vendredi 4 février 2022

Leçons sur la nature humaine

Mary Toft, ou La Reine des lapins de Dexter Palmer


Noël Simsolo le disait des films, mais c'est vrai aussi des livres : même situé en un autre temps, toute oeuvre parle avant tout de l'époque où elle a été produite – le dernier ouvrage de Dexter Palmer (lu en service de presse grâce à sa traductrice, Anne-Sylvie Homassel, qui a également officié sur le récent Fournaise) ne fait pas exception à la règle.


Comme Nick Harkaway (et son génial Gnomon), Dexter Palmer fait partie de ces auteurs "mainstream" qui lorgnent vers la fiction spéculative : après avoir livré une relecture steampunk de La Tempête de Shakespeare, Le Rêve du mouvement perpétuel, et commis une histoire de voyage dans le temps (hélas non traduite), il nous immerge dans une ambiance digne du Freaks de Tod Browning, en revisitant un fait divers de 1726.


Si Dexter Palmer nous raconte, "avec la liberté du romancier" (page 437, j'y reviendrai) et beaucoup de verve (j'y reviendrai aussi), l'histoire de Mary Toft, la femme qui accoucha de dix-sept lapins (en morceaux) devant pas moins de six docteurs (seulement quatre dans le roman, sans compter les deux apprentis), c'est bien sûr que cette célèbre supercherie est le miroir idéal pour réfléchir notre temps, et ses présidents qui nient le réchauffement climatique, mais aussi ses yogis qui prétendent ne se nourrir de rien.


Chacune des entorses (mineures) à la vérité historique que s'autorise Dexter Palmer lui sert en effet à poser des questions essentielles pour notre siècle, ainsi qu'à composer, pour notre plus grand plaisir de lecture, une histoire aussi bien agencée qu'un mécanisme d'horlogerie, mais beaucoup plus fertile en émotions de toutes sortes.


Les mauvaises herbes des fausses croyances ne poussant que sur un terrain préparé à les accueillir, Dexter Palmer prend soin de nous exposer, notamment par les deux premiers chapitres de son roman, les seuls à se passer en septembre 1726, le contexte scientifique de l'époque (Foucault dirait l'épistémé).


Ainsi l'Exposition des Curiosités médicales (comprenez : de monstres humains) du premier chapitre sert avant tout à mettre en lumière une idée pseudo-scientifique qui prévalait à l'époque (et qui persistera, comme le rappelle cet exposé du cas Mary Toft, jusque dans les mémoires de Joseph Merrick, le fameux Elephant Man du dix-neuvième siècle, et jusque dans notre vocabulaire, le terme "envie" désignant, encore aujourd'hui, une tâche de naissance) : celle suivant laquelle l'imagination d'une femme enceinte pouvait influer sur la forme finale de son foetus (le rêve que Mary Toft décrit dans le chapitre VI pourrait donc, dans cette optique, expliquer ses accouchements peu communs).


Son rôle ne se borne pas là, bien sûr : via ces "curiosités" (qui ne trouveront d'explication scientifique qu'au siècle suivant, avec Etienne Geoffroy Saint-Hilaire), ce premier chapitre introduit aussi le thème de la quête d'étonnement, version dévoyée de la quête de connaissance, qui culminera dans les divertissements sadiques pour riches blasés du chapitre XXII (inspirés d'un fait divers en réalité plus tardif).


Ce n'est pas un hasard si Dexter Palmer choisit, en premier lieu, d'incarner cette curiosité un peu macabre dans le corps d'un adolescent, Zachary Walsh, fils du pasteur local et apprenti du docteur John Douglas (historiquement le premier à examiner Mary Toft, même si son apprenti est, me semble-t-il une invention de Dexter Palmer).


En effet, quoi de mieux qu'un adolescent naïf pour emblématiser la (surprenante ?) crédulité dont vont faire preuve les protagonistes masculins de l'histoire (incluant John Douglas : dans la version de Dexter Palmer, le médecin n'est pas partie prenante de la supercherie, et c'est d'une certaine manière logique, même si au moins une des trois confessions finales de Mary Toft l'accuse d'y avoir pris part) ?


Zachary ne sera en effet pas le seul à se voir "offrir en ces deux ou trois mois une année entière de leçon sur la nature humaine" (page 414), y compris sur les femmes (Anne Fox, apparue dès ce même premier chapitre) ou la grande ville, tout aussi ambivalente ("cité magnifique" ou "sombre cloaque", page 342) – son maître aussi, et nous avec eux (notez, au passage, que ce prénom de Zachary et cette confrontation avec l'enfer de la ville me semblent un lointain souvenir d'un autre roman d'apprentissage, beaucoup plus conventionnel, La Colline aux gentianes d'Elizabeth Goudge).


Comme l'explique le deuxième chapitre, cette soif de miracles ne trouve plus à se satisfaire dans les guérisons royales, le toucher des écrouelles étant mort avec la Reine Anne : en quelque sorte, le cas de Mary Toft va venir remplir un vide dans l'espace mental des gens, remplacer, pour reprendre un terme d'Henri Broch, une "béquille psychologique" par une autre (j'y reviendrai).


Le troisième élément essentiel à la compréhension de la supercherie est lié à cette montée progressive des connaissances scientifiques, et le troisième chapitre, qui entame la relation proprement dite du cas, en octobre 1726, l'expose clairement (page 68) : "ce que nous avons appris ces dernières années sur l'accouchement place plus clairement la chose dans l'escarcelle du médecin et en fait un devoir d'homme, quelles que soient les complaintes des sages-femmes quant à cette mise à sac de leurs petites cérémonies féminines".


Dit autrement, par l'historienne Karen Harvey dans cet entretien (je traduis), cela signifie que l'époque où vivait Mary Toft était marquée par "la combinaison d'un intérêt profond pour la reproduction avec, par contraste, le sentiment que le corps des femmes était inconnaissable" (la faute aussi à ce passage de relais alors en cours entre sages-femmes et médecins, mais sans doute aussi à une forme de sexisme, j'y reviendrai).


Mary Toft, ou la Reine des lapins est donc avant tout, comme le dit Dexter Palmer lui-même dans cet entretien, "un livre au sujet des hommes qui parlent des femmes", parce que dans le cas de Mary Toft se manifeste une forme bien particulière de discours des hommes sur les femmes, marquée du sceau de l'ignorance (notamment anatomique).


Le choix du lapin (plutôt que du rat) par l'instigateur de la supercherie (ici le mari) me semble d'ailleurs révélateur : dans les pays sous influence latine, un même terme ("conejo" en espagnol ; "connin" en moyen français, mais aussi dans le Bestiaire d'Apollinaire ; "cunny" ou "conney" en anglais) servait alors à désigner, au choix, le lapin, son terrier ou le sexe féminin (Dexter Palmer utilise d'ailleurs explicitement le terme "cunny", que la traductrice, Anne-Sylvie Homassel, traduit fort justement par "conin" page 207).


En outre, dans les pays anglo-saxons, le terme "rabbit" était utilisé (depuis 1579 au moins) pour désigner une prostituée – raison sans doute pour laquelle, à la grande surprise de John Howard, Mary Toft, la reine des lapins, sera logée, lors de son séjour à Londres, dans un établissement de bains, comprenez : une maison close.


Quoi qu'il en soit, c'est bien, en dernier ressort, parce que les hommes de ce temps (et du nôtre ?) voient avant tout les femmes comme "le récipient destiné à porter des versions miniatures d'eux-mêmes" (page 227) qu'ils se laisseront prendre au "piège" ourdi par les Toft (page 357).


Comme le dira avec sagacité un des nobles fascinés par le cas de Mary Toft (page 358), "les Toft ont été astucieux d'avoir fait appel à un médecin, plutôt qu'à une sage-femme – je crois qu'une femme aurait été moins susceptible de se laisser berner", en raison de sa connaissance intime du corps féminin (et non d'une quelconque aversion innée pour la prestidigitation, comme le soutient Orson Welles pages 206-207 de ses entretiens avec Peter Bogdanovitch).


Du reste, Alice, la femme de John Douglas (autre – heureuse – invention du romancier, si je ne m'abuse) clame son scepticisme dès le début, se faisant la porte-parole du bon sens ; même la timide femme du pasteur, la mère de Zachary donc, osera dire à son mari (page 111) : "je ne comprends pas pourquoi le Seigneur a choisi un mode de révélation aussi étrange et troublant".


Ceci dit, il ne s'agit pas, pour Dexter Palmer, de mettre en scène une guerre des sexes, mais plutôt de montrer à quel point l'adhésion à telle version de la réalité plutôt qu'à telle autre est toujours liée à des enjeux de pouvoir – ou pour le dire comme Sebastian Dieguez, que "le sentiment d'appartenance à une minorité facilite l'émergence des théories du complot".


Comme l'explique crûment au quatrième médecin le même noble évoqué plus haut, en parlant de ces gens massés devant les fenêtres de Mary Toft, en attente d'un nouvel accouchement de lapins (page 362) : "ils n'ont que faire de la vérité ; leur veille est un geste de pure politique – une révolte contre l'élite intellectuelle de cette ville, doublée d'une tentative de s'emparer de ses positions".


Ce besoin qu'ont les minorités opprimées de l'époque (femmes et/ou pauvres) de recourir à un pareil levier mental, afin de se réapproprier ce dont elles sont privées (leur corps, pour les femmes, voir le poignant chapitre XV), ce n'est pas une surinterprétation de Dexter Palmer (ou de moi) : l'historienne Karen Harvey soulignait elle aussi, dans ce même entretien, que (je traduis) "les naissances de lapin ont très probablement fonctionné aussi comme une protestation subreptice contre les inégalités sociales expérimentés par les gens de leur rang".


On le voit, ce roman de Dexter Palmer brasse (brillamment) bon nombre de questions contemporaines (y compris la vision consensuelle de la vérité dénoncée ici par Pascal Engel ou le possible caractère mensonger de la fiction, à travers l'exemple de la Moll Flanders de Daniel Defoe), sans jamais être manichéen (les points de vue de tous les personnages étant dûment exposés, comme dans Le Corps exquis de Poppy Z. Brite ou Laisse-moi entrer de John Ajvide Lindqvist) – et surtout sans jamais perdre de vue notre plaisir de lecture.


C'est la dernière chose dont je parle, mais la première qui frappe quand on ouvre le livre : l'ensemble est écrit dans un style d'apparence classique (mais sans scories lexicales) et surtout terriblement enlevé, pour ne pas dire ironique (un peu à la manière de Swift, que les satiristes du temps de Mary Toft ne se sont pas privés d'imiter pour évoquer son cas) ; les phrases longues et leurs queues de participes présents demeurent toujours parfaitement lisibles (la traduction d'Anne-Sylvie Homassel y aide aussi, je pense, entre autres, à l'heureux choix de traduire "blotch" par "bavochure", qui lui ressemble phonétiquement).


Un exemple pris au hasard, l'arrivée (page 125) du deuxième médecin, le plus hâbleur de tous : "le mystérieux personnage dont Phoebe avait parlé s'annonça dans l'après-midi d'un coup sur l'huis si puissant, si insistant que Howard craignit qu'il n'ait laissé une marque dans le bois."


Comme dans une pièce de théâtre shakespearienne, on ne cesse donc d'osciller entre rire et larmes, entre réflexions profondes et boutades légères – c'est dire si ce roman de Dexter Palmer est, dixit la Yozone, "une belle réussite"...



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