mercredi 16 mars 2022

Une porte sur l’Ailleurs

Le Livre jaune de Michael Roch


Formellement parlant, tout romancier se tient à un embranchement constitué de deux voies principales :

– celle, privilégiée par le roman du dix-neuvième, qui mène à un "emploi systématique du passé simple et de la troisième personne", utile pour "imposer l'image d'un univers stable, cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable" (d'après Pour un nouveau roman d'Alain Robbe-Grillet, page 37) ;

– celle, parcourue par des romanciers du vingtième comme Samuel Beckett (Premier amour) ou Alain Robbe-Grillet justement (La Maison de rendez-vous, Topologie d'une cité fantôme, Souvenirs du triangle d'or, Projet pour une révolution à New York), qui se caractérise par une emploi du présent et de la première personne, utile pour signaler une histoire en train de s'écrire (je simplifie outrageusement).


Entre les deux, il y a bien sûr une voie médiane, présente dès les débuts du roman moderne (voir Gil Blas de Santillane de Alain-René Lesage) : la narration au passé simple et à la première personne, qui se rencontre, de nos jours, chez Antoine Volodine (la moitié des Filles de Monroe, pour m'en tenir à ce seul exemple), Pierre Cendors (L'Enigmaire) ou Michael Roch (Le Livre jaune) – trois romanciers également emblématiques du "tournant lexical" de la littérature contemporaine.


La langue, c'est sans doute la première chose qui frappe quand on ouvre Le Livre jaune (et la Geekosophe ne me contredira pas) : ce court roman, véritable "porte sur l'Ailleurs" (page 109 de l'édition poche), est écrit dans une prose flamboyante, riche en images et jeux de sonorité – une prose qui ondoie, pour ainsi dire, en "vagues agitées de volatiles morts, gonflés par la fièvre" (page 17, avec des allitérations en labio-dentales).


Bien sûr, cette prose mêlant abstrait et concret dans un savant effet de floutage ("une architecture démente, mais solide", page 29 ; "son masque forgé de chaos", page 56) lorgne du côté de l'horreur indécise et pourtant prégnante à la Lovecraft : quoi de plus normal pour un texte qui recycle (brillamment) la mythologie de Carcosa, telle que l'ont mise en place Ambrose Bierce puis Robert Chambers ?


Néanmoins, cette référence est peut-être moins prégnante qu'une autre, également évidente : le récit de pirates, tel que l'ont popularisé aussi bien Robert Louis Stevenson que James Matthew Barrie (page 78-79, le narrateur anonyme du Livre jaune se verra enfin pourvu d'un nom qu'il serait criminel de déflorer, au travers d'un dialogue en flash-back avec son amoureuse, Ananova).


Le word-building, comme je l'appelle, va du reste en ce sens, en nous fournissant, à travers d'habiles comparaisons, le cadre de référence du narrateur : "je sombrai en elle comme on sombre dans une mer épaisse" (pages 21-22) ; "ce furent mes émotions qui coulèrent au fond de mes tripes comme les icebergs sur les courants du golfe" (page 48) ; "la liberté nous ronge comme les vagues mangent un île" (page 81).


La conjonction de ces deux univers (horreur cosmique et piraterie) n'est certes pas neuve : avant William Hope Hodgson, elle a été réalisée par Marcel Schwob (également précurseur en matière de fantastique intimiste ou de polyphonie), un auteur symboliste dont Michael Roch se souvient certainement : son Roi en jaune ressemble fort au "Roi au masque d'or", et son pirate, au capitaine de "La Flûte", nouvelle du même recueil (la Carcosa de Michael Roch est d'ailleurs explicitement comparée à Hamelin, page 22).


En revanche, leur liaison (et leur réinvention, comme le souligne aussi Hugues de la librairie Charybde) a rarement été poussée aussi loin me semble-t-il, Michael Roch exploitant jusqu'au bout la logique onirique de cet univers stellaire, atteint après un naufrage autant physique que mental : comme dans tout récit fantastique qui se respecte (d'après l'essai de Joël Malrieu, page 104), "le personnage se voit renvoyée par le phénomène sa propre image, et ce de différentes façons".


Dans Le Livre jaune, c'est d'abord cet homme au caban que le narrateur poursuit dans le troisième chapitre ("il était à mon image, en mieux", page 40), puis le Roi en jaune lui-même, qui se reconnaît en lui via leur amour commun, Anarova ("mon frère, mon propre frère est là", page 61) ; enfin, c'est la cité toute entière qui va se révéler une image de son esprit torturé ("il existait une infime possibilité, bien cachée dans l'ombre de ma conscience, pour que l'Ailleurs soit bel et bien moi-même", page 114).


Ce qui a commencé comme un cauchemar, une véritable descente aux Enfers (digne de Dante allant chercher sa bien-aimée dans l'au-delà, guidé par Virgile, comme le remarque fort justement Nicolas Winter) se change peu à peu en plongée dans les tréfonds de l'âme humaine, en "voyage alchimique" (page 119), en "longue descente dans l'abîme de mon esprit" (page 134).


Le but pour le narrateur en s'engageant dans cette Odyssée intérieure est, bien sûr, de se défaire ainsi de la "malédiction" jetée sur lui par Ananova ("je ne t'aime plus, et je ne sais pas pourquoi", pages 17, 20, 82, 95, 108), mais pas de la façon convenue dont nous pourrions nous y attendre, notamment parce "qu'il est fou de vouloir se connaître soi-même" (page 134).


Au terme du voyage, le narrateur (et nous avec) trouvera donc, sous une forme inattendue, la boussole (mentale) qu'il a si longtemps cherché pour se repérer sur "cette mer-là, la vie" (page 135) ; le roman, jusqu'ici plutôt sombre, s'éclairera alors d'une petite flamme d'optimisme – qui restera longtemps en nous, sans doute, une fois le livre refermé.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire