dimanche 4 mai 2025

Folîle

Le Geôlier de Florian Quittard


J'ai déjà parlé, à propos du Pacte de sang de Clément Bouhélier, de ces romans qui affichent ouvertement (et pour notre plus grand bonheur) leurs influences cinématographiques ; c'est clairement le cas du Geôlier de Florian Quittard (ouvrage lu en service de presse), même si l'influence remonte ici bien plus loin, aux serials de Louis Feuillade mettons (page 20) :

"C'est la faute aux pensée que Saul ressasse. Pour les chasser, il ferme les yeux, mais ses pensées s'affichent alors sur ses paupières comme un film projeté sur un écran. Un mauvais film, en noir & blanc. Le côté noir, c'est un homme mort, le crâne écrasé par des poings qui se sont effrayés eux-même. Le côté blanc, c'est un homme vivant, sauvé par un gardien ponctuel et reconnu comme tel."


Dans ce petit extrait du Geôlier, outre l'usage d'un présent de narration très cinématographique (même s'il m'évoque personnellement le style du Virgil Gheorghiu francophone, peut-être en raison d'un même penchant pour l'absurde bureaucratique), on voit que le noir et blanc des pellicules d'antan recouvre en fait le classique affrontement entre le mal et le bien – et que le destin de Saul s'enclenche précisément le jour où il brouille la distinction entre les deux.


Florian Quittard affiche donc d'entrée sa volonté de ressusciter l'opposition entre Protecteur et Persécuteur qui structurait les romans-feuilletons de jadis – pour nommer ces deux archétypes, j'emploie une appellation issue d'un vieux manuel scolaire, mais on retrouve son équivalent dans L'Empire caché de Francis Lacassin, dans les travaux plus récents de Marc Angenot, voire dans l'analyse (rapide mais juste) que Françoise Mallet-Joris faisait du roman populaire dans La Maison de papier.


Beaucoup d'indices textuels vont en ce sens :

– même si Saul est un des rares personnages à être nommés (des archétypes, vous dis-je), son nom (Geôlier) est celui de sa fonction au début du roman ;

– le prénom de Saul (celui de saint Paul avant sa conversion) autant que le "don" qu'il va se découvrir (pages 95, 130,131, 132, 134 ou 147) l'apparentent clairement à un prêtre, soulignant ainsi son aspect "messianique" (terme utilisé par François Mallet-Joris pour décrire la fonction du Protecteur) ;

– la boiterie de Saul l'inscrit dans la lignée de ces dieux célestes (par exemple Lug) empruntant l'apparence des anti-dieux (par exemple les Fomoires) pour mieux les combattre, suivant une analyse de Patrice Lajoye relisant la fameuse tripartition des fonctions mythiques de George Dumézil (dont je parle beaucoup ici) ;

– dès sa première apparition dans le roman, Saul est littéralement décrit comme un concept incarné ("de petite vie mais grand de corps, de faible beauté mais grand de coeur", page 11), ce que confirme son absence quasi-totale de souvenirs (exhibée pages 119 ou 195, la deuxième fois par le biais d'une réminiscence imprévue) ;

– face à Saul se dresse un être, d'abord inconnu, dont toutes les possessions sont marquées par une "empreinte de main rouge" (pages 49, 54, 64, 91 ou 183), évidente référence à l'organisation dirigée par Le Mystérieux Docteur Cornélius chez Gustave Le Rouge (je reviendrai bien sûr sur cet adversaire redoutable, le Docteur Redhand).


Notez également que les gadgets technologiques utilisés par les sbires du Persécuteur se caractérisent par ce détournement (très surréaliste) des fonctions premières d'un objet, où Francis Lacassin voyait (toujours dans L'Empire caché) un marqueur du roman-feuilleton (et donc du serial) de type Fantômas.


Pour ne pas vous priver de la découverte de toutes ces "machines célibataires" (suivant la fameuse appellation de Michel Carrouges), je me contenterai d'un exemple pris au début du roman, qui est également caractéristique de la façon dont Florian Quittard construit un espace délibérément expressionniste, tout en préparant (sans en avoir l'air) l'affrontement final (page 16) :

"Le cabanon aux mille yeux. Il l'appelle ainsi car les murs et le plafond ont bel et bien des yeux par dizaines, par centaines. Pas de vrais yeux bien sûr, mais des lentilles. Des spéciales. Voici pourquoi... Lorsqu'un nouveau détenu fait son entrée, le médecin de la prison le prend à part, le rassure et l'allonge sur un brancard rouillé. Il fait signe à Saul, qui sort de l'ombre et se penche sur le détenu pour l'immobiliser. Le poids du maton l'étourdit aussitôt, ce dont profite le médecin pour déposer sur chaque oeil du prisonnier une lentille de contact. Le geste est bref, sans douleur, mais à peine la lentille frôle-t-elle la cornée qu'elle y plante de minuscules crocs. C'est ça qui l'active."


Cet extrait (sous influence lointaine des Chroniques de Durdane et de leur torque explosif) rend déjà palpable autant le dévoiement de la science à des fins bassement utilitaires que l'inversion délibérée des valeurs humanistes, ces deux hérésies du Persécuteur contre lesquelles va s'élever le Protecteur (en dépit de son apparente collaboration initiale).


Sous la fable en apparence inactuelle couve ainsi (comme dans tout roman-feuilleton qui se respecte) une critique sociale, ici dirigée contre les outrances du "transhumanisme", invoqué page 120 ou 201 par le Persécuteur (page 69, discours du directeur de prison, anticipant celui du Docteur, et calquant celui de certains de nos responsables politiques les plus en vue) :

"On ne se limite plus aux simples notions de vie ou de mort aujourd'hui. On pense en termes de concentration des individus, d'occupation de l'espace. La question est désormais de savoir si un détenu prend trop de place, ou plutôt quelle doit être la place de tous ces "nourris-logés-blanchis" dans un si petit monde où des familles entières de travailleurs n'ont ni toit ni repas. L'incarcération devient alors une science qui emprunte à d'autres sciences."


Je vous laisse découvrir avec Saul (dans l'acte II du Geôlier, le plus long) la façon dont le Docteur a résolu (sur sa "folîle" digne du Bagne de feu de Pascal Malosse, page 121) cette problématique de la surpopulation carcérale ; je me contenterai de signaler (en vous invitant à ne pas cliquer si vous craignez les spoilers) qu'elle est sous influence évidente d'une nouvelle poesque de William Irish autant que d'une nouvelle onirique de Lovecraft (auquel on pense aussi en raison de l'ambiance très innsmouthienne de l'île), et qu'elle n'a rien à envier aux inventions macabres du protagoniste de La Mort est mon métier de Robert Merle.


Vous l'aurez sans doute deviné au vu de ces dernières références, sans parler de la façon dont j'ai décrit (sommairement) le couple Protecteur / Persécuteur : en dernier ressort, comme l'a bien vu Anne-Charlotte, le genre dans lequel s'inscrit Le Geôlier, c'est le gothique (tendance mécanique, tel qu'a pu le mettre en place Révéroni Saint-Cyr avec Pauliska ou la perversité moderne).


De fait, les archétypes mis en scène dans Le Geôlier par Florian Quittard sont clairement ceux qu'Istvan Csicsery-Ronay (dans son brillant essai The Seven Beauties of Science-Fiction) rattache au gothique, qu'il voit comme une version dévoyée de la technologiade, l'intrigue canonique de la science-fiction :

– la version dévoyée de l'Habile Homme (le héros ingénieux), c'est évidemment le Persécuteur (Dracula), qui prend souvent l'aspect du "savant fou", qualificatif d'ailleurs attribué au Docteur Redhand page 203 du Geôlier ;

– la version dévoyée du Texte-Outil utilisé par l'Habile Homme pour déchiffrer (et exploiter) le monde, ce sont évidemment les gadgets technologiques mortifères dont j'ai déjà parlé ;

– la version dévoyée des Serfs Volontaires (Renfield) au service de l'Habile Homme, ce sont autant le directeur de prison que le géant (Brutus) qui visite périodiquement l'île (d'ailleurs décrite comme un "labyrinthe" page 81, 86 ou 176), tel le Minotaure réclamant son tribut ;

– la version dévoyée du Corps Fertile, le territoire sur lequel l'Habile Homme exerce son talent, ce sont autant la prison (fief du directeur, vu dans les actes I et III) ou l'île (fief du géant, vu dans l'acte II) que le "repaire" (page 203) proprement dit du Docteur (vu dans l'acte III), qui est d'ailleurs ouvertement comparé à un "château" gothique (pages 156, 203 ou 207) ;

– la version dévoyée du Mage Obscur, l'adversaire de l'Habile Homme, c'est bien évidemment le Protecteur, ici Saul et son don irrationnel, sa seule aide face à la science du Docteur ;

– enfin, la version dévoyée de la Femme au Foyer, c'est la femme que sa liberté condamne à être la proie du Persécuteur ou de ses sbires, un rôle ici tenu par le personnage de Maud, dont je ne dirai rien de plus pour ne pas vous gâcher le plaisir de son arrivée inattendue dans l'histoire.


Notez que Florian Quittard convoque également l'ambiance (brumeuse, venteuse et pluvieuse) traditionnellement associée au gothique – mais c'est pour mieux la dissiper dans les (rares) moments où Saul entrevoit un peu d'espoir dans la trame de son destin (page 128, avec des allusions à des événements que je n'éluciderai bien sûr pas ici, pour ne pas trop déflorer l'intrigue) :

"Accoudé sur ses genoux, le cri de fou ne le quittant pas un instant, il contemple un spectacle rare par ici. Le brouillard sur l'eau se dissipe soudain. Même les nuages consentent à se retirer. Pas longtemps. Juste assez pour que le fossoyeur admire la mer à perte de vue et assiste à un événement unique. A l'horizon, le soleil en personne fait une brève apparition, inondant l'océan de ses rayons et caressant le visage ému de Saul. Il en est bouche bée. Mais très vite, les nuages reviennent en force, égaux à eux-même."


Oeuvre au noir digne d'un Philippe Foerster (dont le nom figure dans les remerciements, ce n'est sans doute pas un hasard), Le Geôlier de Florian Quittard réussit donc à merveille la gageure de remettre au goût du jour autant les intrigues manichéennes que les ambiances gothiques du roman-feuilleton – un peu comme Georges Franju revisitant brillamment le Judex de Louis Feuillade.





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