Une cosmologie de monstres de Shaun Hamill
Tare ou malédiction ?
Avant de vous parler (dans une chronique à venir) de son dernier roman, La Dissonance, petit retour, grâce à la gentillesse de Gilles Dumay, sur le premier roman de Shaun Hamill, Une cosmologie de monstres (ouvrage donc lu en service de presse).
Dans un entretien où il faisait le bilan des débuts d'Albin Michel Imaginaire (collection décidément indispensable), Gilles Dumay pointait les deux aspects les plus évidents du roman, un récit fantastique post-lovecraftien (aspect très bien décortiqué par Gromovar) et une chronique familiale (à la John Irving ou Philip Roth) s'étendant sur (plus ou moins) 45 ans (et qui est surtout une "chronique de la douleur", suivant Nicolas Winter).
Ce que Gilles Dumay ne disait pas, c'est à quel point ces deux éléments sont indissolublement liés dans Une cosmologie de monstres – ce que je vais tenter d'expliciter en entame de recension, en partant de la remarque faite (page 358) au narrateur par un personnage secondaire :
"C'est tout de même curieux que l'histoire de ta famille et celle de ces créatures soient si intimement mêlées."
Suivant Joël Malrieu, qui s'appuie pour ce point d'histoire sur Michel Foucault et François Jacob, le genre fantastique a en effet prospéré (au XIXe siècle) sur une double découverte scientifique, qui a contribué à effacer les frontières – donc à instaurer une continuité – entre raison et folie ou entre humain et monstre – mais aussi entre réalité et imaginaire ou encore, dans le fantastique moderne, entre bien et mal (je reviendrai bien sûr sur ces dichotomies, toutes exploitées dans Une cosmologie de monstres).
Dit autrement, ce qu'on pensait être jadis le fruit d'une malédiction divine (interprétation d'ailleurs présente dans Une cosmologie de monstres, notamment sous la forme de l'attraction Inferno des pages 259-267) n'est plus, pour la science moderne, qu'une affaire de génétique, donc de pur hasard – et absolument rien ne nous sépare de la folie ou de la monstruosité, perspective inquiétante à laquelle doit faire face tout protagoniste fantastique qui se respecte (c'est la "ténébreuse révélation" de la page 27).
Une "famille en désintégration" (page 94) est donc a priori le cadre idéal pour faire advenir cette porosité constitutive du genre fantastique, en remontant à la grand-mère du narrateur, une "schizophrène paranoïde" (page 358) – ou une personne trop lucide pour son propre bien (sa brève apparition dans le récit, pages 83-86, suffit néanmoins à en faire un personnage secondaire important, et pas seulement parce que la schizophrénie n'y est pas caricaturée ; de façon générale, les personnages de Shaun Hamill sont très soignés, dans tous les sens du terme).
Evidemment, comme souvent dans le genre fantastique (suivant ce coup-ci Jacques Finné), la piste médicale, contrairement à la piste surnaturelle, est l'alternative la moins crédible de la "fausse double explication" (technique narrative qu'avec Bernard Quiriny et, indirectement, Pascal Malosse, je suis le seul à mentionner sur le net, ce qui fournit accessoirement une excellente façon de tester l'efficacité d'un moteur de recherches).
Ainsi, quand la mère du narrateur croit enfin trouver (page 107) une explication plausible au comportement erratique de son mari (sur lequel je vais revenir), nous savons d'entrée qu'elle se trompe, et que la vérité est beaucoup moins simple (je reviendrai plus loin sur cette façon dont Shaun Hamill nous donne toujours un coup d'avance) :
"Tout s'expliquait. L'argent envolé. Le comportement délirant, les cris, les coups, la cruauté. La maison hantée, la détermination fanatique à ce que le résultat soit parfait, quoi qu'il en coûte."
Autre avantage (majeur) du format de la chronique familiale : il permet, sans l'affadir, de fragmenter entre différentes strates temporelles le vertige fantastique, qui supporte en général mal la longueur, et donc de construire un roman (brillant) plutôt qu'une nouvelle (j'ai déjà parlé de cette stratégie narrative à propos d'Après toi les ténèbres ; une alternative serait de multiplier les points de vue, ce qui est un peu le cas ici, mais c'est surtout La Dissonance qui exploitera ce procédé, de ce que j'en ai vu pour l'instant).
Concrètement, Une cosmologie de monstres se divise en sept parties :
– nommées d'après des oeuvres de Lovecraft (je reparle tout de suite de cet aspect auto-réflexif du fantastique de Shaun Hamill) ;
– correspondant à autant de temporalités (1968, 1982, 1989, 1999, 2002, 2013 et, du moins pour la principale scène de fin, 2014), souvent marquées grâce à du name-dropping (voir par exemple le "Commodore 64" de la page 66 ou le "Paxil" de la page 189, produits datant respectivement de 1982 et 1992) ;
– racontées rétrospectivement par un seul et même narrateur, Noah, qui n'était pourtant pas né lors des deux premières) ;
– suivies d'un texte de transition, de nature triple, soit (à cinq reprises) extrait d'un scénario centré à chaque fois sur un membre différent de la famille (nous découvrirons qui les a écrits page 365), soit lettre d'adieu d'Eunice (aucun spoiler ici, l'ouverture du roman nous apprend qu'elle en a rédigé une quantité considérable) soit film adoptant le point de vue du monstre (donc cassant la dichotomie bien / mal).
Chacune de ses parties nous offre une facette différente du concept fantastique d'ensemble, brisant au passage (j'y reviendrai) la progression attendue des événements ; par commodité, je suivrai peu ou prou ces métamorphoses successives, en essayant bien sûr de ne pas déflorer l'intrigue, afin de rendre compte notamment des dichotomies réalité / fiction et bien / mal (toutes deux doublées de humanité / monstruosité).
Réalité ou fiction ?
Peut-on écrire en 2019 un roman fantastique en ignorant royalement la littérature fantastique accumulée depuis près de 2 siècles, et surtout la place prépondérante (autant culturelle qu'économique) qu'elle a prise dans notre réalité ?
Dans cet entretien comme dans son roman, Shaun Hamill répond bien évidemment "non" à cette question, et nous montre, dès la première partie d'Une cosmologie de monstres, le père du narrateur offrir du Lovecraft à la femme qu'il tente de séduire (page 26, avec selon moi une allusion, délibérément anachronique, à un recueil de 1969 et surtout à une couverture de John Holmes, qui date seulement de 1973, pas de 1968) :
"Le nom de l'auteur et le titre apparaissaient en blanc sur fond noir ; sur la couverture, des insectes rouges sortaient en masse du front d'un homme fendu en son milieu, depuis l'emplacement où aurait dû se trouver son cerveau."
Autant cette pratique n'est pas choquante dans la vie réelle (ici, spéciale dédicace à l'amie qui a entamé une relation en offrant les Murder Ballads de Nick Cave), autant nous devinons, dans le monde d'Une cosmologie de monstres, que ce n'est pas une bonne idée, et que la fiction de Lovecraft va fatalement infuser dans la réalité...
(Au passage, notez que le contenu de ce recueil de nouvelles, dans lequel, page 34, Shaun Hamill place à tort, mais sans doute délibérément là aussi, "Le Molosse", renvoie plutôt au Lovecraft "fantastique" qu'au Lovecraft "chtulhuesque", manière sans doute pour Shaun Hamill de suggérer qu'il est plus intéressé par le genre en général que par l'auteur en particulier.)
Sans surprise (pour nous), des visions – ou des hallucinations – semblent aussitôt découler de ce don en apparence anodin (page 30, où Shaun Hamill utilise pour la première fois dans le livre la couleur emblématique d'Halloween comme marqueur de l'autre monde ; louons Aurélien Police pour avoir respecté ce chromatisme dans sa couverture, que je trouve personnellement très en phase avec l'oeuvre, contrairement à Apophis ou au Chien critique) :
"Se détournant de lui, elle vit de nouveau quelque chose dehors, de son côté de la voiture cette fois. Des yeux orange brillaient à travers la vitre ; ils appartenaient à une grande silhouette voûtée."
De façon similaire, cette première partie voit aussi l'apparition d'un autre type de représentation fantastique (au sens théâtral du terme ce coup-ci), les attractions, qui seront un des fils rouges de l'oeuvre (dans la lignée de La Foire aux ténèbres de Bradbury, du Joyland de King ou du Christmasland de Hill dans Nos4a2, je reviendrai plus loin sur cette dernière référence) :
– la Maison de la Peur (inspirée de La Famille Addams) dans la première partie ;
– la Tombe dans la deuxième ;
– Promenade au coeur des ténèbres dans les parties 3, 4 et 5 ;
– le Manoir des zombies dans la sixième partie ;
– mais aussi Inferno, le Bain de Sang et le Manoir de l'Effroi dans la cinquième partie.
(Il faudrait sans doute ajouter à cette liste le magasin de comics et de pulps Chair de poule des parties 3 et 4, qui souligne lui aussi l'aspect économique de la culture fantastique ; mais les attractions sont bien plus importante sur le plan symbolique, j'en parle tout de suite.)
Bien malin qui pourrait dire si ces diverses constructions sont autant de pièges destinés à emprisonner le Minotaure, ou au contraire des temples érigés à sa gloire sanglante – une ambiguïté (une de plus) tangible dès la deuxième partie, quand le père du narrateur imagine une attraction (temporaire) pour faire pendant à (nous le devinons) la Cité onirique nommée dans l'appendice à la première partie (page 58) :
"Elle posa une main sur son bras.
"Elle m'a vu, dit-il. Elle est sur ma piste." Ces mots, prononcés clairement, mais sans inflexion, donnèrent à Margaret la chair de poule.
"Pourquoi ne pas rentrer ? proposa-t-elle.
– Un labyrinthe", ajouta-t-il."
Notez au passage que cet écho à l'antiquité grecque (manière de suggérer, à la mode lovecraftienne, que l'histoire de la Cité se répète depuis la nuit des temps) sera pleinement assumé par Shaun Hamill page 188 (quatrième partie), où Noah, alors âgé de 16 ans, se décrit ainsi lors d'une de ses expériences extraordinaires (je reste flou à dessein) :
"Pour lutter contre la panique naissante, je m'imaginai en figure mythologique ; j'étais Dédale, qui échappe à son île-prison de Crète sur ses ailes de plume et de cire, les bras écartés, la tête dressée, se découpant contre la lune."
Bien ou mal ?
Ce dernier extrait m'offre une transition toute trouvée vers la dichotomie bien / mal ; l'arrivée de Noah au premier plan de la narration (après deux parties où il adopte après coup le point de vue de sa mère) va en effet infléchir quelque peu la nature du fantastique mis en oeuvre par Shaun Hamill, en raison précisément de son choix d'adopter le point de vue enfantin de Noah (qui a 6 ans dans la troisième partie).
Suivant Joël Malrieu, un enfant ne serait pas a priori un bon personnage fantastique, en raison de sa propension (remarquée par exemple dans Le Tour d'écrou de James, raconté du point de vue d'une gouvernante) à considérer d'emblée un phénomène fantastique comme allant de soi, et à l'intégrer dans son univers ludique sans ressentir de rupture particulière (on est alors plus dans le réalisme magique ou le weird que dans le fantastique, comme le remarquent du reste Apophis ou Feyd Rautha).
Toutefois, cette facilité à intégrer les continuités (entre monstruosité et humanité, voire entre mal et bien) fait précisément d'un enfant comme Noah un vecteur intéressant du vertige fantastique, surtout une fois passées deux parties où nous avons été mis en garde contre les créatures de la Cité (et entamée une troisième où Eunice lit à son frère La Quête onirique de Kadath l'inconnue).
Exactement comme avec le livre de Lovecraft offert par son père à sa mère, nous voyons les red flags (ou plutôt les drapeaux oranges) là où Noah ne les perçoit pas (et nous nous trompons peut-être, du moins en partie) ; en nous donnant ainsi un coup d'avance sur les personnages (pas seulement Noah d'ailleurs), Shaun Hamill nous fait directement ressentir les forces surnaturelles à l'oeuvre derrière des incidents en apparence anodins, comme ici (page 133, notez l'usage de la couleur comme signal) :
"Un geyser de lumière orange vif jailli du capot l'interrompit au beau milieu de sa phrase. Une nouvelle vague de chaleur étouffante envahit la voiture."
Quoi qu'il en soit, grâce à l'usage de ce point de vue enfantin, Une cosmologie de monstres rejoint les oeuvres fantastiques abdiquant tout manichéisme, telles que Le Corps exquis de Poppy Z. Brite et surtout Laisse-moi entrer de John Ajvide Lindqvist, roman auquel Shaun Hamill me semble clairement faire allusion, voir par exemple page 152 (autre bon exemple de red flag que manque Noah) :
"La créature griffonna un nouveau message à la craie ; je braquai ma lampe sur le sol pour le lire : ENTRER ?"
La quatrième partie semble pourtant renouer avec le manichéisme, en mettant en scène une confrontation avec un (apparent) méchant digne de Nos4a2 (la référence à Joe Hill est claire me semble-t-il) ; Noah y reçoit même (page 240) ce type de marque qui, selon Patrice Lajoye, distingue dans la mythologie les dieux célestes luttant contre les ténèbres (voir Le Geôlier de Florian Quittard pour une exploitation contemporaine de ce motif, avec un manichéisme assumé pour le coup).
Oui, mais... comme vous l'avez remarqué, cette quatrième partie, que n'importe quel autre auteur se serait arrangé pour placer (banalement) à la fin, est loin d'être la dernière de l'oeuvre, qui va creuser toujours plus avant dans l'ambiguïté, et confirmer ce que Noah dira (avec Shaun Hamill ?) page 390 (septième partie) :
"Après tout, je me suis toujours senti plus à l'aise dans mon costume de monstre que dans ma propre peau. Je n'ai jamais été un protecteur, ou un héros, mais un créateur, qui cultive et récolte la peur."
Ce refus de brandir l'étendard du bien contre le mal (sans doute lié au fait que Noah se voit, page 312, comme "un Peter Pan du XXIe siècle", donc un éternel enfant, à l'aise dans l'ambiguïté) débouche naturellement sur l'évitement délibéré de tout duel final (que la quatrième partie pouvait nous faire, à tort, espérer).
A la place, exactement comme dans la bande dessinée Friday (dont j'ai chroniqué le tome 1 et le tome 2 ici-même), nous avons droit à un "marché" (page 377), dont je vous laisse bien sûr découvrir les termes – Une cosmologie de monstres choisit donc délibérément une courbe d'intrigue atypique, et c'est bien ce qui fait son intérêt.
Si ce premier roman de Shaun Hamill est clairement l'un des romans fantastiques contemporains les plus intéressants qui soient (au même titre que La Fille qui se noie, autre proposition éditoriale majeure due à Gilles Dumay), c'est justement (comme l'ont remarqué avant moi Gromovar ou Nicolas Winter) parce qu'il écarte délibérément certains des attendus du genre (comme le climax) pour mieux renouer avec ses racines profondes (l'abolition des dichotomies, une idée quasiment révolutionnaire dans un monde qui ne connaît plus la nuance).
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