samedi 19 août 2023

Prisonnier d'un sillon interminable

Friday 1 d'Ed Brubaker & Marcos Martin (& Muntsa Vicente)


Qu'ils utilisent, dans la lignée de Jim Thompson et Raymond Chandler, les codes du roman noir tel quel (Criminal, Reckless), ou qu'ils les mélangent à d'autres genres, comme l'espionnage (Velvet), l'horreur (Fatale, Killed or be Killed) ou le western (Pulp), les univers bâtis par Ed Brubaker, la plupart du temps avec son complice Sean Phillips, relèvent clairement de la fiction dite "adulte".


Quoique les deux mondes aient la détection pour point commun, il peut donc paraître surprenant à première vue de voir Ed Brubaker se hasarder (et surtout d'y réussir aussi bien) dans le domaine de cette littérature "jeunesse" pastichée par Kelly Link dans La Jeune détective, que symbolisent des séries comme Nancy Drew (Alice Roy en VF) ou The Three Investigators (Les Trois jeunes détectives en VF).


Toutefois, on comprend vite que l'objectif d'Ed Brubaker n'est pas de pondre une énième héroïne "jeunesse", mais de réussir là où William Arden avait jadis échoué sur Les Trois jeunes détectives (le désastreux Hot Wheels, aka Les Caisses à la casse) : introduire des thèmes "adultes" (comprenez "réalistes") dans une fiction "jeunesse" sans casser la magie qui fait tout le sel de ce type d'aventures – faire du "post young adult" quoi (suivant l'expression de Brubaker lui-même, page 107 de Friday , mais aussi dans un entretien avec Sam Stone ; pour une réussite similaire dans un autre genre, voyez le Moi, Peter Pan de Michael Roch).


A première vue, son duo d'enquêteurs de l'occulte n'est qu'une variation sur les trios (ou les quatuors) souvent de mise dans la littérature jeunesse, qui servent essentiellement, outre à multiplier les sources potentielles d'identification, à répartir entre plusieurs personnages les diverses qualités nécessaires à un héros, voire les trois fonctions mythiques de Dumézil, législative, guerrière et productrice :

– Nancy Drew / Alice Roy, l'intelligente fille d'avocat, est assistée par ses cousines, la sportive George Fayne / Marion Webb et la gourmande Bess Marvin / Taylor ;

– les trois jeunes détectives comprennent, par ordre décroissant, le studieux Bob Andrew / Andy, le sportif Peter Crenshaw / Crentch et le gourmand mais malin Jupiter / Hannibal Jones (qui est donc stricto sensu un mélange entre deux fonctions) ;

– le duo imaginé par Ed Brubaker comprend, pour le dire vite, "une sorte de prodige... le génie de la ville" (page 43), Lancelot "Lance" Jones, et sa "garde du corps" (page 46), l'athlétique Friday Fitzhugh (il manque juste le troisième terme).


(Notez au passage que le nom de Friday Fitzhugh est un hommage direct à une des sources d'inspiration d'Ed Brubaker, la Louise Fitzhugh de Harriet l'espionne ; quant au nom de Lancelot "Lance" Jones, il constitue clairement une variation sur celui de Jupiter "Jupe" / Hannibal Jones, la tête pensante des Trois jeunes détectives donc, qu'Ed Brubaker avoue ne pas avoir lu dans un entretien avec Karama Horne, mais dont il s'est quand même souvenu, il faut croire.)


Cette apparente simplification (le trio dumézilien devenant un simple duo, sur le modèle avoué des partenariats Holmes & Watson et Bobby-la-Science / Leroy "Encyclopedia" Brown & Sally Kimball) souligne en fait la différence de sexes entre les deux personnages, qui sera précisément le moteur de leur séparation, peu après leur entrée dans l'âge adulte, aucun des deux ne sachant plus quoi faire de leur amitié d'enfance (page 49) :

"une fois arrivés au lycée, là où tout le monde commence à se mettre en couple... là où on commence à aller en soirée, à picoler, à danser et à se bécoter... Eh bien, c'est là que les choses se sont gâtées entre elle et Lance."


Classique, me direz-vous ; sauf que là, la gêne s'installe entre deux compagnons d'aventures extraordinaires – Ed Brubaker le souligne en faisant créer à Marcos Martin, le dessinateur, et Muntsa Vicente, la coloriste (oui, les mêmes qui ont collaboré avec Brian K. Vaughan pour l'excellent Private Eye), les fausses couvertures des pages 48-51, qui synthétisent leur passé commun (une astuce également vue dans le génial Moonrise Kingdom de Wes Anderson, autre source d'inspiration avouée de Brubaker).


Comme dans un scénario "normal" d'Ed Brubaker, l'histoire se structure en effet suivant une alternance, classique dans le genre noir, entre le présent (les retrouvailles de Friday avec Lance et la mystérieuse ville de son enfance, Kings Hill, pages 8-22, 36-69, 70-73 et 76-105, qui couvrent une soirée et la nuit suivante) et le passé (courant lui sur plusieurs années, pages 18-21 et 40-69), les deux temporalités étant reliées par des narratifs virtuoses (ici à la troisième personne).


Comme dans un scénario "normal" d'Ed Brubaker, les choses vont également très vite déraper... mais ici, ce dérapage est symptomatique de la façon dont l'âge adulte liquide la magie de l'enfance, comme le montre le sort réservé autant (page 98) au "repaire" de Lance et Friday (pages 54 et 95, avec une coquille dans le premier cas) qu'à leur némésis, Wilson "Fouinard" Wadsworth (page 27) :

"Jamais encore elle ne l'avait vu ainsi. Et cela n'avait rien d'amusant."


Dit autrement, comme dans tout récit fantastique qui se respecte (suivant l'essai magistral de Joël Malrieu, souvent cité ici), le phénomène fantastique (la "dame blanche" des pages 23, 28, 29, 71 et 85) auquel le personnage de Friday va se trouver confrontée (ici sporadiquement, ce n'est que le tome 1 d'une trilogie) est le reflet, sinon de son moi profond, du moins des interrogations qui sont siennes : comment grandir (ou plutôt mûrir) sans se renier ? (On le voit, la comparaison fugitive que je faisais plus haut avec Moi, Peter Pan de Michael Roch n'est pas totalement infondée.)


La difficulté pour Friday de répondre à cette question, et surtout le sentiment de frustration qui en découle, cette impression d'être comme "un diamant de platine prisonnier d'un sillon interminable" 'page 11), le dessinateur, Marcos Martin, et la coloriste, Muntsa Vicente, l'incarnent dans des planches à la fois "jeunesse" (la ligne claire, les couleurs tranchées, le découpage aéré grâce à un taux de 1,57 cases en scope par planche) et "adulte" (Ed Brubaker situe très symboliquement en hiver les retrouvailles entre Friday et Lance, et ses complices en tirent évidemment des ambiances gothiques à souhait, qui se souviennent des illustrations d'Edward Gorey pour les romans "jeunesse" de John Bellairs).


Les tomes 2 (à sortir bientôt) et 3 de Friday devraient, on l'espère, confirmer le jugement que portait Brad Gullickson sur le tome 1 (un jugement auquel je souscris pleinement, on l'aura compris, tant l'accord entre forme et fond et parfait sur cette entame de série) : "une collaboration exceptionnelle, mettant en lumière le talent individuel de ses auteurs".



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire