mercredi 13 août 2025

Homo lithuanicus

Vilnius poker de Ricardas Gavelis


Quid est veritas [qu'est-ce que la vérité] ?


Certaines oeuvres suffisent à elles seules à la fois à faire exister la littérature dans leur pays d'origine (ici, la Lituanie) et à justifier l'existence de la maison d'édition qui entreprend de les faire connaître en français (ici, Monsieur Toussaint Louverture, qui vient de republier l'ouvrage en version poche sous jaquette) – c'est clairement le cas de Vilnius poker, un des grands romans du XXe siècle, qu'il faut avoir lu au moins une fois dans sa vie (dans la traduction impeccable de Margarita Le Borgne).


Si Ricardas Gavelis avait arrêté son livre à la fin de sa première partie (de 351 pages), Vilnius poker aurait déjà constitué un jalon important dans la généalogie de ces romans qui contestent "le réalisme niais des centaines de Zola et de Dickens" (page 278) ; mais il a choisi d'y adjoindre trois autres parties, toujours plus courtes (101, 65 puis 37 pages), qui non seulement rebattent les cartes de la narration mais étendent la portée de l'oeuvre bien au-delà de la seule Lituanie soviétisée des années 70.


Plus qu'une simple structure quadripartite (peut-être lointainement inspirée de l'Ahasvérus d'Edgar Quinet, le Juif errant faisant d'ailleurs de brèves apparitions dans le roman), il s'agit là clairement de ce que Stéphane Lojkine nomme un dispositif (à propos d'un texte du dernier Robbe-Grillet, mais la remarque vaudrait tout autant pour le cinéma de Raoul Ruiz), au sens où chaque voix narrative se superpose en contrepoint à la précédente plutôt que d'en prolonger la mélodie.


J'emploie le vocabulaire de la polyphonie, mais comme j'espère le montrer après une brève description de ces quatre parties, les voix s'accordent en fait difficilement entre elles – ou du moins elles le font d'une manière qui défie "la logique insolite des humains" (page 543), chacune d'entre elles étant, à sa façon, non fiable.


Dans la première partie, "Eux", qui s'étend en théorie sur une seule journée, mais qui est peuplée de souvenirs (parfois involontaires, d'où un passage à l'italique et à la deuxième personne) et surtout d'une prémonition (suivant une structure à la Kurt Vonnegut), nous suivons la lutte que mène Vytautas Vargalys, une manière de Berbiguier de Terre-Neuve du Thym qui serait passé par le goulag, contre ses farfadets à lui, les kanuk'ai, sortes de Body Snatchers à la Jack Finney ; il en résulte des scènes hallucinées (pouvant aller jusqu'à évoquer Paris qui dort de René Clair, pages 334-345), comme celle-ci, une rencontre à la Jacques Yonnet avec le basilic de Vilnius (page 132) :

"Cet homme sans cou s'enracinait dans les pavés de la rue, faisait corps avec les murs moroses, participait de l'air dense de la vieille ville. Les passants, arrivés à sa hauteur, ralentissaient, comme s'ils avaient oublié un instant leur destination. Cependant, lui ne s'en préoccupait pas : il restait planté là, engloutissant du regard les alentours. Il accaparait tellement mon attention que ma volonté s'engourdissait. Ses yeux, au milieu de son visage rond, ressemblaient à deux béances – si toutefois on peut imaginer une béance dans une béance. Son visage était absent de toute expression. Mais de cette absence émanaient une menace indescriptible, un mépris envers toutes choses et la ferme conviction que l'univers devait se plier à son bon vouloir. Si on ne considérait que son apparence, il ressemblait à un simple d'esprit. Mais pour moi, il n'y avait pas l'ombre d'un doute : intérieurement, il était semblable à une machine, doté d'un intellect dur et froid comme l'acier, capable de tout appréhender."


Avec la deuxième partie, "Extrait des marmoires" tenus par Martinas Poska, un des collègues de Vytautas Vargalys, sur une quinzaine de jours, nous croyons momentanément retrouver un chroniqueur plus fiable, car moins paranoïaque ; mais cette illusion s'estompe vite, ne serait-ce que parce que Martinas semble toujours se trouver au bon endroit au bon moment, ou encore parce qu'il avoue à demi-mots préférer la légende à la réalité (page 371, notez que la citation finale de Shakespeare omet, sans doute délibérément, la partie utilisée par William Faulkner pour un de ses plus célèbres romans) :

"J'espère secrètement constituer une galerie de personnages hauts en couleur. Même si je ne dois pas oublier le plus important – celui de Vilnius.

Une première esquisse : Vilnius est une ville faite de boîtes de béton identiques. Une ville de petits bonshommes d'argile modelés à partir d'un même moule. Une ville où les larmes et le sperme se ressemblent. Si, par hasard, un géant s'amusait à mélanger tous ces éléments – les immeubles, les personnes, les larmes, le sperme –, cela ne changerait strictement rien. C'est ce qui m'effraie. Cela fait bien longtemps que cette cité n'est plus capable de changement.

Il m'est très difficile de commencer l'histoire de VV, alors j'ai recours à ces tergiversations. Peut-être est-il impossible de raconter la vie d'un homme ? Life is a tale told by an idiot, signifying nothing. Si c'est vrai, alors je suis un conteur hors pair, car je suis un idiot."


Dans la troisième partie, un monologue intérieur "classique", avec donc des transitions imprévues entre visions et souvenirs (lesquels ne figent par le temps, exactement comme chez le Visconti de Mort à Venise), nous suivons, au cours d'une seule et même journée, "Une fille du pays", Stéfania Monkevic, une autre collègue de Vytautas Vargalys, en quête de coton pour se confectionner des serviettes périodiques ; mais sa volonté d'avoir une place de choix dans l'histoire n'en fait évidemment pas une narratrice fiable, quelle que soit la crudité de ses propos (page 515-516) :

"J'ai continué à nourrir et à blanchir Vargalys, à faire le ménage chez lui : voilà pourquoi j'ai quitté mes tourbières, voilà quel était le sens de ma vie. Je n'ai pas envie de quitter les halles bien que la pharmacie vétérinaire soit de l'autre côté de la rue. Je suis attirée par ces carcasses – elles me parlent, je ne comprends pas encore leur langage, mais un jour je l'apprendrai –, car aujourd'hui, elles saignent comme moi. Car aujourd'hui elles sont crucifiées, comme moi. Car Dieu nous a abandonnées.

A travers cette ville, j'étais censée rejoindre un étrange pays appelé la Lituanie. Je l'ai bien trouvé, mais il n'est pas comme il devrait être : ici, un quart des habitants sont des Russe que l'on a fait venir de je ne sais où ; quant aux Polonais de Vilnius, ils fréquentent des écoles russophones et ne parlent pas un mot de lituanien. Oh, Vassilis, romps le sort qui plane sur cette ville !"


Les personnages des trois parties précédentes croisaient par moments un chien, qui semblait s'intéresser de près à leurs activités ; la quatrième partie, "Vox Canina", nous apprend que ce chien est la réincarnation d'une de leurs connaissances, le musicien et mathématicien Gédiminas Riauba, à qui elle donne la parole pour "conclure" le roman – ici, la non-fiabilité en vient même à être revendiquée, notamment dans ce passage (page 541), qui explicite à la fois le titre d'une de ses compositions musicale et celui du roman (tout en constituant une manière d'art poétique) :

"La quintessence de cette cité, c'est le mensonge. Et il suffit parfois de mettre à jour les mensonges pour comprendre ceux qui les ont proférés.

La vie à Vilnius, c'est une immense partie de poker jouée par des fous. Chacun dissimule ses cartes, surenchérit sans cesse, fait la moue et bluffe, espérant que personne ne découvrira jamais la vraie valeur de sa main. C'est un poker sans but ni logique : ici, on se couche avec quatre as, et on relance à outrance quand on n'a pas le moindre jeu. Ici, tout le monde joue, mais personne ne remporte la mise. Notre existence se résume à ce jeu éternel. Et celle qui mélange et distribue les cartes en grimaçant avec dédain, c'est la Mort.

Je ne joue plus, j'ai quitté la table."


J'ai insisté sur l'impossibilité de privilégier le point de vue de tel ou tel personnage, mais en ressentant la tonalité commune à ces quatre extraits (l'insistance à la Baudelaire ou à l'Aragon sur le décor urbain et ses acteurs, voir par exemple les "petites vieilles" de la page 283), vous pourriez penser qu'il est tout de même possible de les confronter pour reconstituer une histoire cohérente – sauf que non, raison pour laquelle Hugues Robert a raison d'écrire que la proposition de Vilnius poker est plus "radicale" que, par exemple, le célèbre Rashomon (ou encore le diptyque, futur triptyque, de Marlon James, Léopard noir, loup rouge et La Sorcière de lune).


C'est bien là que gît le dispositif que j'évoquais plus haut : comme je vais le montrer avec deux exemples, il est strictement impossible de reconstituer une vérité, parce qu'en fait chaque nouvelle narration défait la précédente, pour ne laisser subsister que ses personnages dans ce qu'ils ont de plus archétypiques (exactement comme chez le Robbe-Grillet de La Maison de rendez-vous, Projet pour une révolution à New YorkSouvenirs du triangle d'or ou Topologie d'une cité fantôme, mais on pourrait aussi penser au cinéma de David Lynch et sa façon d'organiser une non-logique narrative dans Lost Highway).


Pour m'en tenir à des détails moins mineurs (quoique) que la taille de la virilité de Vytautas Vargalys, prenons la mort tragique de sa mère (mais ce serait pareil avec celle de son ami Gédiminas) :

– suivant Vytautas lui-même, "elle s'est pendue" (page 161) ;

– mais suivant Martinas, "elle s'est noyée, telle Ophélie" (page 433) ;

– alors que pour Stéfania, "elle a livré bataille" contre les Russes (page 492).


Chacune de ces versions contradictoires est douteuse, parce que teintée à l'évidence des obsessions personnelles de son auteur ou de son autrice (ce qui donne bien sûr raison à Gédiminas) :

– ainsi Vytautas explique la pendaison de sa mère par sa conviction d'être "enceinte du diable" (page 161), exactement comme dans Rosemary's Baby, film d'un réalisateur qu'il pense victime, comme lui, des kanuk'ai (voir page 229 ou 280, mais aussi la remarque de Martinas page 445) ;

– comme l'a montré l'extrait de ses marmoires cité plus haut (page 371), Martinas est à l'évidence obsédé par Shakespeare (qu'il mentionne par ailleurs page 461, et auquel il fait encore allusion page 395 ou pages 414-415), donc sa version à la Hamlet est probablement douteuse elle aussi ;

– quant à la version de Stéfania, la plus développée (alors même qu'elle n'a pas assisté personnellement à l'événement), mais aussi probablement la plus outrée, elle est (notamment) discréditée par la mention (pages 489 et 493) des art martiaux, qui préoccupent Stéfania beaucoup plus que Martinas (lui en parle page 366, et elle, pages 522 ou 526, dans une scène inspirée à l'évidence d'Orange mécanique)...


De la même manière, l'identité de la Circé de Vilnius, cette femme fatale au service (hypothétique ?) des kanuk'ai, varie d'une version à l'autre (une inconnue pour Vytautas, Lolita Banys-Zilys pour Martinas, ou encore Stéfania elle-même), parce que l'important, c'est au fond l'équivalence archétypique qui s'établit ainsi entre tous ces personnages féminins – comme chez Robbe-Grillet ou encore le Ballard de La Foire aux atrocités, le récit change, mais pas le dramatis personae.


Est vis qui ardet [c'est une force qui brûle] !


Je viens de parler de femme fatale, mais Ricardas Gavelis convoque tout autant, sinon plus, l'archétype romantique de l'homme fatal, celui que sa quête prométhéenne de sens pousse à la perdition, et avec lui tous ceux et (surtout) celles qui l'entourent : outre Vitautas Vargalys lui-même, il y a Gédiminis Riauba et Théodoras Zilys (tous trois reliés par la figure féminine de Lolita Banys-Zilys ainsi qu'un même goût pour l'art), mais aussi, d'une certaine façon, Martinas Poskas, ou encore cette figure de savant fou (à la Shelley ou Stevenson) qu'est Léonid Kovarskis, sans même parler du Juif errant (à la Quinet ou Maturin), Ahasvérus Sapira.


(Notez au passage que toutes ces figures d'homme fatal se voient assigner un seul et même lieu pour leur apparition, non pas un château gothique ou un quelconque repaire secret, mais la vieille ville de Vilnius, qui est très souvent comparée à un labyrinthe : ce dernier point est significatif si l'on songe que, suivant François Sigaut, le premier savant fou de l'histoire de l'humanité est précisément Dédale.)


Que peut bien chercher Ricardas Gavelis en renouant ainsi avec le romantisme noir cher aux frénétiques (Borel, Nodier), aux décadents (Lorrain), aux surréalistes et à certains auteurs du XXe "en marge" comme Jean Genet (du reste un des écrivains invoqués par Vytautas Vargalys, pages 76 ou 181), mais aussi (selon moi, même si Mario Praz serait sûrement d'accord) à tous les scribes mettant en scène des savants fous (au passage, c'est probablement ici qu'il faudrait chercher, si elle existe, la variable cachée chère au Serge Lehman de L'Art du vertige) ?


Selon moi (et cette interprétation n'est possible qu'en raison du dispositif quadripartite mis en place dans Vilnius poker), il s'agit pour lui d'opposer, un peu comme le faisait Fourier (le penseur tutélaire d'André Breton), la vie intense que procure la libération de certaines passions à la vie morne qui est la norme dans les sociétés modernes, qu'elles soient libérales ou soviétiques – particulièrement caractéristique de ce point de vue-là me semble cette réflexion de Martinas (page 390, avec un clair glissement des passions vers la Passion) :

"Ma doctrine soutient que l'univers (Vilnius y compris) ne peut exister sans passions véritables. Si on veut préserver l'équilibre du monde, il doit y avoir au moins un homme véritable pour mille homo lithuanicus. Malheureusement, pour contrebalancer, les souffrances de cet homme doivent être démesurées. Il doit se tourmenter, pleurer, s'écarteler pour nous tous. Il doit vivre pleinement pour nous tous !"


Cet homme véritable, opposé tout à la fois à l'homo lithuanicus (passivement soumis au système) et à l'homo sovieticus (contribuant activement au système, suivant un concept hérité de Zinoviev), c'est bien sûr cet homme fatal dont Vytautas Vargalys est l'emblème – ce futur "suicidé de la société", pour employer l'expression bien connue d'Antonin Artaud à propos du soi-disant fou Van Gogh, expression reprise par exemple par le Mathias Richard d'A travers tout.


Deleuze & Guattari soutenaient (dans L'Anti-OEdipe) que la schizophrénie était la pathologie où nous conduisait le capitalisme, la paranoïa étant celle du despotisme ; exactement comme chez Artaud, la soi-disant folie de Vytautas Vargalys n'est donc au fond qu'une conséquence de "l'envoûtement" pratiqué sur lui par la société soviétique (à la fois capitaliste et despotique) – là encore Martinas le souligne (page 426) :

"Ici-bas, tout homme capable de penser est paranoïaque. La paranoïa coule dans nos veines. On se met immédiatement à soupçonner que l'on veut nous voler cette miette de sagesse et nous envoyer pourrir au fond d'un trou. On commence à voir des espions partout. Dès que l'on décroche le combiné, on est intimement persuadé d'être sur écoute. Et si on ne s'est pas levé du bon pied, on se met à croire que même nos pensées sont secrètement enregistrées."


Quoique (je l'ai dit en introduction) le personnage de Vytautas Vargalys (avec ses avatars) soit le fruit de circonstances historiques bien particulières (il est, comme le dit Martinas page 383, "le fils unique des camps", dont seul la mort de Staline lui a permis de sortir), son destin est emblématique de notre condition moderne d'homme unidimensionnel, pour employer l'expression d'Herbert Marcuse – Vytautas le souligne lui-même en parlant de son alter ego (pages 305-306, avec probablement une allusion à Sartre à la fin de la citation) :

"Gédiminas était mes yeux, il avait vu tout ce que je ne verrai jamais. Je n'ai que Vilnius, tandis que lui voulait posséder tous les continents. Les frontières de son goulag étaient beaucoup plus étendues que les miennes. Son camp à lui comprenait Paris et Amsterdam, les tours les plus effilées du monde – et pas seulement le phallus impuissant de Vilnius. En lui grouillaient des centaines de personnes qu'il avait rencontrées ailleurs et abordées dans l'espoir de découvrir un eldorado spirituel, un lieu que Leurs tentacules n'auraient pas encore violé. Ce qui est terrible, c'est qu'il n'a jamais trouvé de tels individu, ni un tel lieu. Les hommes sont partout les mêmes, répétait-il après chaque voyage, ils ne sont à l'abri nulle part. A cette époque-là, je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire. Les hommes sont partout les mêmes... Il n'existe pas de nation vierge de Leur présence. Les habitants des pays libres sont plus mal lotis que nous, expliquait-il. Notre quotidien, notre environnement même nous poussent à chercher des réponses, car de toute évidence, ce qui se passe ici est néfaste, à tel point que nous en avons la nausée. Alors que les pays libres, en revanche, poursuivait Gédis, s'endorment dans leur béatitude."


En soutenant ainsi (comme Virgil Gheorghiu avant lui, voir notamment La Seconde chance) que le modèle sociétal du capitalisme tardif est au fond celui du camp (qu'il soit nazi, stalinien ou "libéral"), Ricardas Gavelis anticipe le post-exotisme d'Antoine Volodine et ses innombrables rejetons, la Yirminadingrad de Léo Henry & Jacques Mucchielli ou la Lvylin de Pascal Malosse – dont les personnages pourraient peu ou prou faire la même déclaration que Martinas (page 382) :

"VV a sans doute compris mieux que quiconque ce qu'il y avait d'inhumain dans notre univers. Après tout, notre vie à tous se déroule dans un immense goulag, qui est lui aussi entouré de barbelés et gardé par des berges allemands anthropophages."


En dernier ressort (exactement comme le jeune Marx suivant l'analyse de Paul Ricoeur dans L'Idéologie et l'utopie), c'est en effet au nom d'un certain humanisme (donc d'une idée de ce que devrait être L'Espèce humaine, titre que Robert Antelme a donné à ses souvenirs des camps nazis) que Vytautas Vargalys – et sans doute Ricardas Gavelis à travers lui – dénonce l'animalisation de l'homme par réduction à sa fonction sociétale (pages 205-206, avec, comme page 404, une référence à 1984 ; notez au passage que le terme "fourmilière" est aussi employé par Stéfania, page 475, Martinas préférant parler lui, page 423, de "colonie de larves léthargiques") :

"Dzerjinski aime profondément les enfants, mais sa fonction, c'est d'être un bourreau : par conséquent, il devient bourreau. Hess adore la musique, mais sa fonction est d'éliminer les juifs dans le camp d'Auschwitz : alors il élimine les juifs. (Feuilletez des livres soviétiques ou visionnez certains de leurs films, vous y trouverez quantité d'odes, d'apologies tempétueuses vouées aux hommes qui se sont sacrifiés pour n'être plus que la fonction qu'on leur a imposée.) Tous les matins, l'unique journal du pays vous dicte ce qu'il faut faire. Et tout le monde s'exécute servilement. Orwell a minutieusement décrit la vie d'une telle fourmilière kanuk'ée."


Je viens de parler d'humanisme, mais Ricardas Gavelis préfigure tout autant le posthumanisme critique de Donna Haraway ou Karen Barad, voire le platonisme à la Serge Lehman, quand Vytautas Vargalys souligne – comme Spinoza – que la distinction entre l'homme et son environnement n'est pas si étanche que ça, donc que tout amoindrissement du premier détruit mécaniquement le second (page 311) :

"Malheureusement, c'est cette communauté des hommes ternes qui détruit la nature par son souffle, par ses pensées. Surtout par ses pensées. C'est ainsi que se produisent les catastrophes écologiques. C'est ainsi que se produira celle qui nous attend encore. Les Chinois de l'Antiquité le savaient bien : l'esprit d'un homme, ses pensées, sa mentalité ont une influence directe sur la nature. L'esprit humain peut altérer le feu et l'eau, les fondements du cosmos et son harmonie. Lorsque la raison s'effondre, l'harmonie universelle s'effondre avec elle. Les futurologues, creusant avec leurs ordinateurs la question de l'équilibre écologique, sont ridicules. Ils dénombrent les symptômes extérieurs mais ignorent leurs causes profondes. Ils ne saisissent pas ce que me laisse entendre ce pauvre buisson chétif. Ils n'ont pas ce buisson sous les yeux. Ils n'habitent pas Vilnius."


Combiné avec la théorie de l'équilibre des passions de son collègue Martinas (voir plus haut), ce constat désenchanté de Vytautas dessine pourtant ce qui est peut-être la seule source d'espoir du roman, cette idée que la flamme des passions – ou d'une Passion – pourrait embraser d'autres esprits, surtout si elle est artistique (malgré la peinture caustique que Martinas fait des artistes lituaniens, Ricardas Gavelis me semble, comme Marcuse, considérer que l'art est le dernier refuge de la liberté) ; c'est évident dans une des plus belles scènes du roman, le concert de free jazz où Gédiminas et ses musiciens jouent précisément Vilnius Poker (page 191) :

"Ils sont prêts à enfoncer toutes les portes, à abattre tous les murs pour nous montrer le cauchemar de la solitude. Même quand il semble impossible de jouer plus fort, ils y parviennent, encore et encore, tous ensemble, comme s'il n'y avait plus qu'un seul instrument. Gédiminas leur a vraiment appris à accomplir l'inouï : seule une note va crescendo et détrône tous les autres sons, me projetant hors de moi, aspirant mon sang, suçant mon cerveau. (Est-ce là le but de Gédiminas ?) J''entrevois alors le pouvoir oppressant et dévastateur de Vilnius, et je comprends qu'on peut le jouer, même si c'est dangereux, car sa mélodie est asphyxiante et universelle. Autour de moi, je vois des visages terrifiés, déformés par la souffrance, regrettant sans doute d'être venus, tandis que les musiciens jouent toujours plus fort. Le saltimbanque boiteux brise des tasses contre le sol, les éclats volent de tous les côtés. (Peut-être est-ce ainsi que se brisent nos rêves, notre amour, notre âme ?)"


Je ne suis pas sûr que cette (trop longue) chronique, bâtie sur une célèbre anagramme latine (que j'ai déformée j'avoue, la réponse originale étant "est vir qui adest"), soit parvenue à capter tout ce qui fait l'intérêt du roman de Ricardas Gavelis, un des plus grands textes du XXe siècle, répétons-le (ni Thierry Guinhut ni Hugues Robert ne me contrediront) ; mais il m'aura au moins permis de vous offrir quelques citations susceptibles de vous convaincre d'entrer dans la partie – je suis prêt à parier que vous ne le regretterez pas, même si vous la perdez.



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