jeudi 16 mai 2024

Le cul noir de la nuit

La Sonde et la Taille de Laurent Mantese


Le Shakespeare...


Les deux principaux mérites de la collection Albin Michel Imaginaire (donc de Gilles Dumay et de ses sbires) ?


Publier des romans à l'ambition démesurée, qui effraieraient sans doute bien d'autres éditeurs (citons, à titre d'exemple, le Gnomon de Nick Harkaway ou, dans un un tout autre genre, La Fille qui se noie de Caitlin R. Kiernan) ;

mais aussi offrir à des auteurs ou autrices de qualité tout à la fois une meilleure visibilité éditoriale et la possibilité de faire grandir leur oeuvre (comment ne pas penser ici à Emilie Querbalec, et à ces pépites que sont Quitter les monts d'Automne, Les Chants de Nüying et Les Sentiers de Recouvrance).


Parfois ces deux mérites s'additionnent (ou plutôt se multiplient), donnant naissance à des publications comme La Sonde et la Taille de Laurent Mantese (ouvrage lu en service de presse), un roman qui s'installe d'emblée au sommet de la littérature de genre – et de la littérature tout court, tant Laurent Mantese regarde (sans ciller) du côté de Rabelais ou de Shakespeare (j'y reviendrai).


Conan, quatre-vingts ans, mais toujours son mordant : un simple slogan (un timbre-poste dirait Nicolas Winter) suffit à résumer l'intrigue de ce livre ;

mais comme vous le diront tous les vieux briscards de la littérature (tels que celui mis en scène par Laurent Queyssi dans Trystero) l'intrigue n'est pas le sujet, qui seul compte – et le sujet de La Sonde et la Taille ne se laisse pas aussi facilement cerner.


S'agit-il seulement, pour Laurent Mantese, d'illustrer une fois de plus ce thème (presque classique désormais) du "vieux héros fatigué" (dixit Nicolas Winter), tel qu'incarné (et réalisé) par Clint Eastwood (le cow-boy d'Impitoyable ou le vétéran de Gran Torino, d'ailleurs mentionné par Gromovar) ou que dessiné par Frank Miller (le Batman de The Dark Knight Returns, auquel on pense parfois en lisant La Sonde et le Taille, voir le chapitre "La hurlade du loup") ?


Certes, il y a un peu de ça chez le Conan de Laurent Mantese (il y a surtout du roi Lear chez lui, je parlerai bientôt des influences shakespeariennes de La Sonde et la Taille) ;

et le premier adversaire de Conan dans le roman, ce n'est ni la créature fantastique qui en veut à son esprit, ni les mercenaires qui en veuillent à sa vie, c'est bel et bien son propre corps vieillissant, donc lui-même (page 45) :

"La face anguleuse, aux yeux profondément enfoncés dans les cavités noires des orbites, à la peau verruqueuse qu'on aurait dit taillée méchamment dans une écorce grise, aux traits rudes et comme brûlés par des soleils déments, était double – celle d'un vieil homme à l'incommensurable fatigue, accablé par les années, dont la forme osseuse et massive du crâne affleurait sous la peau, et celle d'un guerrier barbare à la sauvagerie encore intacte – sans que l'on sût bien si cette gémellité monstrueuse donnait plus ou moins de poids à l'une ou l'autre de ces si dissemblables identités."


La différence avec, par exemple, The Dark Knight Returns, c'est que Laurent Mantese va beaucoup plus loin dans la déconstruction du personnage (là où Frank Miller, par exemple, remythifiait presque instantanément son Batman tout juste démythifié, si je puis dire) ; 

par exemple, nous verrons Conan sur le trône, dans tous les sens du terme (page 56, notez la comparaison animalière finale) :

"Indifférent, il retroussa la peau de bête sur ses genoux cagneux, s'accroupit avec lourdeur au-dessus du gouffre et entreprit de déféquer lentement, poussant du ventre sur ses entrailles avachies, l'esprit ailleurs, le regard assombri, ses muscles tendus comme des liens d'acier à son cou massif de varan."


Ce réalisme cru n'a pas pour seul objectif de ramener Conan (et tous les personnages du livre) à notre commune animalité (à grand renfort de comparaisons similaires aux inserts animaliers de La Ballade de Narayama d'Imamura, avec qui La Sonde et la Taille partage une âpreté certaine) ;

il ne vise pas qu'à créer une ambiance moite (en irriguant le roman de tous les fluides corporels possibles et imaginables, Gromovar l'a noté avant moi) ; 

il ne sert pas qu'à faire avancer l'intrigue (ici en introduisant cette manière de fusil de Tchekhov qu'est la fosse d'aisances), ni même à insister sur l'importance symbolique du transit (donc du changement) dans l'histoire.


Non, il sert avant tout à délimiter le périmètre de La Sonde et la Taille, et à manifester que l'objectif premier du roman, c'est (à mon sens) ce que Mikhaïl Bakhtine (parlant du Gogol sous influence de Rabelais, page 488 de son Esthétique et théorie du roman) nommait fort justement "une catharsis de la trivialité" – nous plonger dans "le cul noir de la nuit" (page 488) pour mieux nous faire apprécier le jour.


Dit autrement, La Sonde et la Taille utilise un mécanisme tragique (plutôt qu'épique : même si Homère est cité en épigraphe page 7, la référence est bien Shakespeare, j'y viens) visant à purger son lecteur ou sa lectrice, par un excès (salutaire) de passions (ayant ici un fort ancrage corporel :on pourrait sommairement les résumer par le dégoût, ou simplement par le grotesque au sens premier du terme ; l'adjectif est d'ailleurs très présent dans le livre), de ses maux, à commencer par toutes les fausses conceptions (de l'héroïsme ou de la virilité) qui l'affectent.


Exactement comme chez Rabelais, à la destruction satirique d'une certaine vision du monde (marquée notamment par le culte de l'esprit et la croyance en au-delà paradisiaque ; de ce point de vue-là, il est symptomatique que le Conan de La Sonde et la Taille compte parmi ses ennemis les moines d'une religion naissante évoquant fortement le christianisme) se superpose (ici en filigrane) la construction d'une nouvelle vision (humaniste) du monde (tournée elle vers le corps et le présent).


Avant d'en venir là, un mot sur l'aspect dramatique de La Sonde et la Taille :

– outre l'unité d'action (et les 3 parties introduites par un poème, comme autant d'actes présentés par un choeur), il y a aussi, comme l'a remarqué Nicolas Winter, une quasi-unité de lieu (la citadelle de Kaldré et la forêt environnante), mais le temps est aussi très ramassé (une grosse semaine à tout casser), et bien que chez Shakespeare la seule vraie unité qui compte est l'unité d'action, cela mérite d'être remarqué ;

– la construction de l'histoire se fait clairement, comme chez Shakespeare, par une succession de "tableaux prodigieux" (page 587) ou d'"images étranges et bariolés, terribles et violentes" (page 596), autrement dit de scènes, parfois dans des lieux naturellement organisés en petits théâtres (une chambre, une écurie, une clairière) et souvent en mobilisant des personnages secondaires qu'on ne reverra pas vraiment (le colporteur du chapitre 1 de la première partie, La Niaise du chapitre 8 et les serviteurs du chapitre 15 de la deuxième partie, Le Vif et Moujik dans le chapitre 1 de la troisième partie) ;

– il y a enfin de multiple clins d'oeil à des épisodes de Shakespeare, surtout me semble-t-il à Macbeth, que ce soit (le moins évident) les palabres des nobles (dans les chapitres 5, 10 ou 16 de la deuxième partie), mais aussi les "oracles surnaturels" (page 114) du chapitre 5 de la première partie (il y a juste deux moines au lieu de trois sorcières) et surtout la fameuse forêt en marche (fugitivement évoquée page 130).


... et le Rabelais


Sans aucun doute il est également possible de voir une cruauté toute élisabéthaine (à la Richard III, mettons) dans les nombreuses scènes de violence qui émaillent La Sonde et la taille (sans parler de ce sondage de l'urètre digne de la littérature physicaliste à la Chuck Palahniuk) ; 

mais ici, la précision anatomique avec laquelle Laurent Mantese détaille un combat en fait clairement un héritier de Rabelais, comme le montreront les deux citations qui suivent (page 174 de La Sonde et la Taille, puis chapitre 44 de Gargantua avec une ponctuation fidèle à l'original mais une orthographe légèrement modernisée) :

"Le fer passa sous la garde du soldat et pénétra son cou avec une telle violence qu'il fit sauter les mailles de son gorgerin, creva le cuir du plastron et s'enfonça avec un bruit de succion sous les os de la mâchoire avant d'en ressortir dans une grande giclure de sang, hâtivement tiré hors de la chair par la main de Cassius qui s'apprêtait déjà à parer la seconde frappe d'Atarib contre son flanc."

"Soudain après tira son dit braquemart, et en ferut l'archer qui le tenait à dextre lui coupant entièrement les veines jugulaires, et artères sphagitides du col avec le gargareon, jusque ès deux adènes ; et retirant le coup lui entr'ouvrit la moëlle spinale entre la seconde et tierce vertèbre, là tomba l'archer tout mort."


Pour Mikhaïl Bakhtine (page 316 de l'ouvrage déjà cité), tout l'art de Rabelais consiste à entrecroiser 7 séries thématiques que la tradition dissociait (à tort) ; 

et comme on l'aura compris je pense au travers des quelques citations que j'ai déjà faites, ces 7 séries sont précisément celles sur lesquelles reposent La Sonde et la Taille : le corps humain ; le vêtement ; la nourriture ; la boisson et l'ivresse ; le sexe (l'accouplement) ; la mort ; les excréments. 

Petite citation complémentaire (page 240) :

"Le géant, sans un regard, tendit son gobelet d'étain. Elle y versa le vin grenat d'une main tremblante, en prenant garde de ne point toucher le sac pesant de grosse toile brune, pendu par un crochet à l'un des accoudoirs, d'où gouttait un sang gluant et noir, et elle retourna aussitôt s'étendre sur la couverture, près de la chaleur des braseros, un rictus féroce au coin des lèvres, en se penchant sur la servante avec un désir de violence et d'excitation nouvelle qu'avait rehaussé dans sa chair la montée de sa propre peur."


Exactement comme chez Rabelais, il semble à première vue que ces 7 séries thématiques ne soient traitées que sur le mode de l'outrance, la démesure, l'hubris (encore que, diraient Gromovar ou Les Mots Délivrent, l'espèce humaine ne soit hélas pas avare de semblables excès) ; 

mais exactement comme chez Rabelais, cette outrance ne vise qu'à ramener l'homme à sa juste mesure (et c'est sans doute pourquoi la comparaison avec Cormac McCarthy faite en quatrième de couverture de La Sonde et la Taille n'est pas usurpée, malgré deux styles presque à l'opposé l'un de l'autre).


Tout comme il sature sa phrase (à gauche, en développant le sujet, et/ou à droite, en étendant le complément, laissant le verbe au milieu jouer les intermédiaires comme il peut), Laurent Mantese sature nos sens jusqu'à l'étouffement (Nicolas Winter ne me contredirait pas) ;

mais c'est pour mieux nous laisser entrevoir, discrètement sans doute, une échappatoire bien réelle – nous refaisons dans les phrases, en quelque sorte, le parcours quasi-initiatique de Conan dans sa Cimmérie natale.


Cette trouée dans les taillis de la phrase (toujours finement "ciselée", dixit la Diaspora Galactique) comme de la forêt cimmérienne nous conduit vers ce qui est au fond, je pense, le véritable thème de La Sonde et la Taille

la place de l'homme "dans le monde" (page 100) – une place que ni la vieillesse ni le retard mental ne devraient compromettre.


La relation interpersonnelle la plus importante du roman de Laurent Mantese n'est pas, en effet, celle que Conan va pouvoir entretenir avec son poursuivant, Tranche-Gueule, qui est en quelque sorte une version plus jeune et plus brutale de lui-même (Nicolas Winter l'a fort bien noté), mais bien celle que Conan entretient avec le jeune Colin (page 46, notez là encore les comparaisons animalières et le lien établi d'entrée avec un certain rapport au monde) :

"C'était un arriéré, une tige d'enfance poussée de travers et sans grâce, au visage chevalin, imbécile et souriant, sur lequel brillaient deux yeux de chèvre, humides et toujours luisants d'un ravissement dégénéré pour la vie, les bêtes et les choses."


Pour Laurent Mantese, il ne s'agit pas du tout, comme le faisaient les peintres de cour avant Velazquez, et comme le fait Frank Miller dans The Dark Knight Returns (en opposant le chef des Mutants à Batman), de contrebalancer la noblesse de Conan par la difformité de Colin, ni même de faire de ce dernier le symbole de la bonté de Conan (le flash-back des pages 416-430 décrivant leur première rencontre arrive d'ailleurs relativement tard dans l'histoire, alors que la troisième et dernière partie est déjà bien entamée).


Si Colin incarne quelque chose, de concert avec Conan, c'est bel et bien l'idée que l'utilité n'a aucun sens pour juger d'une existence, et qu'il faut savoir s'échapper des "bras du pouvoir, de la gloire et de l'aventure, toutes ces formes si diverses d'une même et unique illusion" (page 440), pour trouver (parfois contraint et forcé) un mode différent d'être au monde, plus contemplatif qu'actif (page 532, moment de calme avant la tempête) :

"L'après-midi les vit dormir profondément, bercés par le roulis monotone de l'eau glissant sur les pierres et par le vent régulier qui faisait frissonner les ramures des arbres au-dessus de leur tête, et vers la fin de l'après-midi ils virent un ours brun – un énorme mâle – émerger lentement de la forêt, humer l'air dans leur direction et venir plonger la gueule dans les eaux glacées de la rivière, parfaitement indifférent à leur présence, et ils le regardèrent longtemps s'ébrouer et s'abreuver dans le flot immémorial et incessant, et dans le soleil déclinant sa fourrure se couvrit peu à peu de reflets mordorés qui faisaient de son corps au milieu des eaux un îlot imposant et mobile ruisselant de poussière d'or."


On l'aura compris j'espère, La Sonde et la Taille est un monument littéraire – et comme tel, il peut intimider, on peut tourner autour, s'y reprendre à plusieurs fois pour le visiter ; mais au final, une fois surmontée son appréhension première, on sera bien content d'en avoir parcouru les moindres recoins.





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