La Bossue de Saô Ichikawa
A tout seigneur, tout honneur : je n'aurais sans doute pas lue La Bossue – du moins pas aussi rapidement – si HordeDuContrevent (chouette pseudo) n'avait pas attiré mon attention dessus à l'aide de mots bien choisis (et de comparaisons, fort justes, avec Kenzaburô Ôe et Ryû Murakami) – et si les commentaires que sa chronique ont suscités ne m'avaient pas autant interpellé.
Beaucoup d'internautes soulignaient en effet que le côté à première vue "trash" de la novella de Saô Ichikawa ne les attirait pas, et je pouvais le comprendre, sauf que... comment espérer appréhender ce que vit une personne atteinte de "myopathie tubulaire" (page 16), et comment l'intégrer dans la société, si l'on refuse de lire ses écrits ?
Vous me direz que je tombe à pieds joints dans le piège du storytelling qui a assimilé l'autrice à son personnage (Izawa Shaka) et lui a valu (à juste titre, soit dit en passant) le prix Akutagawa, sauf que... pourquoi une handicapée n'aurait-elle pas le droit de jouer, comme Borges, avec des avatars d'elle-même ? Et puisqu'on parle de prix littéraires, vous vous rappelez la dernière fois où le Goncourt a couronné une autrice handie, plutôt qu'un auteur se penchant sur son passé familial ?
Vous me direz aussi qu'il est facile, pour un amateur de body horror tel que moi, de lire une novella commme La Bossue, remake du Freaks de Browning marqué par une écriture physicaliste parfois digne du Laurent Mantese de La Sonde et la Taille ; mais Saô Ichikawa frappe aussi fort sur le plan des idées, m'obligeant – tout autant qu'un.e autre – à réviser mes certitudes (pages 36-37) :
"Au Japon, une personne en bonne santé n'a tout simplement jamais eu à se représenter une monstresse bossue en train de lire un livre. Moi, chaque livre en papier que je lis plie un peu plus ma colonne vertébrale, mais il faut se farcir à tout bout de champ ces gens en bonne santé qui dénigrent les livres électroniques parce que l'odeur du papier, n'est-ce pas, le sublime toucher de la page que l'on tourne, ils adorent, les pauvres chéris."
Et avant que vous me sortiez un nouvel argument, laissez-moi revenir au côté (prétendument) outrancier de la novella, et vous dire que, stricto sensu, il se limite à la première partie de l'oeuvre, celle qui est résumée en quatrième de couverture, et va des pages 7 à 76 ; car exactement comme Vilnius Poker, quoique à échelle plus réduite, La Bossue se poursuit par une deuxième partie, pages 77 à 85, qui rebat complètement les cartes narratives – et donne un sens inattendu à tout ce qui précède, du moins si l'on choisit de croire la nouvelle narratrice.
Je ne déflore rien, ce décrochage narratif, ou plutôt ce dispositif textuel (au sens que Stéphane Lojkine donne à ce terme) est largement annoncé par l'ouverture de la novella, qui des pages 7 à 11 se présente comme un texte érotique rédigé en HTML par un certain Mikio, avant que nous comprenions qu'il s'agit en fait d'un publireportage rédigé "sans sortir de sa chambre" (page 18) par "une vieille pucelle lourdement handicapée" (page 40) – et oui, contrairement à beaucoup de valides, Shaka a de l'auto-dérision à revendre.
Quoique les "publi-reportages" (page 18) et les "romans coquins" (page 38) rédigés par Shaka n'aient aucune prétention iconoclaste, il est évident que, par ce biais autant que par ses descriptions quasi-cliniques de sa maladie, elle s'inscrit – et Saô Ichikawa avec elle – dans la continuité d'un mouvement littéraire japonais bien connu (qui a influencé autant Mishima Yukio qu'Abe Kôbô d'après cet article de Fussako Innami) : le nikutai bungaku.
Je vais en dire rapidement un mot, parce que c'est aussi cette filiation qui justifie "l'outrance" de l'autrice : dans l'après-guerre japonais, quand l'adoration du corps divin de la nation – ou bokutai – commençait à être sérieusement questionnée, naquit un mouvement littéraire emmené par Tamura Taijiro (La Barrière de chair, adapté au cinéma par, entre autres, Seijun Suzuki), Sakaguchi Ango (L'Idiote) et Noma Hiroshi, qui mit au contraire l'accent sur le corps charnel de l'individu – ou nikutai – et sur ses potentialités libératrices (sans doute surévaluées, mais peu importe).
Saô Ishikawa reprend à l'évidence l'idée-force de cette littérature de la chair, à savoir que c'est dans le corps, désirant mais aussi souffrant, que gît toute la vérité de l'être ; et comme ses illustres prédécesseurs (suivant Douglas N. Slaymaker), elle recourt à cette vision du corps perpétuellement ouvert sur l'extérieur (ici littéralement, pour aider Shaka à mieux respirer) qui forme l'esthétique grotesque selon Bakhtin (page 52 ; notez que, comme avec Laurent Mantese, la langue extrêmement précise de Rabelais n'est pas loin, et que Saô Ishikawa peut aller encore plus loin) :
"Il arrive que des cheveux pénètrent dans la trachée par le trachéostome. Un cheveu peut remonter par les cils de l'épithélium trachéal comme un serpent pour franchir l'épiglotte en direction de l'oesophage, et je m'étouffe des journées entières dans des souffrances atroces."
On ne saurait mieux dire combien Shaka vit, littéralement, dans "un monde irrespirable" (page 18) – mais aussi, paradoxalement, dans "une société de chair et d'os" qui organise son "absence de corps" (page 72), au sens où son handicap non seulement l'exclut des espaces fréquentées par les autres femmes, mais lui interdit de mener ne serait-ce que la plus convenue des vies féminines (page 31) :
"Se retrouver enceinte, avorter, larguer le père, se mettre avec un autre, retomber enceinte, accoucher, larguer le père, se remettre avec un autre, rebébé. Voilà, c'est tout ce que je voulais, les imiter, pas plus que ça."
Evidemment, comme cette société est aussi régie par "le fric" (page 58), et que Shaka en a (grâce à ses parents), il est toujours possible de dénicher un aide-soignant vénal, sauf que... la différence entre valides et handicapés se comble-t-elle aussi facilement ? Shaka elle-même avait souligné peu avant combien le fait qu'elle soit inscrite dans la chair même des êtres la rendait fondamentalement indépassable (page 48) :
"Je déteste les choses qui ont de la valeur parce qu'elles prennent de l'âge en restant intactes. Plus je vis, plus mon corps craque et s'effondre. Il ne se brise pas vers la mort. Il se brise pour vivre et s'effondre comme preuve du temps qu'il a vécu. C'est la différence fondamentale avec n'importe quelle maladie mortelle touchant les valides, et c'est également différent de ce qu'ils appellent vieillir."
D'une certaine manière, cette différence est incarnée par la tension – tout autant que la correspondance – qui s'instaure entre les deux parties du dispositif textuel que j'évoquais au début de cette chronique ; et elle a beau être présentée comme irréductible, elle est aussi, dans le même temps, surmontée par ces descriptions qui nous placent dans le corps même de Shaka (pour peu bien sûr qu'on ne les trouve pas outrancières).
Dit autrement, La Bossue est une oeuvre qui affirme haut et fort (d'une façon moins gentillette que le Pagnol des Secrets de Dieu donc) la valeur de ces ballastexistenzen que l'eugénisme nazi – hélas encore bien vivace dans nos sociétés – rêvait d'éradiquer : une novella indispensable, quoi.
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