Après toi les ténèbres de Gus Moreno
Zones froides
A la fin de Dragon Rouge, un des personnages se rend à Shiloh, lieu d'une des batailles les plus meurtrières de la Guerre de Sécession – et Thomas Harris de constater que ce "n'est pas un lieu hanté – ce sont les hommes qui sont hantés".
Cette remarque simple mais efficace me semble être le principe qui régit, sur le plan thématique autant que formel, ce roman fantastique de Gus Moreno, Après toi les ténèbres (en VO This thing between us, les deux titres insistant, de façon différente, sur le phénomène à l'oeuvre dans le récit, même si l'on peut, avec Nicolas Winter, trouver bizarre ce grand écart).
Le roman met en effet en scène un homme, Thiago (racontant son histoire à la première personne, une narration qui fera sens dans les troisième et quatrième partie, comme le remarque Yvan Fauth) ; Thiago vient tout juste de perdre sa femme, Vera (à qui il s'adresse à la deuxième personne tout au long du roman) – et rien qu'à entendre ce nom (dès la page 19), nous savons fatalement qu'il va être question, à un moment ou un autre, de la possible survie post-mortem de celle qui le porte.
Il me paraît en effet difficile de croire que Gus Moreno n'ait pas voulu faire une allusion à l'un des plus beaux (donc des plus célèbres) Contes cruels de Villiers de l'Isle-Adam, "Véra" – voire à nous faire penser à Vera Miles, l'actrice fétiche d'Hitchcock, initialement pressentie pour tourner dans Vertigo, autre histoire de deuil.
Quoi qu'il en soit, au cours des flash-backs qui émaillent la première partie du roman, nous comprenons tout à la fois que l'appartement de Thiago et Vera était (est, puisque il y vit toujours) possiblement hanté, avec toute les manifestations classiques d'une ghost story ("un raffut infernal" page 31 et des "zones froides" page 32), mais aussi que la lente agonie de sa femme l'a plongé dans un état de porosité mentale propice à l'irruption de l'inexplicable dans sa vie (page 56) :
"Tu n'étais pas consciente, sans être toutefois vraiment endormie non plus. Tu avais les yeux fermés, tu t'agitais ou convulsais souvent, mais je n'arrivais pas à te réveiller, à te dire qu'il s'agissait d'un cauchemar. Je regardais ta silhouette sous la couverture, ces jambes malingres qui ne pouvaient être que celles d'une femme âgée, pas les tiennes. Comme un tour de magie. Le corps d'une autre était allongé dans ce lit et tu étais accroupie en dessous, la tête dépassant à travers un trou sous les coussins."
Cette déréalisation du monde par une mort annoncée est bien connue de toutes celles et de tous ceux qui ont vécu la maladie et/ou la fin de vie d'un.e proche (pour l'anecdote, le roman de Gus Moreno lui a été inspiré par sa belle-soeur, comme il l'explique à la fin de l'ouvrage ou dans cet entretien) ; elle l'est tout autant par les amatrices et amateurs de fantastique – comme l'explique fort bien Joël Malrieu dans son brillant petit essai, le protagoniste du genre doit être isolé du reste du monde pour que le récit commence, et c'est bien ce qui arrive à Thiago (page 20) :
"Le sol se dérobait constamment sous mes pieds. J'avais le nez collé au monde, trop près pour le voir. Et plus de récit à suivre. Mon personnage préféré avait disparu."
Thiago est un homme hanté donc – métaphoriquement au début, mais très vite les choses vont prendre un tour plus concret, comme il le résume page 147 (dans la troisième partie) pour sa belle-mère, la seule personne qui va finalement essayer de lui venir en aide :
"Je sais que ça paraît dingue, mais ce ne sont pas les médicaments ou le chagrin. Ni même une façon de surmonter mon deuil. Il y a quelque chose. Qui me suit. Et j'ignore ce que ça veut."
Quelque chose qui me suit
Cette idée classique que, si un homme est hanté, il ne pourra pas changer de lieu sans être suivi (on pense fugitivement au film It follows, qui regardait ceci dit ses personnages de beaucoup plus loin, pour ne pas dire de beaucoup plus haut, mais aussi et surtout au "William Wilson" de Poe, probablement l'oeuvre à l'origine du concept), Gus Moreno l'utilise pour résoudre un problème de composition bien connu de tout romancier fantastique.
Comme l'explique en effet Joël Malrieu (encore lui) dans son ouvrage sur Le Fantastique (page 47, voir aussi la citation de L'Art du conte de Poe page 145), "le fantastique s'accommode difficilement de la longueur qui imposerait à l'auteur d'introduire une multiplicité d'éléments qui le détourneraient de son projet" – ce n'est pas un hasard si, de Hoffmann à Fazi, les auteurs et autrices fantastiques sont avant tout des nouvellistes.
Cette affinité du fantastique avec la brièveté explique aussi pourquoi les oeuvres fantastiques longues contiennent souvent plusieurs histoires, successives (le Dracula de Bram Stoker et ses changements de lieux), superposées (La Fille qui se noie de Caitlin R. Kiernan et ses deux Eva) ou les deux à la fois (ce ruban de Moebius qu'est le Lost Highway de David Lynch).
A première vue, la modalité mise en oeuvre par Gus Moreno est la succession, puisque dans la deuxième partie, les grands espaces succèdent à l'atmosphère étouffante de la première partie (page 81, notez la référence à un auteur dont il me faudra reparler dans cette chronique pour sa conception de l'horreur cosmique, mais voyez aussi comment Thiago peine, dans sa description, à se défaire de son précédent décor) :
"Curieusement, le ciel avait doublé de volume, capable de s'étendre une fois loin des immeubles et des gratte-ciel. Il m'évoquait une télévision, un modèle d'exposition haut de gamme, à l'image si nette et si contrastée qu'elle donnait l'impression de pouvoir inverser l'équilibre de la Terre en tendant les bras vers le haut, puis de plonger dans le ciel et de nager dans cet océan duveteux. De gros nuages lovecraftiens passaient sous l'étendue bleue, bien plus vaste que je pouvais me les figurer."
Semblablement, à l'ambiance urbaine et technologique (à la Babycall mettons, pour prendre une référence cinématographique relativement récente, ou à la Dark Water, vu que la ghost story revisité par la J-horror n'était jamais bien loin) succède une ambiance plutôt rurale et animale (à la Cujo ou à la Simetierre, deux références à Stephen King qu'ont fort bien vu Aurélie et Grégory Seyer, voir notamment pages 130 et 155 pour la deuxième) – comme si Gus Moreno ambitionnait, en à peine 222 pages, de convoquer toute l'histoire du genre fantastique.
Néanmoins, derrière les ruptures apparentes entre chacune des quatre parties, toutes comportant leur climax, se cache bien évidemment un ordre plus profond ; et Après toi les ténèbres apparaît comme un texte construit en spirale : chaque partie, plus courte que la précédente, semble revenir au même point, mais elle entraîne toujours plus profondément Thiago dans l'abîme – entre autres parce que la chose qui le poursuit gagne en puissance, s'appropriant à chaque étape des organismes toujours plus complexes.
Ce n'est d'ailleurs par un hasard si un des nombreux films évoqués par Thiago (grand cinéphile devant l'éternel, nous l'apprendrons page 59) est L'Exorciste de Friedkin, qui passait dans la chambre d'hôpital où gisait sa femme (page 215 ; notez aussi que Gus Moreno revendique dans ses remerciements l'influence de la Sara Gran de Viens plus près) :
"Recroquevillé, sanglotant sur l'herbe, cette soirée dans ta chambre d'hôpital m'est revenue, le prêtre à la télévision qui disait que le but des possessions était de nous pousser au désespoir. Pour que l'on se considère comme des animaux, hideux. J'avais du mal à me voir autrement."
Ceci dit, il n'y a point de Pazuzu ici, mais quelque chose qu'on pourrait baptiser (comme je l'ai fait pour donner un titre à cette chronique) le démon du deuil, et je surinterprète à peine – certains passages hallucinées comme celui-ci (page 201) expliquent clairement que le phénomène accablant Thiago n'est, au fond, comme souvent dans le récit fantastique, que le reflet de sa tristesse abyssale :
"Je n'ai pas fait un pas. Mes pieds m'ont prévenu qu'ils marchaient, attirés vers le mur contre mon gré. Ils passaient d'une pierre à la suivante, blocs d'onyx, de verre volcanique, qui luisaient hors de l'eau écumante. La même sensation que sur le quai du métro. Comme si l'on m'éloignait de l'écran de la réalité pour aller vers un vide incompréhensible et qu'autre chose prenait ma place. Allez la rejoindre. Ce que je savais du mur avait disparu, ne laissant que le noyau, la moelle d'une peine insupportable."
L'écran de la réalité
"Wait a minute, Weirdaholic !" allez-vous sûrement vous exclamer à ce stade de ma chronique (enfin si vous avez eu la patience de la lire jusqu'ici : un "monolithe" noir (le mot figure page 201) ? Il n'y a tout de même pas une référence au 2001 de Kubrick dans Après toi les ténèbres ?
Ben si. Dans la première partie, 2001 est utilisé pour mettre en scène (ici page 33) une version moderne de l'automate (cet être trouble aux frontières de l'animé et de l'inanimé, emblématique du récit fantastique), qui est aussi une déclinaison de la Grande Méchante Machine (dixit Catherine Dufour en préface du Tango des ombres) :
"Elle me faisait penser à HAL de 2001, jusque dans sa voix suave.
"Regardez, ai-je dit, et Olivia et Terrence m'ont rejoint face à l'enceinte connectée. Itza, ouvre la porte externe."
Un réseau d'hexagones blancs a tourbillonné puis s'est rassemblé vers nous.
"Je regrette, Dave. Cela m'est malheureusement impossible."
La référence à HAL sera également utilisée dans la quatrième partie (qui fonctionne un peu en miroir de la première, tout comme la troisième évoque souvent la deuxième), notamment page 204, avec évidemment une coloration beaucoup plus sombre (je m'abstiendrai de citer pour ne trop spoiler).
Dans la deuxième partie, des images du fameux monolithe de 2001 sont une des premières choses qu'un célèbre moteur de recherches propose à Thiago (page 107) quand il cherche à identifier un mystérieux mur (page 106) :
"Le mur ? D'où est-ce que je sortais ça ? Il ressemblait davantage à une immense porte, un monolithe sur la lune."
Ce monolithe tout aussi mobile que celui de 2001 (mais beaucoup plus maléfique) n'est peut-être pas vraiment là, il est peut-être juste ce que l'esprit cinéphile de Thiago a trouvé de plus proche pour se figurer quelque chose d'infigurable (une projection sur "l'écran de la réalité" évoqué plus haut) ; de la même manière, les phrases toutes faites empruntées à HAL ne sont peut-être que la transcription d'un commandement formulé dans une langue incompréhensible – voir les déclarations du cuisinier pages 143:
"Oh ça. Ce n'est qu'une interface. Vous avez tellement de limites autour de vous. Vous êtes né avec."
La façon très réussie dont Gus Moreno arrive à suggérer que des réalités innommables patientent dans d'autres espaces-temps à la lisière de notre perception (voir aussi l'image du puits aux poissons page 144 ou 180), c'est bien évidemment un héritage assumé de Lovecraft et de sa fameuse horreur cosmique (je vous l'avais promise, la voilà), liée à ce que j'appelle l'esprit-fenêtre (voir ou entrevoir, c'est déjà se faire envahir / posséder).
De fait, quoi qu'il soit présenté (par son auteur lui-même) comme un roman d'horreur, Après toi les ténèbres joue moins (comme le ferait un slasher, comparez par exemple avec Le Pacte de sang) sur le choc provoqué par les blessures physiques (quoique il y en ait, voir page 133 ou 171) que sur le vertige éprouvé en se rendant compte que quelque chose d'infiniment plus grand que soi est en train de déborder sur la réalité – ou pour le dire avec les propres mots du démon, de sortir du mur (c'est la toute-puissance du phénomène évoquée par Joël Malrieu, qui le fait dépasser l'ambiguïté grotesque pour tendre vers la grandeur sublime).
Evidemment, cette chose qui a traversé les siècles sans vieillir, telle Cthulhu, c'est peut-être tout simplement le complexe du survivant, dont le roman tout entier, sous son aspect fantastique, n'est au fond qu'une description des plus réalistes – ce sont de tels paradoxes qui fondent les grands récits fantastiques, ceux qui acquièrent un statut de classiques dès leur parution.
De ce point de vue-là, Après toi les ténèbres est une vraie réussite, et Gus Moreno n'a rien à envier à un certain Stephen sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur sors-moi du mur
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