Une seule lettre vous manque [Perec 53 n° 5] de Claro
Les exégètes effréné.e.s de Perec se pressent en cercles près des Revenentes, Ewert en tête.
Il fallut pourtant un Claro pour, dans La Disparition, voir l'illustration d'un art subtil : la traduction – trahison d'amant jaloux faisant surgir (plutôt qu'abolir) son rival sans l'avoir voulu (clarifions tout ça plus tard, à la fin du babil).
Les deux phrases précédentes vous intriguent ? Normal, elles procèdent toutes deux (que des E, ou aucun) de cette écriture sous contraintes chère à Georges Perec, que Claro propose de lire comme une image parfaite de la traduction, dans son petit essai Une seule lettre vous manque (ouvrage lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio).
Plus connu dans nos contrées comme blogueur, éditeur, traducteur ou auteur d'ouvrages relevant des littératures de l'imaginaire, Claro répond ici à une demande de L'OEil Ebloui, maison d'édition nantaise qui propose notamment, au travers de sa collection Perec 53, de parcourir 53 fois l'oeuvre de Perec par des essais de 53 pages.
Une seule lettre vous manque est probablement né de cette impression étrange que Claro expose crûment page 37 de son essai :
"Je ne peux pas lire La Disparition sans voir, à chaque page, sous la gymnastique lexicale, derrière le rideau syntaxique, à travers la ruse grammaticale, quelque chose qui retient ses larmes de peur."
Contribuent sans doute à cette impression les poèmes du chapitre 10 de La Disparition, qui parlent tous de "la nuit" (page 44), ou les scènes d'insomnie des chapitres 1 (cité page 19) ou 11 (cité page 38-39), qui débouchent toutes sur une dilution du personnage insomniaque dans "un brouillard" (page 39) le soustrayant finalement à l'histoire – oui, Nacht und Nebel.
C'est que La Disparition n'est pas née de la volonté ludique d'écrire un roman sans E (contrairement au texte oubliable d'Ernest Vincent Wright, que Claro évoque pages 24-25), non : le lipogramme en E est le seul moyen qu'ait trouvé Perec pour "entretenir le souvenir d'eux, de ses parents, disparus, morts tous deux quand il était petit" (page 19).
Si Perec a écrit "Son Jaz marquait minuit vingt" (dans l'incipit de La Disparition, cité page 19), ce n'est pas juste pour éviter le mot "réveille-matin" (comme dans l'équivalent en français avec E donné par Claro page 18) – ou sinon il aurait pu choisir plutôt une marque de montre comme "Lip" (comme dans le lipogramme créé par Claro page 18 à partir de sa traduction française du texte anglais, réalisée page 17) – mais pour citer le nom de l'employeur de sa mère "qui a été déportée puis est morte à Auschwitz", voire pour évoquer le mot "gaz" (page 19).
Cette lecture "traumatique" de La Disparition n'est certes pas neuve : ainsi, dans sa contribution à Detecting texts (l'ouvrage fondateur de 1999 sur le méta-polar), Jeanne C. Ewert (dont je n'invoquais donc pas le nom en vain dans mon ouverture en E) la mentionnait en se référant au Playtexts (1995) de Warren F. Motte. qui empruntait lui-même (sauf erreur de ma part) le jeu de mots "eux" / E à un article de 1987 d'Andrée Chauvin.
Ce qui est neuf, en revanche, c'est (comme je le disais dans ma phrase d'introduction sans E) de voir dans La Disparition un "traité de traduction" (page 9), "un livre sur l'impossibilité et la nécessité de l'équivalence" (page 30) – autrement dit de considérer que Perec est face à ses parents comme un traducteur face à un texte original, à savoir dans l'obligation de recourir à des "stratégies de déformation et de contournement" (page 28), ce que Claro résume ainsi (page 33) :
"Quand j'écris ma traduction, je ne réécris pas le texte, j'écris son après, l'après du son, j'écris ce qu'il peut continuer d'être maintenant qu'il a disparu, et continue de retentir."
De retentir, mais aussi de revenir (ce n'est pas par hasard que j'évoquais dans mon introduction Les Revenentes, texte de Perec objectivement moins réussi que La Disparition, mais faisant revenir la vie sous sa forme la plus crue, comprenez érotique) – car le texte original se comporte comme un fantôme qu'on invoque plutôt que comme un mort qu'on embaume (page 38) :
"Oui, le texte original est un revenant, au sens où il revient sans cesse, comme en transparence, non pas en arrière-plan, ou sous la traduction, mais en la traversant, littéralement, littérairement. Derrière la vitre, un disparu agite ses chaînes transparentes, on ne le voit pas, mais, soyez-en sûr, on l'entend."
Pour prendre une autre métaphore (celle que j'évoquais dans mon introduction sans E), le traducteur serait face au texte original comme un amant jaloux face à un rival plus charmant que lui, envers lequel il ne ressent donc aucune obligation de "fidélité" (concept déjà contesté page 17 avec l'aide d'Umberto Eco), mais dont il aimerait bien avoir le charme (page 43) :
"Plutôt qu'un fidèle, le traducteur serait un jaloux, qui produit un nouveau texte pour faire oublier l'ancien. Mais bien sûr, son obsession est telle qu'il ne peut effacer son rival qu'en l'imitant, en contrefaisant ses gestes, sa posture, en calquant sa pensée ou son phrasé sur celle et celui de son concurrent, ce prétendant qu'il veut éliminer. C'est le propre du jaloux : il n'arrive pas à se sortir l'autre de la tête."
La traduction comme obsession (voire comme "pathologie", mot employé page 28) du texte original, voué à disparaître, ou l'écriture comme obsession des "voix chères qui se sont tues" (dixit Verlaine) : deux faces d'une même pièce, selon Claro, dont Une seule lettre vous manque constitue peut-être, au fond, l'art poétique (page 48, avec un souvenir évident de la langue qui bégaie de Deleuze & Guattari) :
"J'écris en boitant, comme si (et c'est évidemment un 'comme si' qui m'aide à boiter) quelque chose dans la langue me manquait, sous ma langue se dérobait."
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