jeudi 9 octobre 2025

Utérus enfumé

Briser les os [John Persons 1] de Cassandra Khaw


L'idée d'utiliser le polar pour dénoncer la masculinité toxique n'est certes pas neuve, y compris en Malaisie – je pense au webtoon The Guy Upstairs, que son autrice, Hanza, a dû mettre en pause indéfinie après une campagne de harcèlement visant à orienter l'histoire vers une romance entre l'héroïne et le tueur (anecdote éditoriale à mon avis significative).


Par contre, si l'on veut que ledit polar ait tout à la fois une composante fantastique (ce qui en fera donc une manière de henkakuk tantei shôsetsu) et une force de percussion stylistique, il faut avoir la trempe de Thomas Day (Dragon), d'Eric Richer (Tiger) – ou donc de Cassandra Khaw (Briser les os, en VO Hammers on bone).


(Remarque en passant : si la traduction du titre est heureuse, comme celle de la majorité du texte, j'ai relevé, contrairement au Nocher des livres, quelques scories, des passages où Marie Koullen semble caler devant la concision de Cassandra Khaw, au risque de donner une fausse impression de maladresse à des lecteurs comme Nero ; je citerai à titre d'exemple ce "life taker" imparfaitement traduit à mon sens par "ôteur de vie" page 14, ou encore le "coup de fusils d'image" de la page 65.)


La différence avec ses illustres prédécesseurs tient notamment en ce que Briser les os est le premier volume d'une série de novellas (la suivante étant Chanter le silence, à paraître dans la même collection, RéciFs+ d'Argyll) où apparaît le détective de l'étrange John Persons, à l'évidence calqué sur la plus fameuse incarnation de cet archétype, John Constantine (j'en parlais à propos de Trese) – même prénom, même fréquentation des bas-fonds de Londres, même goût pour les "substances cancérigènes" (page 79), même aptitude pour "la magie" (page 41).


Paradoxalement, c'est en imitant – et en s'en distinguant dans le même temps – les scènes canoniques du film noir (chacun des 6 chapitres de la novella étant nommé d'après des classiques du genre, dont un inspiré de Raymond Chandler, et un autre, de William Irish) que Cassandra Khaw va nous intéresser à cette figure en apparence usée de l'enquêteur surnaturel.


Cette danse avec les clichés est visible dès l'entame de la novella (page 9), où ce n'est pas pour une fois (comme dans le genre noir ou néo-noir au sens large, donc incluant des déclinaisons SF, voir à titre d'exemple Pauvre cosmos) une femme fatale qui vient solliciter le héros :

"En général, c'est plutôt des bonnes femmes saucissonnées de dentelles et de baleines qui passent ma porte en tapinois. Ou, comme c'est plus souvent le cas ces temps-ci, des femmes fatales en contrefaçons de Jimmy Choo et d'Armani. La demi-portion dans mon bureau, c'est nouveau, et je ne suis pas sûr d'apprécier ce genre de nouveauté."


Exactement comme dans les romans noirs des années 1940-50, ceux (par exemple de George V. Higgins ou de Raymond Chandler) que le Stephen King d'Ecriture crédite (page 231) pour leur créativité en matière de comparaisons, Cassandra Khaw construit l'arrière-plan mental de son personnage (ce que j'appelle le word-building) à grand renfort d'expressions telles que "penchée comme un toxico qui s'effondre entre deux prises" (page 13), "aussi borné que le capitalisme" (page 42) ou "aussi belle et mortelle qu'un élixir de mercure liquide" (page 86).


Mieux, dès le premier interrogatoire mené par John Persons, juste après avoir accepté la mission confiée par son client, Cassandra Khaw souligne, non sans humour, le décalage qui existe – c'est la science-friction de Catherine Dufour – entre ce personnage de privé des années 1940 et le monde contemporain dans lequel, visiblement, il évolue (page 14) :

"– Pardon ?

Elle me dévisage. Comme tout le monde. Aujourd'hui, tout est go et de la balle, selfies sexy et appropriation culturelle de marques. Mes choix de vocabulaire me placent donc dans un espace linguistique difficile. Enfin, je pourrais accueillir le présent à bras ouverts, mais j'ai un sentiment de responsabilité envers le propriétaire absent de ma carcasse."


Le point culminant de ce décalage, qui est donc aussi celui entre une conscience fondamentalement étrangère à ce monde et le corps où elle s'est insérée (l'épilogue éclaircira cette relation par le biais d'un recours astucieux, mais fort peu canonique, à l'univers de Lovecraft), c'est sans doute ce moment du chapitre 3 où notre héros envisage – et décrit en détail – une "variation possible du futur" (page 44) digne d'un film hollywoodien, avant de déclarer cyniquement (page 49, "Interlude") :

"Je ne fais rien de tout ça, évidemment. Les problèmes de la jeune fille n'appartiennent qu'à elle. J'ai déjà trop à faire avec mes propres dilemmes, ainsi qu'une prime à récolter sur la tête d'un beau-père. C'est bien gentil, un bon karma, mais ça ne paie pas les factures."


Ceci dit, cette distance qu'affiche John Persons envers le monde désenchanté qu'il arpente ("l'utérus enfumé de la capitale anglaise", page 18) est largement une posture, non seulement parce que sa porosité mentale – matérialisée par l'intrusion de ces "bulles de poésie macabres" parfaitement décrites par le Nocher des livres – l'empêche d'établir une vraie barrière entre l'extérieur et lui, mais aussi parce qu'il ne comprend fondamentalement rien à ce qui lui arrive (comme le héros de Pauvre cosmos et contrairement aux figures classiques de détective, ces incarnations de la raison triomphante) – voir page 60 :

"Je mords l'intérieur de ma joue. Je ne supporte pas les mystères. Donnez-moi un truc à cogner tous les jours de la semaine, quelque chose de propre. Une brute alcoolique incapable de garder ses paluches pour lui, une femme adultère. Des problèmes simples, humains, vous voyez ce que je veux dire ? Je choisirais ça sans hésiter, quelle que soit l'heure. Ce merdier, par contre ?"


Avant d'être poussé (page 76, au beau milieu du chapitre 5 et avant-dernier) à une intervention plus frontale (car mettant en jeu toutes les ressources de sa conscience, au risque de malmener son corps), John Persons se contente donc de tourner autour de sa cible ; mais à cette enquête "banale" – et pourtant terrifiante, en ce qu'elle dresse le portrait d'un salaud ordinaire, "un vrai mec alpha lambda" (page 27) – succède donc brutalement, comme le dit Sometimes a Book, "une scène finale en apothéose" (presque au sens premier du terme), dont le déroulé parvient à nous surprendre;


L'épilogue qui suit a le mérite non seulement d'éclairer le récit que nous venons de lire (au moyen d'une habile réinterprétation de la mythologie lovecraftienne, j'en ai déjà parlé) mais aussi de suggérer de possibles développements, ce qui augure bien évidemment du meilleur pour Chanter le silence – on y retrouve fugitivement cette incompréhension qui est peut-être la caractéristique la plus saillante de John Persons (page 104) :

"Rien de ce qu'elle dit ne s'articule. Ce sont des faits, des morceaux de la vérité. Sans ordre ni contexte, ils pourraient tout aussi bien être le baragouinage d'un saint ayant perdu la tête, ou les vestiges de la compassion d'un homme mort."


Comme Cassandra Khaw le redit dans les remerciements (page 112), après l'avoir évoqué en épigraphe (page 7), son objectif avec Briser les os était de démontrer "qu'il n'existe aucun monstre qui ne puisse pas saigner" – et si, d'une certaine manière, le contrat est bel et bien rempli, c'est peut-être surtout, au fond, notre coeur de fanatique d'imaginaire qui a saigné en lisant cette novella diablement efficace.






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