La Maison aux pattes de poulet de GennaRose Nethercott
Folklore
Parfois s'immerger dans une autre culture peut être un geste éminemment politique (au sens noble du terme, quand il est presque synonyme de "citoyen", quand il se réfère à des décisions éclairées par les erreurs du passé, et non la gestion court-termiste du monde).
Quand Aragon choisit, juste après la guerre d'Algérie, de situer Le Fou d'Elsa (1963) dans la Grenade musulmane (et tolérante) de 1492, et de raconter une nouvelle version de Medjnoûn et Leïla, les Roméo et Juliette arabes, il défie les prétentions à la supériorité de la civilisation occidentale (sans forcément avoir l'air d'y toucher, comme le souligne Hervé Bismuth).
Quand Craig Thompson choisit, bien après le 11 septembre 2001, de situer Habibi (2011) dans un monde islamique imaginaire, non sans concessions (voulues) à l'orientalisme (comme l'a remarqué Nadim Damluji), il appelle lui aussi à la coexistence pacifique des cultures, dans une Amérique marquée par l'islamophobie.
De façon similaire, quand GennaRose Nethercott choisit, dans son premier roman, La Maison aux pattes de poulet (ouvrage lu en service de presse), de s'immerger à la fois dans la culture juive (dibbouk ou shofar, mais aussi shtetl, sous influence notamment d'Isaac Bashevis Singer) et le folklore slave (Baba Yaga), elle vise certes à exorciser un pan de son histoire familiale (comme elle le signale dans cet entretien ou dans cet autre) ; mais en diffractant par le prisme du conte ce qui s'est réellement passé à Rotmistrovka (rebaptisé Gedenkrovska dans le roman), elle livre tout autant une parabole universelle, dont l'actualité peut malheureusement se charger de démontrer la pertinence (Gromovar l'a bien vu).
Bien avant d'écrire La Maison aux pattes de poulet, GennaRose Nethercott expliquait déjà dans un entretien (elle l'a redit depuis, notamment dans cet entretien ou dans cet autre) que le folklore était pour elle une "fenêtre" ouverte sur les peurs les plus profondes d'une communauté – ce qui implique de disposer à la fois, structurellement parlant, d'une communauté soudée et d'une menace extérieure, afin de pouvoir confronter les deux.
Quoique GennaRose Nethercott montre le même talent que Neil Gaiman (référence invoquée à raison par CélineDanaé, Gromovar, Noémie Carli ou Stéphanie Chaptal) pour recycler des motifs folkloriques (y compris au-delà de son terrain de jeu initial, voir l'usage du mythe de Pygmalion en sus de celui du golem pour la construction du personnage de Winnie), c'est du côté de Tim Burton (référence là encore invoquée par CélineDanaé ou Gromovar) qu'elle regarde pour mettre en place sa communauté en danger.
Plus précisément, elle utilise le motif que Schuy R. Weishaar appelle, dans Masters of Grotesque (page 65 ou 79), le "gang de freaks", ici constitué autour de la fratrie Yaga, Bellatine et Isaac, les marionnettistes (sans oublier la chatte Enjoliveuse), mais s'étoffant très vite de nouveaux venus, comme Winnie ou le Duskbreaker Band ; de ce point de vue, la réaction d'Isaac page 255 me semble significative de cet esprit de troupe :
"Génial, l'interrompit Isaac avec un grand sourire. Tu fais partie de l'équipage."
Même si Bellatine est, dans un premier temps, frappée par tout ce que la maison aux pattes de poulet éponyme a d'étranger "à un univers fonctionnel et fiable, aux lois solides" (page 38), elle l'accepte très vite comme allant de soi, et emblématique de son association avec Isaac – sur ce plan-là, on est clairement plus dans le réalisme magique, d'ailleurs revendiquée par l'autrice dans cet entretien, que dans le fantastique, qui se situera à un autre niveau, j'y viens.
La maison elle-même (car oui, elle se charge d'une partie de la narration, j'y reviendrai) souligne du reste sa fonction de contenant pour troupe page 516 (avec sans doute un léger clin d'oeil à la fiction-panier d'Ursula K. Le Guin) :
"Qu'est-ce donc la maison, si ce n'est un récipient pour une vie ? Et qu'est-ce donc une vie, si ce n'est un récipient pour une histoire ?"
Fantastique
Le vrai phénomène fantastique dans le roman, au sens que Joël Malrieu donne à ce terme dans son brillant essai sur le genre (maintes fois cité ici), ce n'est donc pas la maison aux pattes de poulet, symbole je l'ai dit de la communauté, c'est la créature qui va menacer la cohésion et l'existence même de cette dernière, à savoir Ombrelongue.
Bien avant que les Yaga n'élucident sa nature profonde, Ombrelongue nous est présenté, dès sa première apparition (dans le chapitre 5), comme une manière d'incarnation de l'impérialisme russe (et plus généralement de n'importe quel totalitarisme) :
– il porte une "casquette bleue marine ornée d'un ruban rouge, d'aspect vaguement militaire, effet renforcé par son long manteau de drap bleu" (page 58), et c'est logique puisque, comme le souligne page 182-183 la maison, sa cible, "dans une histoire, qu'il soit ou non soldat, celui qui veut faire du mal arrive toujours en uniforme" ;
– il offre à ses victimes de l'alcool tiré d'une "petite bouteille bleue à l'apparence antique : verre dépoli, orné d'un aigle à deux têtes dont les becs étaient tournés vers l'extérieur" (page 60), autrement dit le symbole même de l'Empire russe, qu'on retrouvera (page 412) gravé dans le puits de Gedenkrovska.
Né du même événement traumatique qui a engendré la maison itinérante, ce "Terminator à casquette" (page 315) en est pourtant l'envers, ou plutôt, très classiquement pour un phénomène fantastique, le reflet (inversé, comme tout reflet), et plus précisément le reflet des deux principaux personnages (leur "fantôme des Noël passés", comme le suggère Nicolas Winter) :
– à Isaac, qui est (nous le comprendrons page 460) l'incarnation du "chagrin" né du "deuil", il propose une solution radicale, qui est, bien au-delà de l'oubli, l'éradication pure et simple d'un passé douloureux (lié, pour Isaac, au souvenir de Benji, nous le comprendrons là aussi très vite, voir notamment les flash-backs dans les chapitres 17 et 35) ;
– quant à Bellatine, qui est, elle (toujours d'après la page 460), l'incarnation de la "colère" née du "deuil", elle se verra proposer "l'inverse de ce que ses mains savaient possible" (page 387), autrement dit une version dévoyée (destructrice plutôt que créatrice) de son pouvoir, centrée sur le contrôle (des "fumigés") plutôt que sur l'insufflation de la vie (via "Embrasement", on aura noté la présence symptomatique du feu dans les deux cas).
Evidemment les solutions extrêmes incarnées par Ombrelongue sont précisément celles qu'Isaac et Bellatine devront refuser pour accepter, l'un de faire enfin face à son passé, l'autre de ne plus voir en elle de la "monstruosité" (page 232) – comment ici ne pas penser (si on y ajoute les marionnettes) au fantastique intimiste de Mélanie Fazi (d'autant que, cerise sur le gâteau pour l'amateur de comparatisme facile, la maison itinérante figure assez bien une bulle autistique, et l'Embrasement, un meltdown) ?
De fait, et c'est là l'une des forces du roman, les grandes questions qu'ils soulèvent ne sont jamais présentées d'un point de vue abstrait (comme ma chronique pourrait à tort le laisser penser), elles sont incarnées dans des problématiques concrètes, celles qui se posent aux deux personnages principaux (notez au passage que GennaRose Nethercott revendique précisément une construction "dialectique" de ses personnages, qui sont donc le lieu d'affrontement de deux forces contradictoires).
Dit autrement, on pourrait dire d'Isaac ou de Bellatine, qui sont juste humains, la même chose que ce que la maison dit de leur arrière-grand-mère page 259-260 :
"N'allez pas penser que Baba Yaga est l'héroïne de mes histoires. Ce n'est pas le cas. Elle n'est pas non plus ce qu'on appelle la méchante. Baba Yaga, c'est juste une femme."
Ceci dit, les leçons apprises par Isaac et Bellatine au terme de leur aventure vaudront autant pour l'individu que la communauté – qui se construisent pareillement par des histoires, c'est un des grands thèmes du roman (et l'enjeu du combat entre les Yaga et Ombrelongue).
Fictions
Fidèle à sa volonté (voisine du mentir-vrai d'Aragon, dont je n'invoquais donc pas le nom en vain) de "tordre le bras à la réalité pour raconter une vérité plus profonde et plus puissante" (page 94), GennaRose Nethercott engage, dans La Maison aux pattes de poulet, toute une réflexion sur la façon dont les histoires façonnent le monde (y compris conflictuellement, le roman étant au fond un affrontement entre deux récits, l'un salvateur, l'autre délétère, j'y viens).
Cela passe entre autres par cette construction singulière, assumée page 103 par la maison elle-même, l'alternance entre l'intrigue principale et des apartés faits par la maison (chapitres 3, 9, 12, 18, 22, 26, 31, 37, 43 et 49, soit 10 sur 49, environ un cinquième donc) :
"Je sais, vous êtes là à écouter une histoire, et je vous interromps tout le temps. Mieux vaut que vous le sachiez dès maintenant : je vais coller une histoire dans les trous d'une autre et élaguer mes propres contes avant qu'ils soient finis. Vous pouvez toujours appeler ça des agaceries, moi je dis : c'est le suspense ! La vie d'ailleurs ne progresse-t-elle pas de cette manière ?"
Plus que de mimer la vie, il s'agit plutôt à mon sens de mimer la progression de la prise de conscience dans l'esprit d'Isaac, de Bellatine, voire du lecteur ou de la lectrice, chaque conte énoncé par la maison se rapprochant de plus en plus de l'événement traumatique au coeur du roman, comme si le vide laissé autant dans les interstices de la narration principale que dans les esprits de ses personnages nécessitait toujours plus d'intensité pour être comblé.
Cette notion d'équilibre des histoires et des mémoires, c'est bizarrement Benji qui va la théoriser, à propos de tout autre chose, à savoir l'art de voler (page 179) :
"– Les voleurs s'enrichissent en laissant des trous, dit le garçon, le doigt levé. Mais au bout d'un moment, ça se déséquilibre. La nature, elle met son nez là-dedans. Elle rétablit les droits. C'est le début du manque de bol. Tu commences à perdre des trucs, ton sac à dos, tes godasses ou pire encore carrément un bras, bordel, une jambe. Mais si tu mets quelque chose dans les vides, même un truc qui ne vaut pas grand-chose – Benji rendit la pièce à Isaac –, y a plus de trous noirs. Plus de manque de bol. Plus de fouille au corps par les flics."
Transposé dans le domaine culturel, cette théorie des "trous noirs" signifie que n'importe quelle société humaine a littéralement besoin de se souvenir pour subsister, ce qui constitue à la fois sa force et sa faiblesse (page 503) :
"Ce n'est pas seulement en lui prenant la vie qu'on tue un peuple, c'est en lui volant son histoire.
Raison pour laquelle Ombrelongue avait besoin de détruire Pieds-de-chardon. Parce que la maison se souvenait. Tuez l'histoire, vous tuerez la culture."
A ces histoires qui donnent la vie, évidemment emblématisées par la pièce que la fratrie Yaga joue chaque soir à son public (L'Idiot qui se noie), GennaRose Nethercott oppose les histoires qui donnent la mort, ce qui est évidemment très actuel en ces temps de fake news (page 144) :
"Ah, la puissance d'une histoire lorsqu'elle est murmurée à l'oreille d'un homme armé !"
Symptomatiquement, Ombrelongue doit d'ailleurs susurrer de semblables histoires aux oreilles de ses victimes pour pouvoir les contrôler, voir par exemple page 99, où il se fait sans surprise l'apôtre de l'eugénisme, en faisant allusion à un épisode peu connu de l'histoire américaine :
"Les docteurs de votre région ont accompli de grandes choses. Ils avaient imaginé un avenir radieux. Une humanité plus parfaite. Ils voulaient créer un meilleur pays pour leurs enfants, par la sélection biologique."
Buvez à sa flasque et écoutez-le (gobez ses arguments sans esprit critique, quoi), et vous deviendrez semblable à cet esclave décrit page 191 (cette dernière citation me permettra également de souligner, en passant, l'excellence autant du style de GennaRose Nethercott que de la traduction d'Anne-Sylvie Homassel ; voyez ici le travail à la Marcel Schwob sur les adjectifs de couleur) :
"Sa peau... sa peau ondulait, comme soulevée par les flammes d'un feu de broussaille. Les veines saillaient, privées cependant du bleu outremer du sang qui les parcourt – le visage de l'homme était strié de cordes d'un blanc immaculé, comme si ses vaisseaux sanguins avaient été vidés, puis remplis de fumée. Ses lèvres laissaient échapper des volutes blanches, ses paupières des larmes gazeuses."
On l'aura compris j'espère au travers de cette (trop longue) chronique, La Maison aux pattes de poulet est une de ces (innombrables) petites merveilles dénichées par Gilles Dumay pour Albin Michel Imaginaire – "un conte contemporain qui dit le devoir de mémoire à travers les générations et la nécessité de continuer à témoigner", comme le dit fort bien Feyd Rautha.
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