vendredi 28 février 2025

Notre propre histoire

Seule sur Terre [+ Systèmes + Fable] de Charles Yu


Dans l'entretien qui sert de postface au triptyque Seule sur Terre / Systèmes / Fable (ouvrage lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio), Charles Yu explique, dans la lignée de Cathy Park Hong, "qu'on néglige les Asiatiques-Américains dans la discussion sur ce que cela signifie d'être américain" (pages 134-135) – la discussion sur l'American Dream, quoi.


Loin d'être un détail dans sa biographie, son "ethnicité" (page 127) semble bien être la source de l'interrogation que mène, dans ce petit recueil, Charles Yu sur le pouvoir d'action des fictions (collectives ou individuelles) dans le monde réel (ladite ethnicité est peut-être aussi à l'origine des questions sur l'Histoire qui taraudent Ken Liu jusque dans Les Armées de ceux que j'aime, ou de celles sur la mort que pose Sequoia Nagamatsu via Plus haut dans les ténèbres).


Avec Seule sur Terre / Systèmes / Fable, ("des expériences de pensée", comme les décrit Charles Yu page 126), on n'est pas si loin que ça des personnages d'Alain Resnais régis par des souvenirs de films (Mon oncle d'Amérique, point de bascule entre le lyrique et le ludique dans sa filmographie, comme si les thèses du professeur Laborit conduisaient inévitablement à désenchanter le monde, donc à ce rire qui est la politesse du désespoir) ou des paroles d'airs à succès (On connaît la chanson, version amoindrie de Mon oncle d'Amérique).


Du reste, significativement, Seule sur Terre adopte une structure "morcelée" similaire à ces deux films de Resnais : entre les chapitres impairs, consacrés à l'histoire de Jane (chapitre 1 et 3, racontées à la troisième personne, avant que Jane prenne directement en charge la narration dans le chapitre 5 et dernier, où elle va précisément s'approprier son histoire), s'intercalent, dans le chapitre 2, "la vidéo promotionnelle" que Jane regarde page 9, et dans le chapitre 4, le récit allégorique d'un voyage dans "Amérique : Le Manège" (page 27).


Avec la nouvelle Systèmes (description distanciée de la machine sociale avant, pendant et après la pandémie de Covid-19, avec un gros clin d'oeil à la chanson "Little Boxes" de Malvina Reynolds, adaptée en français par Graeme Allwright sous le nom de "Petites boîtes"), ce segment de Seule sur Terre est un des passages les plus explicites du recueil quant à cette fiction collective (toxique) qui nous anime inlassablement (pages 28-29, où l'on peut aussi voir que Charles Yu se déclare à bon droit, page 137, "très intéressé par la forme") :

"Nous sommes sur un système de conception humaine, un divertissement, un moyen de transport. Imaginé par nos meilleurs esprits, assemblé par nos meilleures mains, et constamment amélioré par notre innovation et notre créativité. Il n'y a aucune raison de croire que nous allons atteindre un point culminant, que nous allons devoir convertir toute cette élévation et cette énergie potentielle en vitesse et en énergie cinétique, que ce que nous stockons en thermodynamique doive être rendu, remboursé comme une dette entropique ou économique."


Cette illusoire course en avant (vers "l'effondrement", pages 12 ou 13), ou comme le dira Systèmes cette "pression" à "produire plus" (page 73), on la retrouve également dans Fable, où Charles Yu en dénonce plus frontalement me semble-t-il la toxicité (déjà, le personnage principal est chez sa thérapeute), du moins tant qu'on en a pas pris conscience, et qu'on ne s'est pas demandé (page 118) :

"Pourquoi courons-nous ? Nous sommes dans notre propre histoire. Nous ne sommes pas obligés de courir."


Grâce au "monde perdu" (celui de la Terre originelle, devenue inhabitable) qu'elle découvre à la fin de Seule sur Terre, et peut-être aussi grâce à cette famille monoparentale (masculine) qui reflète la sienne (féminine), Jane aura une semblable prise de conscience, et s'interrogera sur note capacité à nous leurrer nous-même, et à ainsi passer à côté de notre vie, comme elle a failli le faire (pages 64-65) :

"Personne n'a besoin d'aide pour s'illusionner. Les gens sont très doués pour ça. Ils ne veulent pas en savoir plus que ce qu'ils veulent savoir. Ils ont appris, à un niveau pas tout à fait conscient, à éviter les endroits susceptibles de leur révéler la vérité – ils ont développé un sixième sens pour ne pas crever leur bulle. Pour perpétuer le rêve."


Crever la bulle, c'est précisément ce que Jane se résoudra à faire page 66 – et encore, la fiction de reconnaissance paternelle où elle était engluée n'est peut-être pas la pire de toutes, surtout comparée à la fiction de l'enfant-trophée où est enfermé le personnage de Fable ; voyez dans cet extrait (page 103) combien ce qu'il regrette d'avance n'est rien d'autre qu'une histoire attendue, qu'on lui a vendue sans même qu'il s'en rende compte :

"A l'horizon, l'avocat-forgeron voyait de longues années de thérapies, d'écoles spécialisées, d'aidants. Pas de goûters d'anniversaire. Pas de camarades qui viennent jouer à la maison. Pas d'amis. Pas de parties de base-ball avec son fils."


En exigeant de lui qu'il "règle un certain nombre de trucs en racontant une histoire sur ces trucs" (page 87), sa thérapeute va le pousser, au fil de l'histoire, à se défaire du moule fictionnel commun (eugéniste sans le dire, puisque un enfant différent est vu avant tout comme un fardeau) pour trouver le sien propre (et au passage, prononcer enfin le prénom de sa femme, page 118), seule solution pour ne pas faire de sa vie un champ de ruines (pages 116-117) :

"L'homme comprit alors ce qu'il avait fait. Il avait essayé d'ignorer l'histoire. Sa femme et lui avaient essayé de continuer leurs vies, sans se parler et sans réfléchir. Mais l'histoire n'était jamais partie. La négligence et le passage du temps avaient fait leur ouvrage : pendant que l'homme ne regardait pas, son monde s'était écroulé."


Evidemment, les parcours de Jane dans Seule sur Terre et du narrateur de Fable, s'ils représentent indubitablement une forme d'espoir, sont aussi, peut-être, des exceptions qui ne suffisent pas à tempérer le constat d'aliénation généralisée fait par Charles Yu (pages 41-42, avec cette fois-ci une boucle plutôt qu'une bulle, mais c'est la même idée) :

"Nous n'avons plus de place pour les rêves, ni même pour les sentiments, sauf ceux fabriqués par les gens qui nous ont recherche-marketés, qui ont vu nos historiques de navigation privés, connaissent la part sombre de nos coeurs et de nos âmes, savent ce que nous voulons au fond de nous-mêmes, tous ces sentiments calibrés pour être émotionnellement nourrissants, ou du moins roboratifs, alimentation psychosociale empirique à forte densité calorique répartie dans nos mangeoires, constitutive de notre corps collectif, de sorte que nous sommes ce que nous consommons et que nous consommons ce que nous sommes, de sorte que nous sommes une boucle fermée, serrée et parfaite."


Reste qu'il est toujours possible, tel le héros du Truman Show de Weir, auquel on pense parfois en lisant Seule sur Terre, de s'évader de cet "environnement mental collectif" (page 40), cet immense parc à thème dans lequel les puissants de ce monde nous enferment – et cela seul suffit à faire de ce petit recueil de Charles Yu une lecture salutaire, une escarmouche de plus dans cette bataille des imaginaires dont je parlais à propos de Philofictions (oui, ma lecture de Seule sur Terre est légèrement différente de celle du Nocher des livres).



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