La Bande des bédémaniacs de Scott McCloud & Raina Telgemeier (& Ray Baehr & Beniam C. Hollam)
Certaines rencontres artistiques, si improbables qu'elles aient pu paraître à première vue, sonnent après coup comme une évidence ; ainsi, que pouvaient bien avoir en commun Scott McCloud, l'auteur du fameux essai graphique sur L'Art invisible tout autant que du brillant künstlerroman Le Sculpteur, et Raina Telgemeier, l'autrice d'oeuvres jeunesses au ton juste telles que Fantômes ?
Réponse : la volonté de proposer "un livre comme L'Art invisible, qui est 'une BD sur la BD', à destination d'un public un peu plus jeune" – autrement dit un roman graphique (lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio) qui soit tout à la fois l'histoire d'artistes en herbe (un künstlerroman jeunesse donc, à la Bakuman mettons) et une mine d'idées utiles pour tout aspirant.e bédéaste (ou "bédémaniaque", pour reprendre la traduction, hardie mais inspirée, que Fanny Soubiran fait du terme "cartoonist").
L'enjeu d'un tel projet est bien sûr de parvenir à l'équilibre entre les passages narratifs et les moments pédagogiques, ou mieux de nourrir les premiers des seconds ; à titre d'exemple, je mentionnerai la scène de fin du chapitre 6 (pages 168-169), où Howard se prépare à une discussion difficile avec son père, hostile par principe à la BD : il trouve soudain, face à son miroir, un usage inattendu des "trucs sur les expressions du visage et le langage corporel" (page 148) qui ont fait l'objet de tout le chapitre (dans la lignée de la physiognomie de Rodolphe Töpffer).
Cette idée qu'une évolution artistique va souvent de pair avec une évolution intime est encore plus évidente avec le personnage de Lynda, la dessinatrice "timide" (page 58) et perfectionniste ; découvrir que "l'autobiographie est un genre très courant en bande dessinée" (page 142, toujours dans le chapitre 6) va lui permettre de se confier à ses ami.e.s par le biais d'une – superbe – histoire en six planches (pages 227-232), et finalement être en mesure d'à son tour délivrer autrui de ses démons (la réplique finale de la bande dessinée, page 265).
Par ailleurs, il ne faudrait pas croire que les moments les plus pédagogiques manquent d'attrait, bien au contraire ; ainsi le chapitre 7, probablement le plus théorique après le chapitre 6, reprend quasiment telles quelles (voir les pages 188-189) les idées de L'Art invisible sur l'ellipse, l'effet-Koulechov (voir pages 186-187) et "l'imagination du lecteur" (page 182), mais avec une pléthore d'astuces graphiques hilarantes évoquant les jeux oubapiens d'Imbattable (mais aussi le Satoshi Kon d'Opus).
Au passage, Scott McCloud & Raina Telgemeier, non seulement nous incitent, via les propos du personnage – bien nommé – d'Art, à "continuer à voir tout ce qui est possible" (page 209), donc à ne jamais oublier la puissance de l'imagination ; mais ils livrent également, par la bouche d'Howard, ce qui est peut-être la clé de tout leur projet (page 205) :
"Et puis, la perfection, c'est pour les robots.
Et l'imperfection, c'est pour les gens !
Alors faisons de la BD pour les gens !"
De ce point de vue-là, il me semble significatif que le coeur du récit, après la fondation du club (dans les chapitres 1 à 3), et avant la préparation et la conduite du festival (dans les chapitres 8 et 9), soit principalement consacré, outre aux réflexions que je viens d'évoquer (chapitres 6 et 7), à deux activités pratico-pratiques, le jeu de "quanto-BD" (dans le chapitre 4) et surtout la réalisation de fanzines (dans le chapitre 5) ; voyez du reste la réaction de nos bédémaniacs quand ils découvrent cette dernière possibilité (page 90) :
"– En général, les fanzines sont imprimés, pliés et agrafés par les auteurs eux-mêmes !
D'ailleurs tu peux en fabriquer un juste avec une feuille de papier !
– QUOOOOOI ?"
Il y a là beaucoup plus selon moi que l'idée – classique mais juste – qu'il faut s'entraîner au cent mètres avant de s'exercer au marathon, ou écrire des nouvelles avant de se lancer dans un roman ; il me semble en effet précieux d'ainsi reconduire, comme le font Scott McCloud & Raina Telgemeier (mais aussi les Ours), l'esthétique du Do It Yourself (conçue primitivement pour s'affranchir des canaux de distribution institués) dans une époque où il est de bon ton de tout faire faire – mal – par des IA (dé) génératives, ces esclaves modernes.
J'en parlais à propos du dossier que Bifrost consacrait au multiversalisme : plus que son intérêt social ("vouloir être reconnue", un désir manifesté par Makayla page 137), c'est l'intérêt "personnel" de la pratique artistique qui est le plus important (voir aussi ce que je dis plus haut d'Howard et de Lynda, ou même d'Art) – autrement dit, suivant Henri Bergson, la façon dont on a réussi à se colleter avec la matière pour produire "du nouveau dans le monde" (page 123).
L'idée de Bergson selon laquelle il est facile d'avoir des idées d'oeuvres trouve en Makayla une incarnation presque parfaite : si elle a imaginé avec un luxe de détails sa "grande saga intergalactique" (page 98), elle n'en a pas encore dessiné la moindre planche – pas avant qu'on ne lui propose de réaliser "une histoire en six pages" (pages 104), à partir d'une simple feuille de papier pliée en huit.
A partir de là, tout s'enchaîne – jusqu'au festival final – et Makayla démontre ainsi qu'une proposition artistique, même imparfaite, vaudra toujours mieux qu'une oeuvre rêvée, mais jamais réalisée, précisément parce que la réalisation d'une BD est, tout autant que sa réception, riche d'enseignements sur lesquels bâtir la BD suivante – ou comme le disait Makayla page 65 (probablement dans la lignée de Food Wars!, vu la remarque faite par Art juste après) :
"Les erreurs, c'est cool... C'est comme ça qu'on apprend."
La Bande des bédémaniacs, un futur classique ? Il est sans doute trop tôt pour le dire, mais une chose est sûre : l'ouvrage de Scott McCloud & Raina Telgemeier est probablement le cadeau idéal pour un.e jeune bédéaste, voire pour un.e plus âgé.e (pour peu qu'il ou elle ne soit pas très à droite, auquel cas le personnage de Fatima lui garantit, au choix, l'étouffement ou la commotion).
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