dimanche 22 décembre 2024

Nancy Drew reloaded

La Troisième griffe de Dieu d'Adam-Troy Castro


Avouez : du temps (lointain ?) de votre verte jeunesse, vous avez dévoré les aventures policières d'une détective en cabriolet flanquée de deux acolytes, une brune sportive et une blonde gourmande – j'ai nommé Alice Roy (Nancy Drew en VO).


Si vous vous replongiez dans les volumes qui vous enchantaient à l'époque, vous découvririez sans doute (avec consternation ?) que leurs ficelles sont un peu trop épaisses pour échapper à votre regard d'adulte – et vous penseriez la magie définitivement envolée.


Heureusement, outre des bandes dessinées (virtuoses) comme Friday, il existe au moins un roman qui joue avec l'archétype de la Jeune Détective (comme l'a baptisé Kelly Link dans la nouvelle éponyme d'un recueil également publié, en son temps, par Gilles Dumay), et en offre une version mature, capable de vous prodiguer les mêmes émois que jadis : La Troisième griffe de Dieu d'Adam-Troy Castro (ouvrage lu en service de presse).


Avant de commencer ma recension, un petit mot d'avertissement pour ceux ou celles qui aiment faire les choses dans l'ordre : ce volume (comprenant le roman éponyme et la nouvelle Un coup de poignard, qui le prolonge avec bonheur) est le deuxième de la série Andrea Cort (le premier étant Emissaire des morts, et le troisième, La Guerre des marionnettes, que je compte chroniquer bientôt).


Il est certes loisible d'entamer la série par n'importe quel tome, en fonction de vos affinités ; mais comme le souligne l'éditeur (Gilles Dumay donc) dans les premiers et troisième volumes, c'est évidemment dommage de se priver des débuts d'Andrea (et d'assister à son évolution autant psychologique que physique, un point qui la différencie d'ores et déjà d'Alice Roy / Nancy Drew).


Revenons-en à cette Jeune Détective que je vous ai promis : prenez Alice Roy / Nancy Drew, teignez-la en brune, vieillissez-là un peu, remplacez son cabriolet par un vaisseau spatial, faites de ses deux acolytes un même esprit dans deux corps (l'un féminin, Skye Porrinyard, et l'autre masculin, Oscin Porrinyard), mettez-la en couple avec cette paire d'inseps – et vous obtenez peu ou prou Andrea Cort, au début de La Troisième griffe de Dieu (on le voit, Adam-Troy Castro distord déjà considérablement l'archétype, et ce n'est pas fini).


Toute histoire de Jeune Détective commence (souvenez-vous) par une scène où sa réputation bien établie de sagacité lui vaut une agression physique, avant même que ses aventures aient vraiment commencé ; l'incipit de La Troisième griffe de Dieu ne devrait dès lors pas vous surprendre (page 13 de la version poche) :

"Bravo à Hans Bettelhine. Xana, le monde-siège de sa société, venait de battre le record de l'intervalle le plus court entre le moment de mon arrivée et le premier attentat contre moi.

Je dois bien l'avouer, ça se bouscule au portillon. Généralement perçue comme une garce plutôt odieuse, je n'ai souvent besoin que d'une conversation pour me faire un ennemi à vie. La réputation de criminelle de guerre qui me colle à la peau depuis ma plus tendre enfance y est aussi pour beaucoup. Elle me vaut des détracteurs que je n'ai jamais rencontrés."


A part le nom de Xana (raccourci évident de Xanadu, le palais fastueux de Coleridge devenu un emblème populaire de la démesure grâce notamment au Citizen Kane de Welles et au Mandrake le magicien de Falk & Fredericks), ce qui frappe dans cette ouverture, par rapport à une histoire ordinaire de Jeune Détective, c'est le fait que la réputation d'Andrea Cort n'est pas que de sagacité – et ça enlève toute invraisemblance à la tentative d'attentat dont elle est victime, quoique...


Il va tout de même se trouver un personnage (Antrecz Pecsziuwicz) pour s'interroger, tel l'auteur se demandant si sa création ne souffre pas fondamentalement d'un vice de forme, sur le pourquoi de cette réputation exécrable (page 138) :

"Comment se fait-il que qui que ce soit sache que vous êtes une criminelle de guerre ?"

Plusieurs secondes s'écoulèrent avant que je sente de nouveau mon coeur battre. "Vous pouvez répéter ?

Vous pensez réellement que la femme que vous étiez à vingt ans ressemblait à la gamine qui en avait huit ? Il aurait suffi au Corps diplomatique de changer votre nom, la couleur de vos cheveux et peut-être deux ou trois détails vous concernant ; ajoutez à ça une fausse identité, et personne, à part vos patrons, n'aurait su qui vous étiez."


Comme dans tout polar moderne qui se respecte (je cite toujours l'exemple canonique du Silence des agneaux, dont le titre évoque précisément la paix de l'âme recherchée par l'héroïne ; du reste, Emissaire des morts était déjà sous influence de Thomas Harris), cette remarque va doubler (ou plutôt encadrer, vu qu'elle commence avant et finit après) l'enquête d'Andrea Cort (un whodunit des moins classiques, j'y viens) d'une quête personnelle.


Ceci dit, et même si cette quête va aboutir dans les derniers chapitres (18-19-20, ceux d'après le whodunit), Adam-Troy Castro n'en renonce pas pour autant à distordre les archétypes du polar (ici moderne) ; dès le début de sa quête, Andrea Cort se voit en effet rappelée à l'ordre par ses employeurs secrets, les IAs-sources, avatar évident de l'auteur qui sait tout mieux que son lecteur ou sa lectrice (page 145) :

"Vous n'êtes pas une sorte de figure mythologique assaillie par des forces qui cherchent à l'empêcher d'accomplir d'anciennes prophéties. Nous avons toujours vu en vous quelqu'un de spécial, mais pas de cette manière. A ce stade, votre importance, quelle qu'elle soit, reste potentielle."


En attendant la confirmation de cette importance (via les révélations de la fin du chapitre 19, préparées par de nombreux indices disséminés dans le texte), la réputation de criminelle d'Andrea Cort va surtout servir à désamorcer, non sans humour, un des passages obligés du whodunit, qu'on pourrait baptiser "l'annonce faite aux convives" (page 182) :

"Dès qu'un silence relatif s'installa, je pris la parole. "Quelqu'un dans cette pièce est un assassin."

Philip Bettelhine avait blêmi, mais il ne se laissa pas démonter, je dois lui reconnaître au moins ça.

"A part vous, vous voulez dire ?" fit-il d'une voix rauque.

Une nouvelle vague de cris accueillit cette accusation."


Le coeur du roman (les chapitres 3 à 17) est en effet (comme l'ont noté Apophis ou Lune) un whodunit, situé, comme beaucoup de classiques du genre (songez à l'île des Dix petits nègres mais surtout, comme l'ont remarqué Anne-Laure, Feyd Rautha ou Gromovar, au train du Crime de l'Orient-Express), dans un espace clos, le Carrosse royal, un ascenseur orbital de luxe desservant Xana (notez que le meurtre à venir n'est pas annoncé par un gramophone, mais par les IAs-sources, avatar de l'auteur, lors de leur conversation avec Andrea).


Qui dit luxe dit forcément petites mains, et de fait, la moitié exactement des personnes présentes à bord du Carrosse (soit 8 sur 16) sont des employés de la firme Bettelhine, l'autre moitié étant composée des Bettelhine eux-mêmes ou d'invité.e.s de marque (comme Andrea Cort et ses Porrinyard).


Or un des commandements du polar classique (la onzième règle de Van Dine, traduite par Alina Reyes, autrice ayant, soit dit en passant, travaillé à détourner un tout autre genre, le roman érotique) précise que le coupable du crime ne saurait en aucun cas être un.e employé.e de maison, sous-entendant ainsi que le statut des domestiques dans l'histoire ne dépasse guère celui des meubles...


Corollairement, accorder à ces figures mineures plus d'attention qu'il n'en faut pour obtenir des informations, comme va le faire Andrea Cort (dans les chapitres 9, 10 ou 14), est normalement à la fois une erreur et une perte de temps – mais je l'ai déjà dit, La Troisième griffe de Dieu n'a rien d'un polar "normal", voir la surprise d'Andrea à son deuxième interrogatoire d'un domestique (page 235) :

"Dans mon expérience, j'avais déjà eu affaire à des suspects soupçonnés de délits graves qui s'élevaient contre des questions personnelles, ou s'interrogeaient sur leur pertinence. Mais en général, c'était le signe que je touchais au but. En revanche, je pensais n'avoir jamais rencontré une opposition à propos d'un profil de base. Je l'observai un moment, cherchant une trace d'insolence, mais n'en trouvai aucune : juste de la curiosité."


Ce passage laisse déjà sous-entendre ce en quoi Adam-Troy Castro va s'écarter d'Agatha Christie et consorts : non content d'accorder de l'attention aux domestiques (ce que la "reine du crime" a parfois fait, très timidement, comme dans Dix petits nègres), voire de malmener la onzième règle de Van Dine, il va faire de la domesticité (du rapport patron / employé) l'enjeu même de ce whodunit (d'une façon que je laisserai délibérément floue, pour ne pas trop spoiler).


C'est ici que La Troisième griffe de Dieu va déployer tout ce qui fait d'ordinaire la force d'Adam-Troy Castro, la capacité à poser des problèmes moraux d'ampleur sans avoir l'air d'y toucher (voir bien sûr Emissaire des morts, mais aussi le diptyque La Marche funèbre des marionnettes et Les Fils enchevêtrés des marionnettes) – pourquoi croyez-vous que Noni parle de "malaise" (pointant sous le suspense), CélineDanaé, de "dimension sociale", et Feyd Rautha, de "question actuelle" ?


Bien sûr, le problème moral soulevé débordera le cadre du whodunit pour s'inviter dans la quête personnelle d'Andrea Cort, et s'incarner en une question simple (page 470) :

"Jusqu'où êtes-vous prête à aller ? Si vous restez ici, le ferez-vous parce que vous pensez que la fin justifie les moyens, ou parce que tous vos beaux principes ne pèsent pas bien lourd face à un peu d'argent et de pouvoir ?"


L'intérêt d'Andrea Cort en tant que personnage est bien sûr d'arriver (dans le chapitre 20) à fournir à ce type de questions (qui ne se posent jamais à une Alice Roy / Nancy Drew) une réponse aussi claire que celle qu'elle apportera au whodunit (dans le chapitre 16, en interprétant un indice codé fourni par la victime, un mécanisme pour le coup tellement classique que Van Dine l'a banni du polar dans sa vingtième règle).


Notez que dans les deux cas, les réponses d'Andrea s'accompagnent d'explosions de violence fort peu classiques (mais Andrea Cort tient aussi du Continental Op de Dashiell Hammet, y compris sur le plan de la narration, à la première personne mais taisant le résultat de ses ruminations) – violences dans lesquelles vont intervenir les griffes de Dieu éponymes (contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, elles sont en fait six, une pour l'attentat initial, deux pour le Carrosse royal, trois pour la scène finale).


Au bout du compte, La Troisième griffe de Dieu est un divertissement pour adultes aussi délectable qu'un Alice Roy / Nancy Drew pouvait l'être dans votre adolescence ; et cela tient à la façon dont Adam-Troy Castro tout à la fois embrasse et repousse les codes du genre, par exemple en s'incarnant facétieusement dans divers personnages – j'en ai déjà relevé deux, Antrecz Pecsziuwicz et les IAs-sources, en voici une dernière pour la route, le Khaajir, un érudit adepte de calembours (page 80) :

"En mercantile, Cort se prononce comme court en anglais, une langue homsap archaïque. Ce mot, qui désignait la cour, le tribunal où se tenaient les audiences, fournit ainsi un nom qui convient à merveille à une femme ayant embrassé une carrière juridique."




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