samedi 4 novembre 2023

Voulez-vous entrer dans la danse ?

La Fille qui se noie de Caitlin R. Kiernan


Perception


"Voulez-vous entrer dans la danse ?"


Cette question, reprise page 205 de La Fille qui se noie (ouvrage lu en service de presse), figure originellement dans un poème de Lewis Carroll, qui la place dans la bouche (si j'ose dire) d'un merlan invitant un escargot au "Quadrille des homards" (le texte est cité dans la traduction de Jean-Pierre Berman, et c'est bien là le seul – et fort mince – reproche que je pourrais adresser à Benoît Domis, qui me semble par ailleurs faire de l'excellent travail : il aurait été beaucoup plus cohérent avec l'arithmomanie de l'héroïne de choisir l'adaptation qu'Aragon a fait de ce même texte, en vers de 8 + 8 = 16 syllabes, dans son Roman inachevé, page 102-103 de l'édition poche).


Certes, India Morgan Phelps, la narratrice (non fiable, dixit Feyd Rautha et Gromovar) de La Fille qui se noie, n'a rien d'un merlan (elle ressemblerait plutôt à une Alice neurodivergente égarée dans un monde neurotypique incompréhensible), et le lecteur ou la lectrice n'a rien d'un escargot (quoique) ; mais d'une certaine manière, c'est bien la question qu'elle nous pose, comme un défi d'entrer dans son monde – et cette question se double d'une autre, que formulera explicitement sa psychiatre page 357 ou 368 :

"Vous comprenez que vous ne saurez probablement jamais avec certitude ce qui s'est passé ?"


Comme dans tout récit fantastique qui se respecte (et La Fille qui se noie est clairement un des grands romans fantastiques de ce début de siècle), la narratrice avoue en effet d'emblée son impuissance à pleinement appréhender le phénomène auquel elle a été confrontée, tout en nous signifiant à mots voilés qu'elle seule est vraiment capable de bien parler du sujet, par exemple (page 27) :

"En fait, à ma grande surprise, je prends rapidement conscience que j'essaye de me raconter une histoire dans un langage que je suis d'obligée d'inventer au fur et à mesure."


Cette compétence de conteuse passe aussi par la distinction (héritée d'Ursula K. Le Guin, voir page 35) entre "les faits" et "la vérité" (on songe bien sûr au mentir-vrai d'Aragon) : les premiers ne peuvent parfois pas être établis avec certitude, mais la seconde peut toujours être saisie – le fantastique est le genre idéal pour de pareilles interrogations, comme le signale Joël Malrieu dans son (brillant) essai sur le sujet.


Cette problématique est plutôt portée d'ordinaire par des personnages masculins ; toujours suivant Joël Malrieu, quand le genre, par exception à la tradition en vigueur au XIXe, mettait en avant un personnage féminin, celui-ci était presque un phénomène fantastique lui-même, voir l'héroïne du Tour d'écrou d'Henry James ; le cinéma d'horreur moderne a d'ailleurs poursuivi cette tendance (de ce point de vue-là, il est symptomatique que Hideo Nakata, quand il a adapté Kôji Suzuki, ait choisi de féminiser le héros de Ring, un roman qui traite également de la hantise comme d'un virus).


Dans cette conception, que Caitlin R. Kiernan semble reprendre à son compte, la femme ou la "folle" sont, en raison d'une acuité de perception qui n'appartient qu'à elles, des cibles privilégiées pour le phénomène fantastique, tout comme le sont les érudits chez Lovecraft (La Fille qui se noie se déroule d'ailleurs à Providence, et India revendique, page 197, une parenté avec l'auteur ; par ailleurs, Caitlin R. Kiernan a également écrit une novella lovecraftienne très réussie, Les Agents de Dreamland).


Cette perception "privilégiée" et son revers, c'est ce que j'appelle l'esprit-fenêtre, un concept que la (superbe) couverture d'Aurélien Police illustre à merveille, et qu'India expose beaucoup mieux que moi page 27, en se souvenant sans doute d'une célèbre citation de Nietzsche :

"Le plus fâcheux, bien sûr, c'est que la plupart des fenêtres fonctionnent dans les deux sens. Si elles permettent de regarder dehors, tout ce qui passe devant peut également regarder dedans."


Autrement dit, la schizophrénie d'India (sur laquelle je reviendrai plus en détail dans la dernière partie de cette chronique) peut certes lui faire imaginer une hantise, mais d'authentiques fantômes peuvent fort bien venir à elles en raison de cette même schizophrénie, ou du moins elle peut être la seule à y être sensible (après tout, comme le soulignait Kris Vuklisevic dans un ouvrage de tonalité fort différente, Du thé pour les fantômes, les fêlures sont aussi une porte d'entrée pour la lumière ; voir aussi le film Babycall de Pal Sletaune pour une même exploitation simultanée de ces deux types de hantise, réelles et imaginaires pour le dire vite.)


Duplication


India nous signale d'ailleurs très vite que deux versions de la même histoire de fantôme cohabitent dans son esprit, "deux histoires parallèles et contradictoires" qui fonctionnent comme "une particule et une onde, la peste et le choléra" (page 100) ou comme deux "jumeaux malveillants" (page 294) – Tweedledum et Tweedledee ? c'est en tout cas un "paradoxe" (pages 229 ou 265) que n'aurait pas renié Lewis Carroll.


Si Eva Canning, le fantôme polymorphe d'India, est clairement une relecture de l'Eva Galli métamorphe de la Ghost Story de Peter Straub (auteur d'ailleurs cité à la fois en épigraphe et dans les remerciements de La Fille qui se noie), comme le prouve également la ressemblance phonétique entre Millville et Milburn, les histoires la concernant ne convergent donc pas toutes vers un même point focal, elles divergent au contraire – et cela suffit à assurer l'originalité de Caitlin R. Kiernan (ça et son style, beaucoup moins classique que celui de Straub).


Quoique India signale (page 121) que ses deux hantises "n'ont que mépris pour les cases bien ordonnées", elle les répartit tout de même en deux pôles bien distincts (du moins au début), autant sur le plan :

– chronologique (la première Eva a été rencontrée en juillet, et la seconde, en novembre, une répétition qui rappelle autant le Vertigo d'Hitchcock que le Lost Highway de Lynch ; à cette duplication s'ajoute celle entre le présent de la narration, datant de 2010, et le passé narré, datant lui de 2008, au point d'en arriver à une quasi-alternance des temporalités, et à une sorte de double fin dans les chapitres 9 et 10 ; oui, India n'aime pas "les récits linéaires", voir page 199) ;

– météorologique (conséquence évidente de la distinction précédente, il faisait chaud dans le premier cas, et froid dans le second) ;

– spatial (la première Eva a été rencontrée près de la Blackstone River, d'où son lien à l'eau, et la seconde, sur la Wolf Den Road ou sur la Valentine Road, d'où son lien à la fois à l'animalité et à la passion amoureuse) ;

– mythique (la première Eva est une sirène, et la deuxième, un loup-garou ; notez au passage que l'irruption d'un passé mythique dans un présent contemporain est à la fois une caractéristique du fantastique, d'après Joël Malrieu, et du grotesque, d'après Geoffrey Harpham, ce qui rapprocherait Caitlin R. Kiernan du Terry Gilliam de, mettons, Las Vegas Parano, voir Masters of the Grotesque de Schuy R. Weishaar) ;

– littéraire (chacun des mythes décrits ci-dessus a son conte de référence, "La petite Sirène" de Hans Christian Andersen dans le premier cas, "Le petit Chaperon rouge" de Charles Perrault dans le second ; par ailleurs, le roman est partagé en 3 parties à peu près égales, de 4, 4 et 2 chapitres plus les "Dernières pages", par deux nouvelles attribuées à India, "La Sirène de l'océan de béton" et "Le Sourire du loup-garou") ;

– pictural (chacun des mythes se déploie autour de l'oeuvre d'un peintre imaginaire, Philippe George Saltonsall et sa Fille qui se noie pour la sirène, et Albert Perrault et sa Fecunda Ratis, sans parler de ses Phases, pour le loup-garou) ;

– chromatique (India étant peintre elle-même, elle est très attentive aux couleurs, et sa narration est structurée par deux teintes complémentaires, le vert de l'eau et le rouge du chaperon, même si la première Eva porte déjà, page 118, "une longue robe rouge", à proximité il est vrai d'un "store en toile verte").


L'importance accordée à la peinture dans La Fille qui se noie est bien sûr significative, bien que les ekphrasis ne fonctionnent pas du tout ici comme dans Les Onze de Pierre Michon : plutôt que de s'articuler avec la linéarité de l'Histoire, dont elles auraient prélevé un moment significatif, les peintures imaginaires de Saltonsall ou de Perrault renvoient à un temps mythique, un "pays des rêves digne de William Blake", un "labyrinthe mnémotechnique, passé et présent indifférenciables" (page 319, exactement comme dans Vertigo, voir aussi la scène de la page 191).


Ce hors-temps que le phénomène fantastique va offrir au personnage, exauçant ainsi son voeu le plus cher, arrêter la course folle du temps, c'est un thème là encore typique du récit fantastique selon Joël Malrieu ; songez, pour prendre des exemples dans l'oeuvre de Mélanie Fazi (également traductrice des Agents de Dreamland), à l'Amérique intemporelle d'Arlis des forains, à l'intrigue quasi-circulaire des Trois pépins du fruit des morts ou encore à toutes les bulles temporelles où s'égarent les personnages de ses nouvelles, "Noeud cajun", "Jardin des silences" ou "Train de nuit" (le procédé se retrouve aussi chez la Justine Niogret de Vers le pays rouge).


India l'avoue d'ailleurs elle-même (page 171) en évoquant une scène de sa vie avec Abalyn (qui a donc, d'une certaine façon, déclenché l'arrivée d'Eva, même si la réalité est en fait bien plus complexe) :

"Je pense que ça a été une des meilleures journées que nous avons passées ensemble. Si je savais comment capturer et retenir des souvenirs de cette façon, je presserais ce moment entre des feuilles de papier paraffiné, comme un bouton de rose ou un trèfle à quatre feuilles. Malheureusement, je ne sais pas. Comment faire, je veux dire. Et les souvenirs s'effacent."


Comme dans un récit fantastique classique (toujours suivant Joël Malrieu), le phénomène Eva Canning est donc, au final, le reflet tout à la fois du besoin d'amour d'India ("Je t'aimerai d'un amour véritable, et je me moque que tu sois folle !" page 244) et de son aversion pour la perte, des sentiments universels (plus que la schizophrénie en tout cas) – d'où l'impact émotionnel que La Fille qui se noie a pu avoir sur Jack Barron ou sur Tachan.


Schizophrénie


Ma chronique pourrait fort bien s'arrêter là, en répétant que La Fille qui se noie est un grand roman fantastique, et en sus le parfait résumé des obsessions de Caitlin R. Kiernan, tel qu'iel les a exposées dans cet entretien avec Jeremy L. C. Jones ("la pression que le passé exerce sur le présent", "les rencontres avec l'Autre", "l'insignifiance de l'humanité", "le manque de fiabilité de la perception et de la cognition", "le genre", tout ce qui est susceptible de causer un "choc existentiel" quoi).


Oui, mais voilà : La Fille qui se noie est également (à mon sens) un grand roman sur un autre plan, qu'on pourra juger anecdotique, celui de la représentation des minorités (ici neurodivergentes), et tout particulièrement de la schizophrénie, si maltraitée dans la fiction (il y a heureusement des exceptions, et Feyd Rautha signale un roman qui en est certainement une autre à en juger par son incipit, le Stella Maris de Cormac McCarthy, grand écrivain s'il en est).


En fait, l'idée que la société se fait de la schizophrénie est tellement déformée que Dandelion a pu établir une véritable liste de clichés, répétés notamment de films en films ; or qu'il ou elle soit sensible ou non à la cause neurodivergente, donc à la représentation correcte de la schizophrénie, tout.e artiste se devrait d'éviter un tant soit peu les clichés, ne serait-ce que par souci d'originalité – et c'est précisément ce que fait Caitlin R. Kiernan, sans doute parce qu'iel connaît bien le sujet (dans un entretien avec Charlene Brusso, iel explique avoir reçu, entre autres étiquettes psychiatriques, celle de schizophrène.)


Un des clichés les plus répandus (je commence par lui du coup, je ne suis pas le même ordre que Dandelion donc) est la confusion, que ne fait bien sûr pas Caitlin Kiernan, entre la schizophrénie (la perte de contact avec la réalité, comme le dit l'étymologie du mot) et le trouble dissociatif de l'identité (le fait d'avoir plusieurs personnalités, pour le dire vite ; notez au passage que ce dernier trouble a engendré de nombreuses arnaques thérapeutiques).


Un autre cliché des plus courants, là aussi évité par Caitlin Kiernan, est qu'un schizophrène, en outre d'être toujours "un homme blanc cis dans la trentaine et tout mince" (dixit Dandelion), est fatalement, au choix, un tueur en série ou, beaucoup plus rare, un génie tel quel John Nash, plutôt qu'une personne ordinaire comme India, une femme dans la vingtaine, qui exprime du reste (page 75) son scepticisme sur le lien supposée entre "folie" et créativité (notez que la Geekosophe semble avoir oublié ce passage) :

"Je ne suis pas convaincue. Par cette théorie. Nous ne sommes ni doués ni extraordinaires. Nous sommes légèrement ou profondément brisés."


Ceci dit, comme je l'ai déjà relevé au cours de cette chronique, India est peintre et écrivaine ; mais cela lui permet avant tout d'avoir "quelque chose en dehors de sa maladie mentale / folie" (dixit Dandelion), autrement dit d'être un vrai personnage, qui n'est pas réduit, comme trop souvent, à sa condition de schizophrène – c'est bien parce qu'India a, comme le dit Dandelion, "des passions, des dégoûts, des émotions, des buts, des envies" qu'elle est aussi attachante (un qualificatif notamment employé par Blog-o-livre ou la Geekosophe).


Autre cliché, la réduction des manifestations de la schizophrénie aux hallucinations, alors que, comme le rappelle Dandelion :

"Tous les schizos n'ont pas d'hallus. [...] Certes, il y a des hallus… mais il y a aussi les délires (qui impactent la vision de son corps, de soi, des autres, du monde, son fonctionnement), il y a l'impact sur la mémoire, la perception du temps, il y a tout l'aspect handicap cognitif, il y a la gestion des émotions..."


De ce que j'ai dit dans les deux parties précédentes de ma chronique, vous déduirez sans peine que la plupart de ces aspects (notamment le temps, la mémoire, les émotions) se retrouvent dans La Fille qui se noie, dont le titre peut aussi s'interpréter de façon purement métaphorique : India Morgan Phelps, la fille qui se noie dans le flot de ses émotions, va finir par devenir (page 334) "la fille qui apprend à nager".


Une telle évolution "initiatique" est typique d'un récit fantastique (toujours d'après Joël Malrieu), mais c'est aussi une façon de tordre le cou à un autre cliché, celui qui veut qu'une histoire avec une "folle" finisse fatalement mal (non, je ne spoile pas vraiment en disant cela : vu qu'India nous raconte son histoire, on peut en conclure qu'elle a au moins survécu aux événements auxquels elle a été confrontée).


Par ailleurs, cette évolution ne doit rien à ce que Dandelion appelle un "super psy". Certes, dans La Fille qui se noie, qui se montre nuancé sur ce plan-là, la psychiatre d'India est relativement compatissante (ce qui n'est pas forcément courant) ; mais comme l'explique la page 205, elle a "failli étudier l'entomologie à l'universalité" (ce qui suggère qu'elle voit peut-être ses patients comme des insectes) ; elle a un peu trop tendance, par ailleurs, à voir l'hospitalisation et la médicamentation comme la solution à tous les problèmes (voir pages 207-208).


Les médicaments, sans lesquels un schizophrène ne pourrait soi-disant pas vivre, c'est un autre cliché relevé par Dandelion (iel aurait pu citer, à l'appui de ses dires, They live in my head, le webtoon tranche de vie de Weird0es, qui vit parfaitement avec ses hallucinations sans recourir à aucun traitement que ce soit).


Là aussi, le travail que fait Caitlin R. Kiernan sur ce cliché est tout en nuances, car si India suit bel et bien un traitement, et que son interruption semble aggraver ses crises (ou plutôt laisser se dérouler une crise déjà déclenchée), elle est également victime d'effets secondaires, trop souvent occultés dans la fiction (page 17, où India ironise également sur le principe des soins) :

"Pour autant que je sache, personne n'a jamais proposé de soigner la schizophrénie par le sexe. Mais au moins, quand je baise, je ne risque pas d'être constipée ou de voir mes mains trembler – merci, monsieur Risperdal – ni de prendre du poids, d'être fatiguée ou d'avoir de l'acné – merci, M. Dépakine."


Un dernier cliché pour la route ? L'absence de sanisme, aka de neurophobie, dans beaucoup de mondes fictionnels, mais pas dans celui de Caitlin R. Kiernan, où il aura, il est vrai, son aspect "ordinaire" (loin donc de la transphobie violente à laquelle Abalyn est confrontée, notamment de la part de ses parents, voir page 173) ; voyez la réaction du guide bénévole page 194, quand India l'interroge sur Eva, ou celle du chauffeur de bus page 271, après qu'India a parlé avec une femme lui ressemblant, autrement dit "dérangée" (page 270).


Tous ces détails vous paraîtront peut-être mineurs, mais réfléchissez : si La Fille qui se noie est un grand roman fantastique, capable d'intégrer la cohorte fournie "des mèmes, des contaminations de la pensée terriblement pernicieuses, des infections sociales" (page 25), n'est-ce pas aussi parce que Caitlin R. Kiernan offre une vision de la "folie" à la fois juste et radicalement à l'opposé de celle d'Hollywood ?




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