dimanche 16 février 2025

Le menteur et la sainte

Poisson poison de Ned Beauman


Et si une extermination pire que l'Holocauste se déroulait, là, tout de suite, maintenant, sous nos yeux, sans que nous nous en soucions le moins du monde ?


C'est ce qu'essaye d'expliquer Karin Resaint à Mark Halyard page 171 de Poisson poison (ouvrage lu en service de presse) – et le tableau qu'elle dresse n'a rien à envier à l'Enfer de Dante (page 142, avec peu ou prou la même organisation géographique) :

"Si on traçait en esprit des cercles concentriques de culpabilité dans l'extinction du bruant, il y aurait au milieu les dirigeants de Kalynove qui poussaient à passer à la nouvelle souche de tournesols génétiquement modifiés même une fois informés par les modèles de population des extinctions que cela provoquerait ; viendrait ensuite tout l'appareil des employés, sous-traitants et investisseurs de Kalynove qui rendaient cela possible ; un cercle un peu plus extérieur accueillerait tous les gens ayant un jour mangé un repas cuit avec de l'huile de tournesol produite par une des usines de trituration de Kalynove ; et un encore plus extérieur contiendrait quiconque dont l'empreinte carbone et la consommation des ressources avaient contribué au changement climatique rapide et à la perte d'habitat responsable de la grande précarité de la population de bruants."


Pire, dans le monde décrit par Ned Beauman (extrapolation très plausible du nôtre, sur le modèle de l'archéologie préventive ou des quotas carbone, comme le remarquent d'ailleurs Feyd Rautha, Gromovar, Hubert Prolongeau ou le Nocher des livres) il y a désormais des gens dont l'extinction est le métier, plus précisément des gens (comme Mark Halyard) chargés par les grands groupes de compenser financièrement les pertes irrémédiables prévues par les scientifiques (comme Karin Resaint, la Suissesse évoquée ici, page 37) :

"Aujourd'hui, une entreprise comme Brahmasamudram Mining qui se proposait d'éliminer une espèce de la surface de la Terre n'avait en gros qu'à remettre un bon. Un bon qu'on appelait crédit d'extinction. Il permettait d'acquérir le droit d'éradiquer n'importe quelle espèce sur terre... sauf si elle était certifiée "intelligente" par des experts en cognition animale comme cette Suisse à bord du Varuna. En pareil cas, il fallait dépenser non pas un, mais treize de ces crédits, un chiffre qui n'avait pas la moindre signification superstitieuse ou métaphysique, mais résultait plutôt, comme chacun des détails de cette réglementation, de conflits lors de la naissance de la Commission mondiale sur l'extinction des espèces."


Il est facile de comprendre, dans ces conditions (mais celles de notre présent conduisent sensiblement à la même conclusion), pourquoi Karin Resaint peut penser (page 321) :

"Le meurtre des animaux était un énorme projet collaboratif, peut-être le projet fondamental des humains, comme une campagne de charité ou un effort de guerre où chacun apporte sa petite contribution."


Mais ne suis-je pas en train de prendre trop au sérieux les convictions d'une femme qui n'est, au fond, qu'un personnage de fiction dans un roman, et un roman reprenant, de surcroît, certains des codes du récit humoristique, comme les comparaisons incongrues (on en trouvera une ou deux dans les citations qui émaillent cette chronique) ?


Certes, on sourit parfois dans Poisson poison, mais de la même façon dont on rit, dans le To be or not to be de Lubitsch (film de 1942, soit dit en passant), à des répliques comme "so, they call me Concentration Camp Ehrhardt " ; à d'autres moment, comme Harlan Ellison (à qui le dernier Bifrost consacre un dossier, soit dit en passant bis), on a plutôt l'impression d'avoir besoin de crier, mais d'être privé.e de bouche.


En fait, plutôt qu'humoristique stricto sensu (et je ne suis pas le premier à le remarquer, voir la chronique de Sébastien Omont), Poisson poison est clairement un roman picaresque, au sens premier du terme : l'histoire des tribulations d'un mauvais garçon, un picaro, avide de s'enrichir (Mark Halyard, dont le nom contient phonétiquement "liar", soit "menteur" en anglais), à travers plusieurs strates de la société, dont l'auteur fait la satire – la réserve naturelle de Sanctuary North, le camp pour "travailleurs invités" de Tinkanen, la cité flottante de Surface Wave, le sud-ouest privatisé du Royaume-Ermite (surnom du Royaume-Uni isolationniste), avec à chaque fois un degré supplémentaire de franchi dans le délire futuriste.


La spécificité de Poisson poison, c'est qu'exactement comme dans ces westerns qui flanquent le cow-boy d'une nonne pour le pur plaisir du contraste (Sierra torride de Don Siegel), Mark Halyard est accompagné dans son périple de Karine Resaint, dont le nom ("saint") en dit long sur la fonction, comme l'a remarqué avant moi Paul DiFilippo dans Locus (Gromovar préfère lui décrire le duo au centre de l'histoire comme "le salaud et la dingo" plutôt que "le menteur et la sainte", mais c'est la même idée).


Ned Bauman ne cesse d'ailleurs de souligner, par de petites notations (le "sacrement" de la page 13) ou par des réflexions plus frontales (ici page 316-317) combien la quête de "mortification finale" (page 175) de Karin Resaint a un je ne sais quoi de religieux sans l'être :

"Halyard était complaisant, tout comme elle l'avait été avant de connaître Adelognathus marginatum. Mais elle estimait désormais qu'un être humain devrait trouver dans sa relation avec les animaux autant de torture et de paradoxe que le plus exalté des catholiques en trouvait dans sa relation avec Dieu (très tolérant lui aussi avec les conversations à sens unique)."


Resaint a du reste vécu une véritable "épiphanie" (page 138), mais toute profane (du genre qu'on peut rencontrer dans les romans d'Emilie Querbalec, qui a donc fort logiquement apprécié Poisson poison), en contemplant la larve de la guêpe parasitoïde (imaginaire) citée plus haut et en s'étonnant que l'évolution ait pu en accoucher (page 137) :

"Malgré tout, ce bordel avait abouti à Adelognathus marginatum, capable de contrôler l'esprit d'une araignée à l'aide d'hormones contrefaites pour que le meilleur de l'oeuvre de celle-ci profite à une larve qui venait de boire sa force vitale comme un smoothie. La matière inerte avait trouvé le moyen de s'organiser en quelque chose d'aussi alambiquée, d'aussi délicat, fantasque et cruel. Que, quelque part dans l'espace, la dérive de fragments d'astéroïdes éparpillés parvienne à leur faire former un tétraèdre parfait d'une largeur de mille kilomètres ne serait pas un plus grand miracle."


Cette dernière comparaison vous aura sans doute permis de comprendre où je veux en venir (sur les traces de Ned Beauman) : l'évolution et ses longues échelles de temps (ainsi par contrecoup l'extinction qui l'annule en un clignement d'oeil) ne peuvent que susciter en nous cette "impression de sublime" (page 143) qui est (j'en parlais encore tout récemment à propos de Derrière le grillage, je radote je sais) une des modalités esthétiques de la science-fiction (suivant Istvan-Csicsery-Ronay).


Dit autrement, l'extinction de masse détruit (avec l'altérité qui est un autre fondamental de la science-fiction suivant Jean-Marc Gouanvic) la possibilité même de s'émerveiller, aka le sense of wonder, donc ce qui nous constitue esthétiquement en tant qu'être humain (page 143) :

"La diversité de la vie sur terre était (pour ce qu'on en savait) ce qu'il existait de plus majestueux dans l'univers, et les humains étaient (pour ce qu'on en savait) les seuls êtres vivants capables d'apprécier cette majesté, ce qui ne les empêchait pas pour autant de la fouler aux pieds jusqu'à provoquer sa disparition, non pas délibérément, mais par insouciance, par la bande, sans rien laisser derrière eux sinon quelques scans et échantillons que personne ne regarderait jamais."


Je l'ai dit en tout début de chronique, la responsabilité de cette extermination est passablement diluée entre divers cercles de la société (c'est d'ailleurs ce qui fait son efficacité, exactement comme pour la Shoah) ; mais Poisson poison étant un roman picaresque (comme je l'ai dit en cours de chronique ce coup-ci), il nous fait parcourir ces diverses strates l'une après l'autre, jusqu'à trouver celle dont la culpabilité est indubitable.


Ned Bauman nous donne donc un aperçu mordant de la classe d'ultra-riches qui profite en dernier ressort de l'extinction, à travers notamment le personnage de Ferenc Barka, sorte d'Elon Musk complètement ravagé du bulbe [je pense comme vous et le Nocher des Livres que cette dernière expression est un pléonasme, mais il me faut bien prémunir ce blog contre toutes poursuites judiciaires] – les IA qu'il a créées s'appellent d'ailleurs X3 ou X5 (page 351, ce qui fait aussi penser au comte de Champignac dans Spirou et Fantasio).


Sans parler des actes (que je tairai pour ne pas trop déflorer l'intrigue), le discours (page 350) de ce Ferenc Barka (le boss de fin en quelque sorte) est typique tout à la fois de ce culte de l'augmentation et du développement personnel qui a pris dans l'esprit des techno-caïds la place qu'occupe le sense of wonder dans le cerveau de Resaint, mais aussi de cette arrogance mégalomaniaque (cette hubris) qui prend faussement le masque de la modestie :

"J'ai déjà accompli tout ce que je pouvais vouloir de conventionnel. Désormais, vivre des choses plus profondes m'intéresse davantage. Et c'est une leçon d'humilité de se rendre compte que j'aurai sur la topologie informationnelle de l'univers un impact supérieur à celui de n'importe qui avant moi."


On retrouve ici une figure science-fictive bien connue, celle du savant fou, opposé à cette "savante raisonnable" (ou du moins un peu moins "folle") que serait Karin Resaint – mais Poisson poison offre bien d'autres avatars de techniciens ou de scientifiques plus ou moins décalés, comme Sanny Warkentin (l'assistant d'Halyard et de Resaint sur la fin de leur périple), Kazu Horikawa (l'ichtyologue qui a étudié Cyclopterus venenatus avant Resaint) ou Sélim, dont les doutes sur l'utilité de la conservation sont le reflet inversé (et poignant) des convictions de Resaint (page 242) :

"A quoi servait tout cela ? Ne s'agissait-il pas en effet d'un rituel vide, d'une performance artistique sans public ? N'était-ce rien d'autre qu'une agitation solipsiste, une activité circulaire du type qu'on imaginerait pour occuper une personne surnuméraire ? N'était-il pas même difficile d'imaginer une vocation ayant moins de raison d'être ?"


J'ai beaucoup insisté jusqu'à présent sur l'aspect philofictif de l'oeuvre, comme dirait Ariel Kyrou, mais cette dernière citation devrait vous avoir montré j'espère que les personnages de Poisson poison sont loin d'être de purs concepts (contrairement à ce que laissent sous-entendre Anne-Charlotte Mariette ou Céline Danaé).


En fait (comme le soulignent d'ailleurs Feyd Rautha ou Gromovar), une partie du plaisir qu'on prend à la lecture de Poisson poison tient à la relation (amicale) qui s'instaure entre ces deux personnages aussi dissemblables que sont Halyard et Resaint, le menteur et la sainte donc (page 259) :

"Tu ne peux donc pas être content pour [lui/elle/eux] ?" lui avait-on demandé par le passé alors qu'il venait d'avouer une jalousie ou une amertume profondes, mais la plupart du temps, l'idée même – être content pour – lui paraissait une escroquerie inventée en collant une préposition à un endroit où elle n'avait aucune raison logique de se trouver. Là, toutefois, il se sentait vraiment heureux pour Resaint, qui allait retrouver ce qu'elle avait de plus précieux au monde."


Sous son apparence relâchée (du fait de sa structure picaresque), l'intrigue est en fait tout aussi construite que les personnages, avec un certain nombre d'effets de setup-payoff (j'en ai déjà mentionné un sans en avoir l'air, je vous laisse trouver lequel) et une alternance quasi-parfaite (à la troisième personne) des points de vue de Resaint (chapitres impairs et deuxième épilogue) et Halyard (chapitre pairs et premier épilogue).


Même quand Ned Beauman recourt à sa version du scénarium, le kaptcha, une maladie fongique qui déjoue la reconnaissance faciale, un peu à l'inverse du test automatisé homonyme donc (le fameux CAPTCHA), non seulement son usage est parfaitement intégré au texte (le kaptcha explique à lui seul l'existence du camp de Tinkanen), mais en plus il participe de ce sense of wonder cher à Resaint (page 160) :

"Comme la résistance aux antibiotiques, le kaptcha était un remarquable exemple de la manière d'agir de l'évolution. Toute souche que les caméras détectaient était éradiquée, toute souche qu'elles ne détectaient pas se développait et se reproduisait. Si bien qu'au moins deux millions de têtes de bétail finlandais portaient désormais un masque de fongus."


Si ce type de mutation est bien trop lent pour fournir à la nature une arme efficace contre l'extinction, il offre en tout cas une métaphore parfaite de ce qu'est Poisson poison : un roman dont les mots vous infectent et vous laissent des cicatrices qui vous feront (peut-être) échapper à l'emprise technologique – ou si vous préférez, un texte dont la piqûre peut se révéler aussi douloureuse que celle du lompe venimeux, le poisson imaginaire au centre du roman (mais pas de cette chronique)...




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