lundi 23 décembre 2024

La chose qui flotte dans la mer

Mobilis – Ma vie avec le capitaine Nemo de Juni Ba


Alors même qu'il a peu mis directement des adolescents en scène (dans Deux ans de vacances, Les Enfants du capitaine Grant ou Un capitaine de quinze ans), et qu'il a de plus en plus évolué vers une forme de désenchantement anarchisant (emblématisé par Les Naufragés du "Jonathan"), l'oeuvre de Jules Verne est souvent considérée comme faite pour un public jeunesse (vous me direz, c'est le cas de la plupart des "romanciers scientifiques").


Rien de surprenant donc à ce qu'un auteur de comics au trait ouvertement jeunesse (non sans subtilités, j'y reviendrai) s'empare d'une des oeuvres les plus canoniques de Verne, Vingt mille lieues sous les mers, et en livre une version post-apocalyptique dans laquelle le savant recueilli par Nemo (Pierre Aronnax dans l'oeuvre originale) est maintenant une fillette (ignorante par définition ?), Arona – et où Conseil (le domestique d'Aronnax dans la version originale) est désormais une IA au service de Nemo.


Ce changement est facilité par le fait que Vingt mille lieues sous les mers est un des rares romans verniens où un sauvetage ne débouche pas in fine sur un mariage (songez aux Indes noires ou au Rayon vert, et notez aussi que dans Vingt mille lieues sous les mers le sauvetage était ambigu d'entrée, Nemo ayant d'abord coulé le navire d'Oronnax).


Vingt mille lieues sous les mers est également un des rares romans verniens à offrir (contrairement au Voyage au centre de la Terre mettons) deux figures de savants (Oronnax et Nemo), chacun étant à même d'éclairer l'autre – et Mobilis (ouvrage lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio)  reconduit ce schéma, malgré la différence d'âge des protagonistes (page 42) :

"Ainsi, chaque jour sans coup faillir... il ouvrait l'esprit d'Arona à de nouveaux savoirs... et elle en faisait autant." (Je vous laisse voir comment en regardant la planche.)


Selon moi, cette relation est donc bien plus (car moins "servile") qu'une "réminiscence de celle entre Robin et Batman" (comme l'écrit MTEBC, tout dépendant bien sûr de quel Robin on parle) ; elle ferait plus penser (en raison d'un même environnement post-apocalyptique) aux relations contrariées au coeur du Sweet Tooth de Lemire ou de L'Héritage fossile de Valette – et ce même si l'égalité apparente entre Arona et Nemo cesse dès que retentit (sur fond rouge) une mystérieuse sirène d'alerte (pages 21, 42, 44, 50 ,52 ,67 ou 71).


Cette problématique de l'échange entre deux générations dont l'une a pourri le monde à léguer à l'autre (ce "conflit générationnel" dirait Juni Ba) résonne d'autant mieux avec notre présent délétère que Juni Ba, sans trop nous mâcher le travail non plus, nous en dit d'entrée beaucoup plus long sur ce que Nemo cache à Arona (parfois en vain, voir la page 60), ce qui nous met dans une sorte de position intermédiaire (d'arbitre ?) entre les deux parties prenantes.


Sans même parler des conditions de récupération d'Arona (la page 11, que Nemo revoit en flash-back page 37 ou 60), Juni Ba nous montre dès les pages 22-29 ce que Nemo fait pendant les phases d'alerte que j'évoquais plus haut : entourer une mystérieuse créature marine ("la chose qui flotte dans la mer" dit Nemo page 133) avec des restes d'oeuvres d'art (des offrandes ? des talismans ?)


On le devine aussitôt au vu de sa forme, croisement très lovecraftien entre une méduse et une galaxie spirale, cette chose est, dans le monde de Mobilis, l'équivalent de la pieuvre de Vingt mille lieues sous les mers, à savoir la créature naturelle (Istvan Csicsery-Ronay dirait le Mage Obscur) qui va disputer à Nemo (l'Homme Habile d'Istvan Csiscery-Ronay, accompagné de son Serf Volontaire, Conseil, et de son Texte-Outil, le Nautilus) sa suprématie sur la mer (le Corps Fertile d'Istvan Csicsery-Ronay, ici passablement stérile ; notez que le sixième terme de la technologiade, la Femme au Foyer, fera une fugitive apparition dans le journal de Nemo page 133).


Juni Ba souligne ce travail sur les archétypes narratifs au travers de deux leçons données par Nemo à Arona (qui à chaque fois dénoncera le caractère incohérent selon elle des personnages évoquées) ; la deuxième (et la plus évidente, d'où mon inversion de leur ordre de passage pour cette chronique) porte sur le Moby Dick de Melville (page 53) :

"Donc, en défiant le cachalot, le capitaine Achab tend à affirmer son pouvoir dans un monde dépourvu de sens qui cherche à le broyer. Cette quête le consume. Il y perd même sans doute son humanité."


Un peu plus tôt dans le livre, lors de leur première rencontre devant un tableau (page 32), Nemo commentait ainsi une autre grande figure de l'absurde (page 34) :

"Le roi Sisyphe de Corinthe. Rusé, astucieux, mais aussi sournois. Il se croyait au-dessus de la loi des Dieux. Il fut ainsi châtié pour son orgueil démesuré. Zeus le condamna à pousser un rocher jusqu'en haut d'une montagne... et chaque fois qu'il atteignait le sommet, le rocher roulait dans la vallée, de sorte que Sisyphe devait recommencer."


Ce n'est pas simplement une manière de dénoncer l'hubris humaine (évidente dès la page 7, la première planche du récit) et sa volonté de s'accaparer plus que sa part de nature, c'est aussi une façon de souligner que la lutte de Nemo contre la créature et ses séides est sans issue – Arona saura-t-elle inventer une autre solution, et échapper à son archétype à elle (le Peter Pan de Barrie, présent dès la page 12) ?


J'ai évoqué plus haut Lovecraft, auquel Juni Ba se réfère clairement pour le design des créatures qu'Arona voit comme des "sirènes" (page 121), mais qui ont bien plutôt l'air sorties du Cauchemar d'Innsmouth (voir le récit de Nemo page 88, et cet entretien de Juni Ba), ou bien de Wonder Woman – Dead Earth, le comics post-apocalyptique de Daniel Warren Johnson.


Le design en particulier (voir le look de baleine du Nautilus pages 18-19 ou 22-23), et le dessin en général, c'est certainement la grande force de Juni Ba, qui revendique (notamment dans cet entretien) tout un tas d'influences, pas forcément visibles, parce qu'il les a très bien digérées : Mike Mignola (Mobilis est tout de même loin du style de vitrail de Hellboy), Franquin (sans doute les Idées noires plus que Gaston Lagaffe), Hiroyuki Takei, Akira Toriyama (une certaine rondeur à la Dragon Ball dans le dessin), Chris Samnee (l'auteur de Jonna, qui a il est vrai des couleurs mates similaires).


En fait, le style très tranché de Juni Ba n'appartient qu'à lui, et celui qui le décrit le mieux est certainement Yaneck Chareyre :

"Un dessin basé sur le mouvement, l'énergie, comme s'il prenait le meilleur du comic-book et du manga. Un trait nerveux, dont l'encrage est travaillé avec attention. Les traits de contours sont plus imposants, délimitant les personnages ou les décors avec force, tandis que les détails sont assurés avec un trait plus fin, assurant le juste niveau de détail, sans écraser les lecteurs et lectrices sous une masse d'informations visuelles. Et quand le besoin s'en fait sentir, Ba se passe des détails et s'appuie sur les aplats de couleur pour occuper les cases et isoler les sujets de l'action. Sous un air "foufou" et jeune, l'artiste déploie au contraire un dessin particulièrement réfléchi et toujours en évolution."


Au final, on l'aura compris, on aurait tort de réserver Mobilis au seul lectorat jeunesse (un choix de l'éditeur français), tant Juni Ba parvient à mettre en images et en mots nos angoisse d'adultes ne sachant trop quoi faire pour empêcher ce monde de courir à sa ruine (page 63) :

"Parfois.. J'ai envie de baisser les bras... De tout arrêter. Pour éviter l'avenir horrible qui nous attend."




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