exploser le récit (cette métaphore pyrotechnique est d'autant plus approprié que la majeure partie du roman se situe sur une île volcanique, j'y reviendrai).


Plus précisément, Le Bagne de feu me semble divisé en trois actes (égaux en nombre de pages), chacun comprenant une expédition dans la partie interdite de l'île (imaginaire) de Tripari (inspirée de Lipari), où le héros, Giuseppe Rossi ("rouge", comme son orientation politique) a été déporté pour "outrage à l'Etat fasciste et haute trahison" (page 26, on est en 1936) :

– la première partie va du début du roman (un discours de Mussolini) jusqu'au premier "phénomène" (page 71) que Giuseppe ne peut pas décemment ignorer, soit des chapitres 1 à 22 environ (pages 1-73), avec une expédition, en compagnie de son ami Nino, dans le chapitre 12, afin de préparer leur évasion ;

– dans la deuxième partie, que je situerai du chapitre 23 au chapitre 36 (pages 75-138), jusqu'à la fin du récit de Claudia donc, Giuseppe commence à être plus préoccupé par sa quête de réponses que sa quête de liberté, qui motive encore ceci dit sa deuxième expédition, en compagnie d'Alessandro, dans les chapitres 26 et 27 (un deuxième phénomène marquant survient à cette occasion, je reste volontairement flou pour ne pas trop déflorer l'intrigue) ;

– la troisième partie, des chapitres 37 à 56 (pages 139-207), est majoritairement occupée (chapitres 38 à 52) par la troisième et dernière expédition accomplie par Giuseppe, en compagnie de Nino et de Maurizio , "l'Hercule" (page 140 ou 170) amant d'Alessandro (c'est le climax du roman).


Dans la présentation sommaire que je viens de faire du Bagne de feu, quelques points méritent plus ample développement, notamment le choix fait par Pascal Malosse de situer la majeure partie de son récit fantastique sur une île (une colonie pénitentiaire ne ressemblant à celle de Kafka que par l'absurdité et le sadisme de son chef, même s'il met du temps à se révéler).


Dans son brillant petit essai sur Le Fantastique, Joël Malrieu écrit en effet (page 116, peut-être un peu hâtivement pour une fois, j'y viens) :

"L'île, lieu particulièrement marqué, privilégié de nombre de romans policiers ou de romans d'aventures, ne sert jamais de décor à l'action fantastique. C'est la ville au contraire qui fournit principalement ce cadre."


Il est évidemment facile d'énumérer quelques contre-exemples, comme "La Cité dormante" de Marcel Schwob et Le Livre jaune de Michael Roch (deux récits fantastiques pareillement bâtis sur un fond de piraterie), ou encore L'Île du docteur Moreau de Wells et L'Invention du docteur Morel de Bioy Casares (ces deux récits, inspirés l'un de l'autre, peuvent certes s'interpréter comme science-fictifs, si l'on en considère les docteurs éponymes comme les véritable héros de l'histoire ; mais du point de vue de leurs narrateurs, qui les vivent dans l'incompréhension la plus totale, ils sont clairement fantastiques, et Malrieu, qui insiste par ailleurs sur le rapport privilégié du genre avec les sciences, ne me contredirait sans doute pas).


Il est plus intéressant de comprendre pourquoi Malrieu fait une telle remarque : tout simplement parce que, comme il l'explique plus loin (page 117 de son essai), "le personnage fantastique est un déraciné", projeté dans un monde (en général urbain) où il ne se sent pas à sa place, d'où l'appel que va exercer sur lui le phénomène fantastique, et sa promesse d'un autre lieu – mais aussi d'un autre temps, j'y reviendrai.


De ce point de vue-là, un déporté politique comme Giuseppe est donc un protagoniste idéal, d'autant que son exil politique a été précédé d'un relatif isolement social, dont il prend d'ailleurs acte pages 10-11 :

"Je songeai à mes oncles, tous des bourgeois bien lotis de la banlieue de Turin dont je haïssais la passion pour le capitalisme et l'actionnariat. Puis à ma mère esseulée, qui finançait ma vie de bohème à la capitale. Cela faisait longtemps que je ne lui avais pas écrit. Sans doute ne connaissait-elle même pas ma dernière adresse. En fait, je m'en rendais compte maintenant : j'avais laissé si peu de traces derrière moi que je pouvais très bien disparaître sans susciter la moindre inquiétude avant longtemps."


Au fond, l'île où il est exilé ne lui est pas moins étrangère que la Rome fasciste ; elle fait simplement ressortir sa position inférieure, que la capitale lui masquait miséricordieusement – voir par exemple la page 49, où Giuseppe expose son attirance pour une villageoise de l'île :

"Amalia agissait comme un baume sur mes plaies creusées par le sel. Je me laissais bercer par l'illusion de sa proximité, alors qu'au fond, je savais pertinemment qu'elle ne prêtait nullement attention à moi. Je faisais partie de la classe des sous-hommes, celle des détenus à qui il ne fallait pas adresser la parole. A ses yeux, je devais ressembler à un de ces rats importés par les étrangers sur l'île, repoussant et enragé."


Certes, Giuseppe a des amis, ou plutôt des complices d'expédition, sur Tripari ; mais ces divers personnages fonctionnent plutôt comme des doubles, tout aussi déracinés que lui : des versions de lui-même qu'il pourrait devenir s'il s'abandonnait à l'inertie (Nino) ou à la passion (Maurizio) – le troisième acte du Bagne de feu le démontrera.


Comme toujours dans le récit fantastique, cette insertion du personnage dans un espace qui n'est pas le sien se double de son insertion dans un temps qui n'est pas le sien, à savoir le temps linéaire de l'Histoire, celui qui ne peut mener qu'au triomphe du fascisme – d'où le soin que prend Pascal Malosse à brosser, dans le premier acte, la toile de fond historique de son récit ; mais aussi la sensation éprouvée par Giuseppe à Tripari (page 43) :

"Depuis mon arrivée sur l'île, le temps ne s'écoulait plus. Les jours se ressemblaient, de plus en plus étouffants, brûlants. La mer n'apportait jamais la moindre brise de fraîcheur."


Ce sentiment de ralentissement du temps, ce sont bien sûr les prémisses du hors-temps auquel, comme tout personnage fantastique qui se respecte (toujours suivant Joël Malrieu), le phénomène lui donnera finalement accès, dans le troisième acte du roman ; Giuseppe retrouvera ainsi un temps mythique, cyclique, "naturel", qui est aussi le temps folklorique et idyllique de Bakhtine – un temps et un lieu où s'accompliront, mais à quel prix ? certains de ses désirs les plus fous (je reste à dessein flou).


Ce hors-temps est aussi, naturellement, un hors-espace, auquel Giuseppe n'accède, je l'ai déjà dit, qu'au prix d'une véritable "expédition" (page 141), qui le mène d'abord dans la partie interdite de l'île, puis dans le jardin extravagant entretenu (en gaspillant de l'eau) par son riche propriétaire, Castellucci, dit l'ogre (page 147) :

"Il n'y avait point de perspective à la française ou à l'anglaise ; rien de la fadeur des paysages trop ordonnés. Nous nous promenions au sein d'une nature faussement sauvage, car des esprits supérieurs, travaillant de concert, avaient composé des tableaux étourdissants, des symphonies inattendues à chaque tournant, dans chaque allée."


On songe évidemment (surtout qu'il y a des "arbousiers", voir page 147) au Jardin des délices de Bosch (peintre d'ailleurs cité pages 123 et 173) et surtout, quand la nature révèle enfin sa sauvagerie latente, au Jardin des supplices de Mirbeau (l'expression figure pages 184 et 189, et Le Bagne de feu a certainement une parenté avec la littérature fin-de-siècle, autant dans son recours à l'allégorie que dans sa narration au passé simple).


Ce premier hors-espace (ou plutôt ce deuxième, si l'on compte l'île elle-même comme le premier) en cache un autre (le deuxième ou le troisième donc), que je ne décrirai pas, sinon pour dire qu'il exploite à fond à la fois le motif du hors-espace et la localisation de l'histoire sur une île volcanique – ce court (mais percutant) passage le démontre à l'envi (page 196) :

"Voyage fantasmagorique vers le centre de la Terre ; je me crus dans une version horrifique d'un roman de Jules Verne. Ou bien je me promenais dans les entrailles de quelque monstre gigantesque, asphyxié par les relents de pourriture, lentement digéré le long des parois suintantes."


Pourtant, comme je l'ai déjà dit, ce hors-espace, et le hors-temps qui lui est associé, matérialisaient certains des désirs de Giuseppe (y compris sa volonté d'échapper au temps historique) ; comme dans tout récit fantastique, le phénomène fantastique reflète au fond le personnage, ce que le narrateur reconnaît page 170 à propos de Castellucci, l'incarnation humaine du phénomène (avec au passage la fameuse hésitation où Todorov voulait, à tort, voir la seule et unique marque du fantastique) :

"Ma respiration ressemblait au sifflement d'un serpent et ma peau se liquéfiait. Le désespoir me rongeait. Je me demandais à présent si l'ogre existait bel et bien, s'il n'avait pas été une figure de mon subconscient, une représentation de tout ce que je craignais au plus profond de moi."


Giuseppe a peut-être des doutes, mais nous, nous n'en avons aucun : Le Bagne de feu est bel et bien un roman fantastique efficace, de ceux qui ambitionnent de retrouver un certain classicisme plutôt que de révolutionner le genre de fond en comble.




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