lundi 9 décembre 2024

Sapience-fiction

Anatèm de Neal Stephenson


Aventure


"– Fais-moi vivre une aventure." Dans l'instant qui suivit, Cord réalisa que cela paraissait saugrenu, et elle paniqua. Elle leva défensivement les mains. "Oh, pas une aventure fabuleuse. Juste quelque chose qui me fera oublier ma mise à pied. Quelque chose dont je me souviendrai quand je serai vieille."


Si je cite ici cette demande que Cord adresse (page 416 d'Anatèm, monument littéraire lu en service de presse) à son jermin Erasmas (le narrateur du récit), c'est bien évidemment parce qu'elle est identique à celle que le lecteur ou la lectrice adresse à l'auteur – et qu'elle sera pareillement exaucée.


Pourtant, dans Anatèm, l'aventure ne sera peut-être pas là où on l'attendait naïvement : certes, nous aurons notre content de vaisseaux spatiaux, de rayons lasers et de combats d'arts martiaux (ou plutôt de combla) ; mais toutes ces péripéties palpitantes ne sont guère au fond qu'un enrobage pour l'aventure la plus palpitante de toutes, celle qui forme le coeur du roman – l'aventure intellectuelle.


Depuis au moins Jules Verne (explicitement convoqué dans Anatèm, je vous laisse découvrir comment) et ses ingénieurs mobilisant toutes leurs connaissances pour survivre sur de mystérieuses îles, la science-fiction est avant tout une aventure intellectuelle, autant pour son héros (l'Homme Habile d'Istvan Csicsery-Ronay) que pour ses lecteurs et lectrices (confronté.e.s à un univers radicalement autre, et devant s'y habituer) – d'où sans doute son affinité avec le polar (je pense notamment à Quitter les monts d'Automne d'Emilie Querbalec, qui a certainement subi l'influence d'Anatèm).


Tous les chefs d'oeuvres du genre exploitent peu ou prou ce motif, mais Anatèm est sans doute celui qui met le plus en lumière ce côté "sapience-fiction" (pour reprendre un terme accolé au Mont Analogue de René Daumal, que Serge Lehmann considère précisément dans L'Art du vertige comme un parfait prototype de la SF , quoique pour des raisons différentes des miennes).


Anatèm me semble en effet construit tout entier (dans la forme comme dans le fond) autour de ces dispositifs de connaissance destinés à seconder le héros (Istvan Csicsery-Ronay parlerait de Texte-Outil) : le dictionnaire, l'horloge, le télescope, la camera obscura, la calca, le sénacle, etc. (C'est pour ça d'ailleurs qu'à mon sens la couverture d'Aurélien Police est pertinente, en sus d'être, comme toujours, somptueuse.)


Dictionnaire


Commençons par le plus évident de tous ces dispositifs, le dictionnaire : Anatèm est en effet émaillé d'entrées de dictionnaire (50 si j'ai bien compté) qui (à une exception près) sont des versions détaillées des quelques 200 entrées du glossaire final, explicitant les nombreux néosèmes utilisés par les personnages de Neal Stephenson (comme je l'expliquais à propos de Rich Larson, un néosème est un mot nouveau, mais formé à partir de mots connus, donc a priori plus facile à s'approprier – le travail de traduction de Jacques Colin est ici irréprochable, d'où un GPI 2019 bien mérité).


Il est tentant, avec le Maki, de voir ces citations comme des aides à l'immersion, donc comme des ajouts au texte principal ; mais avec mon habituel esprit tordu, je soutiendrai ici que c'est en fait l'inverse : le texte tout entier de Neal Stephenson n'est rien d'autre qu'une suite d'exemples destinés à illustrer ce dictionnaire – c'est "un savoir dogmatique élémentaire illustré par des narrations", pour reprendre les mots d'Audrey Sulpice décrivant les recueils d'exemplums médiévaux.


Forcerai-je le trait ? Pas tant que ça. Certes Neal Stephenson joue parfois avec le fait qu'une entrée de dictionnaire peut synthétiser à merveille l'état d'esprit dans lequel se trouve un personnage au paragraphe précédent (page 382, l'entrée "Evénements horrifiques" survient juste après un événement marquant pour Erasmas) ; mais la plupart du temps, l'entrée de dictionnaire sert à orienter le contenu du texte qui suit.


C'est aisé de s'en rendre compte, en regardant par exemple la deuxième entrée de dictionnaire, celle qui ouvre la première partie (page 17) : elle s'appelle "Extra-muros" (séculier), par opposition à "mathique" (régulier) – et ce distinguo crucial pour le roman est illustré par la scène qui suit, où le mentor d'Erasmas (un astronome reclus pour 10 ans) confronte sa vision du monde avec celle d'un artisan extérieur au cloître.


"Cloître", justement, est (page 22) la troisième entrée du dictionnaire (et la seule à ne pas être reprise dans le glossaire final) – et le texte qui suit décrit autant ce lieu, où vit Erasmas, que les obligations faites à ses habitant.e.s (sonner les cloches, Erasmas faisant partie d'une équipe de quatre sonneurs, j'y reviendrai) ; remarquez au passage combien Neal Stephenson s'attarde (page 24) sur ce lien entre objet et connaissance que je considère ici comme essentiel à la SF en général, et Anatèm en particulier :

"Chaque objet que je dépassais – les bibliothèques sculptées, les pierres ajustées pour paver le sol, les encadrements des fenêtres, les pentures en fer forgé des portes et les clous faits un à un qui les fixaient au bois, les chapiteaux des colonnes qui bordaient le cloître, les allées et parterres du jardin lui-même –, tout avait été façonné dans une forme spécifique par des gens ingénieux il y avait de cela bien longtemps. Certaines choses, comme les portes de l'ancienne bibliothèque, avaient consumé les vies entières de ceux qui les avaient réalisées. D'autres donnaient l'impression d'avoir été improvisée en un paresseux après-midi, mais avec une telle sagacité qu'elles avaient ensuite été chéries pendant des centaines ou des milliers d'année."


Au vu de cet extrait, on aura compris que, concernant Anatèm, je suis de l'école Albédo, et pas Apophis : je considère que "sa réputation de roman réservé à un petit panel de lecteurs est TO.TA.LE.MENT usurpée", précisément parce que sa structure encyclopédique favorise l'immersion (a contrario, lire le glossaire entier avant de commencer la lecture, comme je l'ai fait avec ma maniaquerie habituelle, peut effrayer).


Cette structure "scientifique" d'Anatèm influence jusqu'au ton du narrateur, qui s'efforce de rester objectif (non sans humour, j'en reparlerai en fin de chronique) et d'éluder ses sentiments, ce qui les fait évidemment ressortir avec plus de force – ce style de narration "distanciée" est d'ailleurs assumé page 727 :

"J'imagine déjà Cord me faisant la leçon, consternée que j'utilise un vocabulaire technique sans âme au lieu de décrire la vérité émotionnelle. Mais la vérité émotionnelle se réduisait alors à un ténébreux chaos de surprise et de peur, et la seule façon de raconter de façon sensée ce qu'il se passa est de donner des détails techniques, que nous n'avons recomposés que plus tard."


Horloge


Avant de revenir sur la reprise déformée de la société médiévale que je viens d'évoquer (l'opposition entre clercs et laïcs, mais où les clercs seraient tous athées, car scientifiques, et pourraient aussi bien être des femmes que des hommes), un petit mot sur l'horloge, qui est le dispositif à l'origine du texte d'après les remerciements de Neal Stephenson (sans doute le seul auteur au monde à préférer remercier Gödel plutôt que sa femme, j'en reparlerai).


Remarquons déjà que l'horloge ne sert pas qu'à donner l'heure aux avôts comme Erasmas, elle offre également, en raison de nécessités calendaires, une représentation miniature du cosmos d'Arbre, la planète où vit Erasmas ; c'est donc un vrai moyen de connaissance (page 84) :

"Car une partie de l'horloge était un planétaire, un modèle réduit mécanique du Système solaire qui indiquait la position du moment des planètes et de nombre de leurs lunes."


L'horloge joue également un rôle fédérateur dans le texte (la petite bande formée autour d'Erasmas s'agrège autour d'une horloge, au début comme à la fin du texte), mais surtout elle en détermine la structure, qu'on pourrait dire tridécimale.


Tout comme après un tour de cadran, une horloge revient au chiffre 1 pour représenter la treizième heure chère à Nerval, Anatèm comprend en effet 13 parties, la treizième étant à l'évidence une reprise de la première (l'horloge, la présence d'artisan Quin comme symbole de l'extérieur), mais avec évidemment un léger décalage – comme si la treizième heure sonnait dans un univers légèrement différent, transformé par les événements survenus dans Anatèm (j'en reparlerai également).


Cette idée de caler la structure d'un texte sur un instrument scientifique, c'est bien me semble-t-il la ressemblance la plus profonde qu'Anatèm entretient avec l'oeuvre d'Umberto Eco : non pas avec Le Nom de la Rose (auquel Albédo, ApophisAudrey PleynetFeyd Rautha ou Herbefol ont pensé, mais selon moi, cette ressemblance n'est que superficielle, pour une raison que je vais bientôt exposer, l'aspect utopique du texte), mais avec Le Pendule de Foucault, dont la "structure en lacets" mime les oscillations de l'instrument éponyme, suivant Giuseppe Lovito).


Camera obscura


Suivant la petite liste énoncée rapidement en début de chronique, ici devrait être l'endroit où je vous parlerai de télescopes ; mais à la place, je vais longuement m'attarder sur l'instrument qui en vient à le remplacer dans le texte, et les significations symboliques qu'il est susceptible de véhiculer.


Si j'ai parlé de "remplacement", c'est que l'intrigue d'Anatèm va notamment se nouer autour d'une interdiction faite aux avôts d'utiliser leurs instruments scientifiques habituels, voir la page 217 (Erasmas y déduit l'existence d'une anomalie depuis la cellule où il est enfermé pour purger la pire peine qui soit dans le monde mathique, mémoriser un livre sans queue ni tête ; le passage fait aussi allusion à son mentor et aux journées portes ouvertes du cloître, et est donc symptomatique de cet usage des néosèmes dont je parlais plus haut) :

"J'étais chaque jour un peu plus convaincu que l'astrohenge était totalement verrouillé, et ce depuis qu le maître des clés l'avait referme sur Orolo et moi au huitième jour de l'aperte. Ce confinement – qui me semblait sans précédent dans toute l'histoire de la concente Saint-Edhar – avait dû être le sujet de la conversation houleuse entre Orolo et Trestanas."


Privés de high tech (leurs téléscopes), les avôts curieux vont devoir se rabattre sur la low tech (et ultérieurement, sur la tech la plus low de toutes, leur esprit, voir les réflexions d'Oloro dans la partie VIII), comme nous l'apprend la page 369 (également symptomatique des difficultés à communiquer qu'Erasmas rencontre parfois, notamment avec les filles du cloître ; on notera aussi, au passage, le choix fait par le traducteur, Jacques Collin donc, d'utiliser le subjonctif imparfait dès que possible, ici en remplacement d'un conditionnel, ce qui peut se discuter mais a le mérite de renforcer l'ambiance médiévale du texte) :

"Ala pouvait insérer comme personne des "évidement" dans des phrases qui sans cela eussent été affables. J'avais passé plus de la moitié de ma vie à en être sporadiquement agacé. Là, finalement, je laissai tomber. J'étais trop occupé à admirer l'ingéniosité des deux jeunes filles. J'aurais bien voulu y avoir pensé moi-même. Il n'y avait pas besoin de lentille ou de miroir de verre poli pour voir des objets lointains. Un simple petit trou pouvait aussi bien faire l'affaire. L'image qu'il projetait était ténue, par contre, alors il fallait l'observer dans une chambre noire – une camera obscura."


Comme nous l'apprendrons page 525, où Erasma explique ce qu'est un analemme, l'idée de la camera obscura remonte, dans le cosmos d'Arbre, à la plus haute antiquité (celle d'Adrakhonès, l'équivalent arbrien de Pythagore) :

"Le temple Orithéna était une grande camera obscura. Il y avait un petit trou dans le toit qui projetait une image du soleil sur le sol. Chaque jour, au fil des saisons, le rayon touchait le sol en un point différent, durant leur rituel de midi – qui est devenu notre proveneur. En une année, il dessinait cette forme sur le sol."


Mais revenons à Erasmas et Ala, en train d'observer dans le noir de leur camera obscura, les rayons du soleil projetés sur le mur... Ca vous évoque quelque chose ? Par exemple, le mythe de la caverne d'un certain Platon (dont l'équivalent arbrien est Protas, j'y reviendrai ; simplement, le mythe de la caverne est plutôt ici un mythe de la montagne) ?


C'est normal, Neal Stephenson joue complètement sur la symbolique de la camera obsura, y compris sur le plan de l'épistémologie défendue par Platon (j'y reviendrai), mais aussi, selon moi, sur un autre plan, beaucoup plus politique : la théorie de Marx (qui répond ainsi à Platon, comme l'explique Philippe Ranger dans cet article).


L'image d'une camera obscura est en effet (rappelons-le) inversée par rapport au monde réel, raison pour laquelle Marx en fait la métaphore de l'idéologie, autrement dit (pour le dire vite et mal) de tous les mensonges lénifiants sous lesquels la classe dominante dissimule sa domination (par exemple, la fiction juridique du contrat de travail).


Pour démasquer l'idéologie et mettre à nu la domination, il convient dès lors de renverser l'image (idéale) que nous présente la société (dystopique en dépit des apparences), avant bien sûr de renverser la société elle-même – et suivant Paul Ricoeur reprenant (dans L'idéologie et l'utopie) une idée de Karl Mannheim, c'est le rôle de l'utopie (une notion dont on sait l'importance pour la science-fiction, au moins depuis Pierre Versins ; notez qu'autant le Chroniqueur que Nicolas Winter ont convoqué le concept pour parler d'Anatèm).


Or le monde d'Anatèm est précisément, je l'ai déjà dit, une reprise déformée de la séparation médiévale entre laïcs et clercs, histoire d'exacerber une situation bien réelle de notre présent, le hiatus croissant entre scientifiques d'un côté et politiques et populations de l'autre (le climatoscepticisme en est l'exemple le plus frappant ; notons au passage qu'Anatèm n'évoque que fugitivement la question du climat, par exemple par la simple mention, page 391, de périodes de réchauffement, mais que bon nombre de ses thèmes résonnent avec notre présent).


J'invite ceux et celles qui penseraient que j'exagère un peu la portée politique d'Anatèm (livre-somme s'il en est) à méditer le passage suivant (page 536, avec toujours ce subjonctif imparfait à la place du conditionnel, et surtout cette confirmation de l'importance accordée à l'aventure intellectuelle et au temps long qu'elle présuppose, temps que le système abolit au profit du temps répétitif de la production) :

"Les pouvoirs en place n'eussent pas supporté que les individus eussent leur propre histoire, hors les histoires mensongères fabriquées pour les motiver. Ceux qui ne pouvaient pas vivre sans histoire avaient été refoulés dans les concentes ou dans des emplois comme celui de Yul. Tous les autres devaient chercher en dehors de leur travail le sentiment qu'ils appartenaient à une histoire, ce qui était probablement la raison pour laquelle ils aimaient autant le sport et la religion. Quel autre moyen avaient-ils de connaître l'aventure ? Un événement avec un début, un milieu et une fin, et dans lequel ils jouaient un rôle significatif ? Nous y avions naturellement accès, parce que nous faisions partie de ce projet d'apprentissage constant."


Le fait que les cloîtres soient le seul refuge pour (entre autres) des adolescents aussi atypiques que Barb (le fils d'artisan Quin), ce n'est pas, pour Neal Stephenson, une façon de réfléchir, comme Benoît Virole, sur la parenté entre pensée scientifique et pensée autistique, c'est surtout l'occasion de souligner que la meilleure façon d'opérer un renversement utopique de ce monde imparfait (car cloisonné) ne pourra passer que par l'apprentissage (réciproque) – voir le dialogue de la page 960 entre Erasmas et Jules, le seul passage du livre où est prononcé le mot "utopie", lié comme par hasard au mot "éducation") :

"– Donc il y a des enfants ?

Evidemment que nous avons des enfants ! Et nous les éduquons très, très bien. L'éducation est tout, pour nous.

J'aimerais que nous en fassions plus, sur Arbre. Pour l'extra-muros, je veux dire."

Jules resta un temps songeur, haussa les épaules. "Comprenez que je ne décris pas une utopie. Nous n'éduquons pas les jeunes uniquement par respect pour de nobles idéaux."


Contrairement donc à ce que prétend David Polansky, il ne s'agit pas me semble-t-il pour Neal Stephenson (au moins dans Anatèm) de promouvoir (comme le Platon de la République) un gouvernement des sachants (donc une artistocratie) ; l'idée est bien plutôt de réconcilier (notamment via l'éducation) les sachants avec le reste du monde – tant il est vrai que la différence entre deux Arbriens est parfois plus grande qu'entre un Arbrien et un extrasylvestre, voir par exemple ce qu'Erasmas pense des smartphones de ses compatriotes page 994 :

"Durant l'aperte, puis après que j'eus été mandé, les brelots avaient représenté le pire aspect du choc culturel dont j'avais été témoin. Je ne saurais dire combien de fois je m'étais répété : Je rends grâce à Cartas de ne pas être enchaîné à une de ces choses !".


Calca


Cette problématique de l'éducation nous amène inévitablement aux modes d'apprentissage décrits dans Anatèm (une aventure intellectuelle, vous dis-je). A part la lecture (solitaire) et le sénacle (pluriel, et non dépourvu de coloration politique, j'en parlerai pour terminer cette interminable chronique), le mode privilégié (normal pour un roman d'inspiration platonicienne) est le dialogue, sous toutes ses formes – entre pairs ou entre maître et élève, mais avec un enrichissement mutuel qui évoque presque le maître ignorant de Rancière (page 275) :

"J'avais plus appris de la théorique en six semaines, simplement en m'asseyant à côté de Barb, que durant les six mois qui avaient précédé l'aperte. Je comprenais maintenant que, dans mon empressement à connaître la théorique, j'avais pris des raccourcis qui, tout comme les raccourcis des cartes, rallongeaient le chemin."


J'ai choisi pour emblème de cette partie de ma chronique le mot "calca", qui désigne autant, d'après les pages 260-261, la craie que les calculs ou les explications complexes qu'on peut dessiner sur un tableau noir, voire dérouler (ici à travers un dialogue) en annexe d'un livre comme Anatèm ; mais j'aurais tout aussi bien pu choisir la spatule de la calca 1 ou la bouteille de la calca 2 – oui, tout objet peut être prétexte à apprentissage.


Il y a bien d'autres dialogues dans le livre que ces calcas rejetées en annexe (autre technique formelle similaire à l'usage du dictionnaire), mais elles me semblent emblématiques de toutes les discussions savantes du livre – et de la façon dont Neal Stephenson importe dans un monde moderne des concepts antiques (c'est la science-friction de Catherine Dufour, à laquelle on peut songer pour une autre raison, la porté utopique du livre, digne d'Outrage et rébellion, les jurons en moins).


Notamment, la première calca rejoue un célèbre dialogue de Platon (Protas dans Arbre), où un jeune garçon se découvre des compétences mathématiques insoupçonnées : cette idée de l'apprentissage comme réminiscence mène tout droit à l'idée qu'il existe un lieu bien réel où puiser les concepts – le fameux monde des Idées de Platon, rebaptisé ici monde hyléen (subtile allusion, via le personnage historique fictif d'Hylaéa, au mot grec hylé, signifiant "substance" par opposition à "forme").


Cette idée d'une existence réelle des concepts (qu'on appelle en philosophie terrestre le réalisme, ici le protisme, défendu par les Haalikarniens dans le cosmos d'Arbre) s'oppose (ou plutôt s'opposait, le débat étant moins vif de nos jours je pense) à l'idée que les concepts sont juste des étiquettes apposées sur les choses (le nominalisme, défendu lui par les Prociens) : c'est la fameuse querelle des universaux, à laquelle Neal Stephenson va redonner vie au moyen de la physique quantique (c'est le sujet de la troisième calca).


Cette renaissance n'est pas une mince affaire, dans la mesure où le réalisme (au sens philosophique du terme) me semble quelque peu passé de mode (en raison du fameux rasoir d'Occam, alias la bascule de Gardan dans le cosmos d'Arbre) ; il a néanmoins eu un représentant moderne célèbre en la personne de Kurt Gödel, l'auteur à la fois du théorème d'incomplétude et de la solution aux équations d'Einstein qui autorise le voyage dans le temps.


De façon il faut bien l'avouer virtuose (Apophis et Feyd Rautha évoquent non sans raison Greg Egan), Neal Stephenson va aller jusqu'au bout du concept de monde des Idées / monde hyléen, en le liant à la célèbre interprétation d'Everett de la mécanique quantique (ce qui lui permettra aussi, accessoirement, de dénouer les paradoxes temporels pouvant découler du voyage dans le temps).


Ainsi vont se trouver expliqués non seulement les lueurs de compréhension qui peuvent traverser l'esprit d'un scientifique (article "Illumination" page 1119), mais aussi la parenté avec d'éventuels extrasylvestres (l'universalité du théorème de Pythagore, comme dans La Planète des singes de Pierre Boulle, titre auquel on pense aussi en raison d'un twist voisin de son adaptation filmique), voire les équivalences entre scientifiques que je souligne depuis le début de cette chronique (page 829) :

"Soor Tris se retourna et demanda : "Êtes-vous en train de dire qu'il y aurait une correspondance, un pour un, entre leurs saunts et les nôtres ? Comme un même esprit partagé entre des mondes multiples ?

C'est à vous que je le demande", répondit Moyra."


Peu importe que cet échafaudage théorique corresponde ou non à la réalité (tout comme le From Hell de Moore & Campbell vaut plus pour sa charge symbolique que pour son exactitude historique), l'important, comme dans toute SF qui se respecte, est d'avoir posé ces questions, qui concernent notamment les conditions de la connaissance (comme Albédo, on peut penser à Kant, d'autant que Neal Stephenson le mentionne dans ses remerciements, comme punching-ball philosophique de Gödel ; Anatèm convoque également ouvertement la phénoménologie d'Husserl, rebaptisée transmonomie).


Si vous n'êtes pas encore assommé.e par la longueur de cette chronique, vous n'aurez pas manqué de noter que, dans cette vision des choses, les capacités d'apprentissage sont fatalement les mêmes pour tous (n'importe qui peut avoir une vision du monde des Idées), donc qu'en suivant jusqu'au bout une théorie du (pourtant élitiste) Platon, on retombe sur le concept d'égalité des intelligences cher à Rancière (que je n'ai donc pas convoqué en vain) – voir page 189, où Erasmas abolit (déjà) les classe sociales :

"Darth était le genre d'âme sereine qui pouvait poser des questions très simples sans la moindre gêne. Je m'efforçais de lui répondre de la même façon. "Tu sais que je suis un pécos, cousin, lui dis-je. Donc la différence entre les pécos et nous n'est pas que nous sommes plus intelligents. Ce n'est manifestement pas le cas."


Sénacle


Dernier dispositif de connaissance que j'évoquerai (brièvement) dans cette chronique (ouf), le sénacle est un dialogue à sept doyns (servis par autant de varlets) autour d'un souper ; Neal Stephenson le déploie dans la partie X d'Anatèm, qui constitue certainement un des sommets du livre – et pas seulement parce qu'il s'y joue un véritable petit whodunit (et donc que le côté polar d'Anatèm y culmine, avant que le côté aventures ne l'emporte).


Ici aussi Neal Stephenson convoque une manifestation essentielle du monde antique, le symposium (emblématisé par Le Banquet de Platon ou Xénophon, mais mentionnons aussi, pour la bonne bouche, Déipnosophistes d'Athénée de Naucratis) : des convives se réunissent pour philosopher autour d'un repas (ce quasi-rituel a survécu sous la forme des agapes chrétiennes ou des colloques universitaires, voire des banquets dans l'imagerie populaire – Astérix et Obélix je pense à vous).


Comme l'explique Christine Kossaifi dans cet article, l'idée sous-jacente (surtout chez Athénée de Naucratis) était de nourrir autant l'esprit que le corps ; dans Anatèm cette idée de la connaissance nutritive, qui culmine donc dans le sénacle (partie X), est préparée par le repas de fin d'aperte (partie II) et de nombreuses scènes de déjeuners (parties I ou VII), puis prolongée par le pique-nique d'après l'expédition de la partie XI (partie XII) – et il y en a au moins une où l'équivalence entre nourriture et connaissance est frontalement exposée (page 935) :

"Je lui tournai le dos et scrutai la miche de pain sur la table. Elle était si fraîche que de la vapeur s'échappait d'un bout – Arsibalt, incorrigible chipeur de croûtons, l'avait déjà entamée. La miche avait été façonnée en tressant plusieurs cordons de pâte en un motif non trivial qui, je le craignais, devait avoir nodalement une signification théorique profonde et porter le nom d'un saunt elkhazgien."


Toutes ces scènes de sénacle (formel ou informel) ne sont donc pas anodines, elles contribuent à instaurer l'idée que nous sommes tous égaux autour d'une table (ronde), autant par notre besoin commun de nous nourrir que par notre besoin commun de comprendre – et les sénacles d'Anatèm, à rebours des COP infructueuses, deviennent selon moi le lieu par excellence d'une démocratie n'excluant personne (une fois de plus, on est plus près de Rancière que de Platon).


Pareille vision politique n'exclut pas, bien au contraire, l'humour ou l'ironie (dont on sait combien elle comptait pour Socrate) ; en fait, dirait Bakhtine, elle la présuppose presque, parce que le rire est le meilleur moyen de défaire les hiérarchies indues, mais aussi, tout simplement de penser – voir la discussion (déjà remarquée avant moi par Anne C) sur "les dragons roses péteurs de gaz neurotoxiques" (page 266), ou la scène entre Erasmas et Cord qui m'a fourni l'entrée en matière pour ma chronique (pages 414-415) :

"Qui est ce type, et pourquoi me hait-il ? demandai-je en soutenant son regard.

Tu dois parler du patron, répondit Cord, dont le visage était moite.

Oh. Hum. Bien sûr. Je ne pensais pas que tu pouvais en avoir un.

C'est le cas de la plupart des gens ici, Raz. Et quand un patron te regarde de cette façon, il est considéré comme déplacé de lui rendre son regard comme tu le fais.

Oh. C'est une sorte de signe de domination sociale ?"


Au final, cet inclassable ouvrage de spécufiction (le terme consacré sur Arbre) qu'est Anatèm a certainement des atomes crochus avec l'autre pavé de 2024 sorti par Gilles Dumay (La Sonde et la Taille) : tous deux permettent en tout cas de penser le monde, et ils sont pareillement indispensables – ce sera là la conclusion de cette chronique à rallonge, au cours de laquelle, j'en suis sûr, vous n'aurez pas manqué de vous exclamer (page 810) :

"Mais de quoi peut-il donc bien parler ? demanda fraa Lodoghir. On aurait dit une critique littéraire !"



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