jeudi 9 octobre 2025

Reine muette

Boudicca de Jean-Laurent Del Socorro


Puisque (comme Nicolas Winter l'a expliqué avant moi) le nombre trois, matérialisé (pages 22, 83 ou 106) dans la figure du "triskèle", est important autant dans la construction que dans l'univers de Boudicca (ouvrage lu en service de presse), je situerai le roman de Jean-Laurent Del Socorro au croisement de trois volutes littéraires : La Liberté ou la mort (Le Capétan Michel en VO) de Nikos Kazantzaki, Perceval le Gallois de Chrétien de Troyes, Billy Budd d'Hermann Melville (vous êtes surpris.e ? rassurez-vous, tout va s'expliquer).


Une incarnation de l'insoumission prend la tête de la révolte que les autochtones d'une île vont mener contre un empire colonisateur, d'une religion différente de la leur : c'est autant le résumé de Boudicca que de La Liberté ou la mort (Le Capétan Michel), avec juste un changement de lieu (Brittania ou la Crète), d'époque (antique ou contemporaine) et d'adversaires (les Romains ou les Turcs).


Cette similarité d'intrigue – et de souffle épique – s'accompagne (heureusement) de différences de traitement, d'où l'intérêt de la comparaison entre les textes de Jean-Laurent Del Socorro et de Nikos Kazantzaki : elle fait d'autant mieux ressortir me semble-t-il l'originalité de leurs projets littéraires respectifs.


La différence la plus saillante est évidemment le rôle accordé aux femmes (j'en reparlerai) : si dans le monde viril de La Liberté ou la mort elles ne peuvent guère se glisser que dans les marges de la narration (d'où elles exercent pourtant une influence non négligeable, voir les personnages d'Eminé, Frossaki, Rinio ou Vanguélio), elles ont littéralement le premier rôle dans Boudicca.


Autre différence significative, il n'y a quasiment aucun personnage de bouffon irrévérencieux dans Boudicca, alors qu'ils abondent dans La Liberté ou la mort (sous l'influence peut-être de la figure musulmane de Nasr Eddin Hodja, bouffon fictif du conquérant Tamerlan, bien connu des Turcs et des Grecs d'Asie Mineure).


Pour être plus précis, Jean-Laurent Del Socorro ne fait apparaître un avatar de bouffon (le druide Cenios) que quand il commence (comme Kazantzaki) à avoir besoin d'un contraste avec des événements plus graves (page 213, chapitre 6 de la troisième et dernière volute) :

"J'assiste à quelques scènes qui ne semble ahurir que moi. Cenios demande, par exemple, à un de nos orfèvres d'échanger son bracelet en cuivre par un en or, en lui soutenant qu'ainsi ses prières seront mieux entendues. Une autre fois, il pince les fesses d'une jeune fille sous le regard même de ses parents, trop heureux de voir le vieux druide agir comme si c'était les dieux eux-mêmes qui bénissaient leur enfant. Je vais alors le trouver, tout oracle et futur haut druide qu'il est."


Si Boudicca et La Liberté ou la mort pointent donc semblablement le rôle majeur (y compris à travers ce type de filouteries) que jouent les religieux dans le conflit colonial au coeur de leur intrigue, on aura compris que les deux romans différent dans leur courbe narrative, parce que le premier commence l'histoire de son héroïne au sortir de l'enfance, là où le second montrait la situation déjà bien installée (comme dans une épopée classique).


En décrivant tous les moments-clés (pas forcément guerriers) de la vie de son héroïne (d'abord "fille d'Antédios", puis "femme de Pratsutagos", puis "reine des Icènes"), Jean-Laurent Del Socorro rejoint me semble-t-il le roman de chevalerie arthurien, et notamment le Perceval de Gallois de Chrétien de Troyes (Yossarian a remarqué avant moi à la fois cette influence arthurienne et cet aspect intimiste ; voir aussi chez BlackWolf, l'Ours inculte ou Sia pour le second point).


Avant d'en venir au point commun le plus évident entre Boudicca et Perceval, je mentionnerai pour la bonne bouche les motifs arthuriens les plus évidents : celui de l'objet ramené du rêve (page 35, chapitre 2 de la première volute) ou celui de l'épée jetée dans le lac (page 23, chapitre 1 de la première volute ; page 223, chapitre 6 de la troisième volute ; voir aussi la nouvelle bonus "Elle est une légende", page 251) – notez au passage qu'il y a bien d'autres clins d'oeil dans Boudicca, par exemple au Seigneur des anneaux (page 206), voire à Terminator (page 123, d'après CélineDanaé).


Et maintenant, souvenez-vous : le destin de Perceval se joue quand, suivant le conseil que lui a donné son maître (ne pas parler à tort et à travers), il se tait alors même qu'il assiste à un spectacle déconcertant (la fameuse ostension du Graal) ; son silence contribue à maintenir un enchantement délétère que sa parole – attendue – aurait, au contraire, brisé (il y gagne le surnom de "Perceval l'Infortuné", n'ayant pu aider son hôte comme tout bon chevalier en avait le devoir).


Cette difficulté que peut éprouver l'homme – ou la femme – d'action à parler (et donc à "exprimer ses sentiments", comme le disent Boudicca ou Eleyna) se retrouve certes dans l'oeuvre de Nikos Kazantzaki (comme dans celle d'Alain Damasio, soit dit en passant) ; mais elle n'a peut-être pas un rôle aussi prépondérant, même si elle est l'occasion de scènes marquantes – comme quand le père vieillissant du capétan Michel apprend à écrire juste pour pouvoir couvrir les murs de son village de la devise La Liberté ou la mort.


Au contraire, le destin de celle que Jean-Laurent Del Socorro appelle la "reine muette" (page 104, dans le chapitre 3 de la deuxième volute) va être tout aussi déterminé par son rapport compliqué aux mots que le Billy Budd d'Hermann Melville (dont le destin bascule, souvenez-vous, parce qu'il est incapable de protester verbalement face à une accusation infondée) – voir par exemple page 52 (dans le chapitre 5 de la première volute) :

"J'ai tant de mots qui encombrent ma bouche, pourtant aucun d'eux ne déborde."


Analysant l'oeuvre de Melville dans Critique et clinique (voir notamment pages 102-103), Gilles Deleuze soutient que ses personnages-clés peuvent se répartir en deux catégories :

– d'un côté, les "anges" incarnant "un néant de volonté" (au sens où ils ne veulent rien de spécifique à l'origine, sinon conserver leur angélisme), comme Billy Budd, Bartleby et, donc, Boudicca (tiens, des noms en B);

– de l'autre, les "démons" animés par une "volonté de néant" (un appétit de destruction), comme Claggart dans Billy Budd, Achab dans Moby Dick et, donc, le procurator Catus Decianus dans Boudicca.


Evidemment, une telle opposition est aussi entre celles et ceux pour qui les mots sont toujours un peu une promesse (d'où leur silence précautionneux), et au contraire celles et ceux (de la race des commerçants) pour qui la parole n'engage à rien (ce thème se retrouve aussi chez Kazantzaki, où les grandes puissances abreuvent de grands mots la Crète, mais ne font rien pour l'aider à se libérer du joug turc).


Telle qu'elle est décrite chez Jean-Laurent Del Socorro, cette opposition n'est pas que circonstancielle (entre deux catégories de personnes pouvant potentiellement appartenir à un même peuple), elle est culturelle, comme le souligne d'entrée de jeu la page 30 (chapitre 2 de la première volute, avec un écho à une phrase fameuse de Lewis Carroll) :

"Répéter une phrase, c'est l'affirmer. La prononcer une troisième fois, c'est fermer la monade et sceller les mots que j'y aurais placé pour en faire ma parole. On ne prononce pas trois fois un nom devant les dieux sans y prendre garde."


Culturelle, car intimement liée au "patriarcat romain" (dixit Gromovar, qui rappelle aussi que les siècles futurs, fort peu féministes, commenceront par voir en Boudicca une "hommasse", la traitant par exemple de "lionne traîtresse"), voire, comme je l'ai déjà suggéré, au capitalisme embryonnaire ; dans tous les cas, l'histoire de Boudicca est aussi celle d'un changement de paradigme, que Jean-Laurent Del Socorro lui fait par exemple pressentir page 152 (dans le chapitre 8 de la deuxième volute) :

"J'observe alors Venutius, et je comprends que c'est une autre bataille qui se livre aujourd'hui. Celle des mots inutiles et trop nombreux que s'échangent les Romains et leurs clients. Je regarde à nouveau Cartimandua, et je me vois, moi. Nous sommes exclues de ce pouvoir auquel nous avons le droit de prétendre autant que les rois. Si nous nous soumettons maintenant sans nous battre, avec des mots ou avec la lance, nous n'aurons bientôt plus que la liberté que d'autres voudront bien nous accorder."


Culturelle également, car liée à cette obligation d'aveu que la chrétienté n'a certes pas encore mis en place, et les réseaux sociaux, pas encore entérinée ; mais d'ores et déjà le druide Prydain défend, dans un dialogue avec son élève – et amie – Boudicca, cette capacité d'attention à l'autre – et à ses mots – qu'oublie trop souvent notre triste modernité suivant Byung-Chul Han (pages 170-171, chapitre 10 de la deuxième volute) :

"– Je sais que tu veux me poser une question, Boudicca.

J'ai essayé, Prydain, vraiment essayé. Mais rien n'y fait : les mots – les véritables mots – ne sortent pas.

Ce n'est pas grave. On peut vivre sans la parole.

Mais tu m'as toujours affirmé que les mots sont la force !

Oui, mais ceux que l'on donne autant que ceux que l'on prend.Toi, tu sais écouter, véritablement. Chaque femme et chaque homme est forgé deux fois : la première fois par les mots des autres, la seconde par ceux que nous gardons en nous-mêmes."


Je pense que vous m'avez vu venir, surtout si vous avez lu mes chronique de Mary Toft, des Mémoires d'Hadrien ou de La Maison aux pattes de poulet : comme le disait Noël Simsolo (à propos de Jean Renoir filmant Elena et les hommes au début du gaullisme ou La Marseillaise en plein Front populaire), une oeuvre narrative parle tout autant de la période où elle a été composée que celle qu'elle s'attache à décrire.


Pour prendre un exemple littéraire moins récent (que j'ai déjà cité ici) : est-ce un hasard si Aragon se plonge dans la culture persane en pleine guerre d'Algérie, pour écrire Le Fou d'Elsa, magistral roman-poème situé dans la Grenade musulmane – et tolérante, contrairement à la catholique qui va suivre – d'avant la reconquête espagnole ?


Pour en revenir au roman qui me préoccupe aujourd'hui : est-ce un hasard si Jean-Laurent Del Socorro publie pour la première fois Boudicca (et son éloge d'un "mot oublié", page 206, comprenez "insoumis", page 207) alors qu'une formation politique vient tout juste de s'affirmer "insoumise" (Nicolas Winter n'a d'ailleurs pas manqué de le remarquer) ?


Est-ce un hasard encore (oui sans doute pour le coup, mais la conjonction est intéressante) si Boudicca (roman décidément dans l'air du temps donc) est republié presque en même temps qu'un essai de Chowra Makaremi sur les "résistances affectives" ?


On pourrait certes reprocher à Aragon ou Del Socorro un goût certain pour ce que Mario Varga Llosa appelle "l'utopie archaïque", mais on peut difficilement nier que Le Fou d'Elsa ou Boudicca sont en prise sur leurs époques respectives, et à un niveau sans doute beaucoup plus fondamental que la "simple" – mais brûlante – actualité.


Concernant Boudicca, j'en veux pour preuve le fait que, quand Michael Hardt & Antonio Negri (et Tiqqun après eux) ont cherché un modèle pour décrire notre capitalisme moderne, c'est précisément dans l'Empire romain (ce même empire auquel s'opposait Boudicca) qu'ils l'ont trouvé – du reste, les réflexions de l'héroïne de Jean-Laurent Del Socorro page 225 rappellent étonnamment la fameuse théorie du Bloom de Tiqqun (l'homme de masse de Gunther Anders) :

"Rome répand des citoyens identiques à travers le monde, alors que nous n'existons que par nos différences."


Le mérite de Jean-Laurent Del Socorro avec Boudicca n'est donc pas que de nous offrir un récit "joliment troussé" (comme dirait Gromovar), il est tout autant selon moi dans sa manière de nous faire sentir tout ce qu'a d'actuel cette déclaration (rapportée par Tacite, et citée en tête de la nouvelle bonus "Elle est une légende", page 239) que le frère d'armes de Boudicca a faite au sénat romain (composé d'ultra-riches ?) :

"Si vous voulez commander à tous, ce n'est pas une raison pour que tous acceptent la servitude."






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire